Plaidoirie de Me Gustave Chaix d’Est-Ange

La bibliothèque libre.




Plaidoirie de Me Gustave Chaix d’Est-Ange
1857
PLAIDOIRIE DE Me GUSTAVE CHAIX D’EST-ANGE.

Charles Baudelaire n’est pas seulement le grand artiste et le poète profond et passionné au talent duquel l’honorable organe du ministère public a tenu lui-même à rendre un hommage public.

Il est plus : il est un honnête homme, et c’est pour cela qu’il est un artiste convaincu… Son œuvre, il l’a longuement méditée… elle est le fruit de plus de huit années de travail ; il l’a portée, il l’a mûrie dans son cerveau, avec amour, comme la femme porte dans ses entrailles l’enfant de sa tendresse…

Et maintenant, vous comprendrez la désolation véritable et la douleur profonde de ce créateur sincère et convaincu qui, lui aussi, aurait pu mettre en tête de son œuvre : « C’est icy un livre de bonne foy », et qui la voit méconnue et traduite à votre barre comme contraire à la morale publique et à la morale religieuse.

Est-ce que, sérieusement, ses intentions peuvent être douteuses ; est-ce que vous pouvez hésiter un instant sur le but qu’il a poursuivi et sur la fin qu’il s’est proposée ? Vous l’avez entendu lui-même il n’y a qu’un moment, dans les explications si loyales qu’il vous a données et vous avez été frappés sans doute et émus de ces protestations d’un honnête homme.

Il a voulu tout peindre, vous a dit le ministère public ; il a voulu tout mettre à nu ; il a fouillé la nature humaine dans ses replis les plus intimes, avec des tons vigoureux et saisissants, il l’a exagérée dans ses côtés hideux, en les grossissant outre mesure… — Prenez garde en parlant ainsi, dirai-je à M. le Substitut ; êtes-vous sûr, vous-même, de ne pas exagérer quelque peu le style et la manière de Baudelaire, de ne pas forcer la note et de ne pas pousser au noir ? Mais enfin, soit ; c’est là sa méthode et c’est là son procédé ; où est la faute, je vous prie, au point de vue même de l’accusation, où est la faute et surtout où peut être le délit, si c’est pour le flétrir qu’il exagère le mal, s’il peint le vice avec des tons vigoureux et saisissants, parce qu’il veut vous en inspirer une haine plus profonde, et si le pinceau du poète vous fait de tout ce qui est odieux une peinture horrible, précisément pour vous en donner l’horreur… ?

On vous a dit et avec raison, messieurs, que le juge n’est point un critique littéraire, qu’il n’a pas à prononcer sur les modes opposés de comprendre et de rendre l’art, qu’il n’a pas à décider entre les écoles de style ; c’est pour cela que, dans les affaires de cette nature, ce n’est pas la forme qu’il faut interroger, mais le fond ; et l’on risquerait fort de se tromper et de ne pas faire bonne et équitable justice, si l’on se laissait entraîner par quelques expressions, exagérées et violentes, parsemées çà et là, sans aller au fond des choses, sans rechercher les intentions sincères, sans se rendre un compte bien exact de l’esprit qui anime le livre.

A cet égard, vous avez, je vous l’ai dit, les déclarations et les protestations de l’homme, qu’il faut rapprocher de son honorabilité parfaite ; et puisqu’il s’agit de ses intentions, vous avez encore autre chose, c’est le livre lui-même.

Et d’abord, le poète vous prévient par son titre, qui est là, comme en vedette, pour annoncer la nature et le genre de l’œuvre ; c’est le mal qu’il va vous montrer, la flore des lieux malsains, les fruits des végétaux vénéneux, son titre vous le dit, — comme ce titre de l’Enfer, lorsqu’il s’agit de l’œuvre du Dante — mais il va vous montrer tout cela, pour le flétrir, pour vous en donner l’horreur, pour vous en inspirer la haine et le dégoût.

Après le titre, je lis l’épigraphe ; là est toute la pensée de l’auteur, là est tout l’esprit du livre, c’est un second titre pour ainsi dire, plus explicite que le premier et qui l’explique, le commente et le développe :

On dit qu’il faut couler les exécrables choses
Dans le puits de l’oubli et au sépulchre encloses,
Et que par les escrits le mal resuscité
Infectera les mœurs de la postérité ;
Mais le vice n’a point pour mère la science.
Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance.

(Th. Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, livre II.)

La pensée intime de l’auteur, vous la trouverez, encore plus nettement marquée, dès les premiers vers ; il les adresse au lecteur comme un avertissement, et voici ce qu’il lui dit :

La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux ;
Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.

C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas.
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

Transformez cela en prose, messieurs, supprimez la rime et la césure, recherchez ce qu’il y a au fond de ce langage puissant et imagé, quelles intentions s’y cachent ; et dites-moi si nous n’avons jamais entendu tomber ce même langage du haut de la chaire chrétienne, et des lèvres de quelque prédicateur ardent ; dites-moi si nous ne trouverions pas les mêmes pensées, et quelquefois peut-être les mêmes expressions dans les homéhes de quelque rude et sévère père de l’Eglise ?

Voilà donc son programme, si je puis me servir de ce mot ; c’est la guerre déclarée aux vices et aux bassesses de l’humanité, et comme une malédiction lancée à toutes les hontes qui

Occupent nos esprits et travaillent nos corps.

Il s’indigne parce que

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches

et c’est véritablement le langage élevé d’un moraliste qu’il tient, dans cette première page où il entre en communication avec le lecteur pour stigmatiser si rudement

La sottise, l’erreur, le péché, la lésine…

Voilà tout ce qu’il veut poursuivre, tout ce qu’il veut châtier dans des vers vengeurs et, certes, ce n’est pas pour de pareils sentiments que vous le condamneriez.

Serait-ce donc pour la méthode employée, pour le procédé auquel il a recours, pour ce que j’appellerai sa manière ? peindre le vice, mais le peindre sous des couleurs violentes, — je dirai, si vous le voulez, sous des couleurs exagérées, — pour mieux faire ressortir ce qu’il renferme d’odieux et de repoussant, voilà le procédé. Certes, il est vieux comme le monde, et sans doute Baudelaire n’a pas le mérite de l’invention ; il est de tous les temps et de toutes les littératures ; tous les grands écrivains, tous les poètes, tous les prosateurs, tous les moralistes l’ont employé, tous les orateurs profanes et tous les orateurs sacrés s’en sont servis ; ce procédé, ce n’est pas autre chose que l’ilote ivre montré en spectacle à la jeunesse Spartiate pour lui inspirer l’horreur de l’ivresse.

Au théâtre, que voyons-nous autre chose ? Est-ce que vous connaissez une seule pièce dans laquelle on ne vous montre pas l’homme malhonnête qu’on vous peint sous les couleurs les plus noires, dont on vous inspire la haine, le traître en un mot que la Providence ne manque pas de frapper à la fin ? il est vrai que pour mieux faire ressortir son indignité et augmenter l’aversion du spectateur, on ne manque guères de lui opposer l’honnête homme, l’homme vertueux qui triomphe ; c’est ce qu’on appelle le vice puni et la vertu récompensée : Qu’est donc ce procédé, messieurs, si ce n’est pas celui de Baudelaire ? et s’il est ainsi employé constamment et partout et par tous, c’est qu’on n’a pas encore trouvé un meilleur moyen de corriger les hommes…

Un écrivain qui s’y connaissait bien un peu, sans doute, et dont l’autorité vaut bien quelque chose, — Molière, — n’a-t-il pas écrit dans sa Préface de Tartufe :

Les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts.

J’ai parlé de Molière et du Tartufe : ai-je besoin de rappeler ici le sort qui attendait ce chef-d’œuvre à son apparition, la cabale des faux dévots, la lutte terrible qu’il fallut subir pour arriver à la représentation et la volonté même, la volonté la plus expresse du Grand Roi nécessaire pour que la pièce pût être donnée : « Monsieur le premier Président ne veut pas qu’on le joue », avait dit l’immortel auteur…

Aujourd’hui nous ne comprenons plus ces obstacles, nous nous étonnons de cette résistance ; nous savons bien

Qu’il est de faux dévots ainsi que de faux braves

et que, sous peine de prendre la fausse monnaie à l’égal de la bonne, il faut distinguer entre l’hypocrisie et la dévotion ; nous applaudissons tous aux traits sanglants dont le caractère odieux d’un Tartufe est flagellé en d’admirables vers…

Et c’est Molière encore qui ajoute dans sa préface : Peut-on craindre que des choses si généralement détestées fassent quelque impression dans les esprits, que je les rende dangereuses en les faisant monter sur le théâtre ; qu’elles reçoivent quelque autorité de la bouche d’un scélérat ? il n’y a nulle apparence à cela, et l’on doit approuver la comédie du Tartufe, ou condamner toutes les comédies…

Tout cela, messieurs, est-ce un lieu commun ? Est-ce de ma part quelque hors-d’œuvre inutile, puisque nous sommes tous aujourd’hui de l’avis de Molière ?

Mais alors, pourquoi poursuivez-vous Baudelaire ? c’est le même procédé qu’il emploie ; il vous montre le vice, mais il vous le montre odieux ; il vous le peint sous des couleurs repoussantes, parce qu’il le déteste et veut le rendre détestable, parce qu’il le hait et veut le rendre haïssable, parce qu’il le méprise et veut que vous le méprisiez. Et puisque nous examinons ici la question du procédé littéraire, voulez-vous me permettre de vous citer quelques lignes de Balzac, écrites par lui dans une lettre, et d’autant plus intéressantes que cette lettre n’a pas été imprimée dans ses œuvres :

Moraliser son époque est le but que tout écrivain doit se proposer, sous peine de n’être qu’un amuseur de gens ; mais la critique a-t-elle des procédés nouveaux à indiquer aux écrivains qu’elle accuse d’immoralité ? Or, le procédé ancien a toujours consisté à montrer la plaie. Lovelace est la plaie dans l’œuvre colossale de Richardson. Voyez Dante : le Paradis est, comme poésie, comme art, comme suavité, comme exécution, bien supérieur à l’Enfer. Le Paradis ne se lit guères, c’est l’Enfer qui a saisi les imaginations à toutes les époques. Quelle leçon ! N’est-ce pas terrible ?… Que répondra la critique ? Enfin le doux et saint Fénelon n’a-t-il pas été contraint d’inventer les épisodes dangereux de Télémaque ? Otez-les ; Fénelon devient Berquin, plus le style ; qui relit Berquin ? II faut la candeur de nos douze ans pour le supporter.

Les grandes œuvres subsistent par leurs côtés passionnés. Or, la passion, c’est l’excès, c’est le mal. L’écrivain a noblement rempli sa tâche, lorsqu’en prenant cet élément essentiel à toute œuvre littéraire, il l’accompagne d’une grande leçon. A mon sens une œuvre profondément immorale est celle où l’on attaquerait les bases de la Société par parti pris, où l’on justifierait le mal, où l’on saperait la propriété, la religion, la justice Supposez un homme de génie accomplissant le tour de force impossible d’un drame rempli d’honnêtes gens. Cette pièce n’aurait pas deux répiésentations…

Tout cela est vrai, messieurs : non, l’affirmation du mal n’en est pas la criminelle approbation ; les poètes satiriques, les dramaturges, les historiens n’ont jamais été accusés de tresser des couronnes, pour les forfaits qu’ils racontent, qu’ils produisent sur la scène ; Baudelaire, qui les a cueillies et recueillies, n’a pas dit que ces Fleurs DU Mal étaient belles, qu’elles sentaient bon, qu’il fallait en orner son front, en emplir ses mains, et que c’était là la sagesse ; au contraire, en les nommant, il les a flétries. II n’a rien dit en faveur des vices qu’il a moulés si énergiquement dans ses vers ; on ne l’accusera pas de les avoir rendus aimables ; ils y sont hideux, nus, tremblants, à moitié dévorés par eux-mêmes, comme on le conçoit dans l’Enfer ; et, pour m’appuyer ici sur l’autorité d’un critique éminent qui est un de nos grands écrivains, j’ajouterai avec M. Barbey d’Aurevilly :

Le poète, terrible et terrifié, a voulu nous faire respirer l’abomination de cette épouvantable corbeille qu’il porte sur sa tête hérissée d’horreur. C’est ià réellement un grand spectacle ! Depuis le coupable cousu dans un sac, qui déferlait sous les ponts humides et noirs du moyen âge, en criant qu’il fallait laisser passer une justice, on n’a rien vu de plus tragique que la tristesse de cette poésie coupable qui porte le faix de ses vices sur son front livide. Laissons-la donc passer aussi ! On peut la prendre pour une justice, la justice de Dieu ! Et sur les intentions du poète, et sur le procédé littéraire, voilà ce que j’avais à dire.

II me reste à rechercher maintenant s’il a dépassé les limites permises, et si, dans cette œuvre impétueuse et puissante, la morale religieuse et la morale publique sont outragées, comme le prétend le ministère public ; outragées, vous entendez. Messieurs, et vous savez toute la portée de ce mot ; la loi, comme on l’a dit, n’est pas une loi d’intolérance ; elle n’a pas eu pour objet d’armer contre tous les auteurs tous les mécontentements possibles d’un rigoureux casuiste, toutes les susceptibilités d’un esprit trop facile à effaroucher ; on n’a pas voulu frapper par des dispositions pénales tout ce qui pourrait faire murmurer une prude ou colorer les joues d’une Agnès.

Et d’abord j’en préviens les mcres de famille,
Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles
Dont on coupe le pain en tartines,

a dit l’auteur d’Albertus.

Le mot outrage a été substitué dans la loi au mot atteinte que portait le projet ; on a compris que le mot atteinte avait un sens trop étendu ; il ne suffit donc pas, pour justifier la poursuite, que vous rencontriez dans une œuvre incriminée des passages que réprouve la rigueur d’une sévérité ombrageuse et d’une pruderie trop facilement inquiétée ; ce qu’il faut, pour condamner, c’est le cynisme grossier, c’est une brutalité calculée et volontairement dangereuse ; en un mot, et pour rentrer dans la définition légale, il faudra que la licence ait été violemment exagérée et qu’elle ait pris le caractère d’un outrage.

Un autre point qu’il importe de ne pas oublier et sur lequel j’appelle votre attention, c’est que l’œuvre de Baudelaire n’est pas une réunion de pièces isolées, indépendantes les unes des autres, sans lien et sans suite et sans ordre entre elles ; à cet égard, permettez-moi de recourir encore à l’autorité littéraire de M.Barbey d’Aurevilly : Nous ne pouvons, dit —il, nous ne voulons rien citer du recueil de poésies en question, et voici pourquoi : une pièce n’aurait que sa valeur individuelle, et, il ne faut pas s y méprendre, dans le livre de M. Baudelaire, chaque poésie a, de plus que la réussite des détails ou de la fortune de la pensée, une valeur très importante d’ensemble et de situation, qu’il ne faut pas lui faire perdre, en la détachant… Les Fleurs du Mal ne sont pas à la suite les unes des autres comme tant de morceaux lyriques dispersés par l’inspiration, et ramassés dans un recueil sans autre raison que de les réunir. Elles sont moins des poésies qu’une œuvre poétique de la plus forte unité. Au point de vue de l’art et de la sensation esthétique, elles perdraient beaucoup à n’être pas lues dans l’ordre où le poète, qui sait bien ce qu’il fait, les a rangées. Mais elles perdraient bien davantage au point de vue de l’effet moral que nous avons signalé au commencement de cet article…

Eh bien, qu’a fait le ministère public ? de cet ensemble dans lequel tout se tient, il a détaché quelques morceaux, puis, dans chacun de ces morceaux, il a pris quelques lignes, quelques phrases, ou même quelques lambeaux de phrases, il les a rapprochés, réunis, groupés dans une habile et dangereuse énumération, de façon que vous n’apercevez que ce qui est mauvais, et cela avec une continuité qui vous frappe, qui vous saisit, qui vous révolte ; vous n’avez que le poison sans le remède, vous n’avez que des extraits acres, violents, concentrés, isolés de tout ce qui devait les atténuer et les adoucir… Est-ce juste, messieurs ? est-ce là un procédé acceptable, ou tout au moins qui soit de nature à vous donner le point de vue véritable et exact auquel l’œuvre de l’écrivain doit être considéré ?

Ainsi, et lorsqu’il s’agit de l’outrage à la morale religieuse, on vous signale trois pièces : Le Reniement de saint Pierre ; — Abel et Caïn ; — Le Vin de l’Assassin. — Et après qu’on a relevé dans chacune de ces pièces les passages les plus saillants, on se croit autorisé à dire devant vous qu’il n’est pas permis de prendre parti pour le reniement de saint Pierre contre Jésus, pour Caïn contre Abel, pour Satan contre les Saints ; et l’on serait tenté de croire, sur la parole du ministère public, que les sentiments du poète et l’esprit qui l’anime se traduisent par ces mots qu’on vous a cités :

Je m’en moque comme de Dieu,
Du Diable ou de la Sainte Table.

Mais ouvrez le livre ; vous verrez que ces trois pièces poursuivies, aussi bien que celles qui suivent, se trouvent placées sous une rubrique spéciale:Révolte. Vous verrez que le poète a pris soin de déclarer lui-même que les sentiments qu’il exprime ne sont pas les siens, et que les plaintes, les malédictions, les blasphèmes même que contiennent ces vers, il les répudie et les condamne ; on ne doit les considérer, dit-il dans les quelques lignes d’avertissement qui précèdent ces pièces, que comme un pastiche des raisonnements de l’ignorance et de la fureur ; fdèle à son douloureux programme, l’auteur des FLEURS DU MAL a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes et à toutes les corruptions…

Non, ce ne sont pas là les sentiments de Baudelaire; et certes, je ne puis mieux le prouver qu’en vous lisant l’hymne entraînant dans lequel, parlant cette fois son propre langage, ouvrant son âme à ses propres pensées, il s’abandonne en un cantique d’amour et de bénédiction :

Vers le ciel où son œil voit un trône splendide.
Le Poète serein lève ses bras pieux.
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l’aspect des peuples furieux.

— Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés,
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

Je sais que vous gardez une place au Poète
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,

Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Montés par votre main, ne pourraient pas suffire
A ce beau diadème éblouissant et clair ;

Car il ne sera fait que de pure lumière
Puisée au foyer saint des rayons primitifs.
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière.
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs !

Comprenez-vous maintenant, messieurs, le danger de juger une œuvre entière, une œuvre d’ensemble, sur quelques pièces isolées, sur quelques vers détachés, sur quelques expressions prises çà et là et habilement rapprochées ; quel est le poète et quelle est l’œuvre qui pourraient résister à un examen fait de cette sorte ? pour moi, je n’en connais pas, et vous me permettrez d’en prendre un exemple illustre: je ne pense pas que les Harmonies poétiques aient jamais été suspectes; je ne pense pas qu’on les ait jamais accusées de contenir un outrage à la morale religieuse… Et cependant, écoutez :

Lorsque du Créateur la parole féconde
Dans une heure fatale eut enfanté le monde
Des germes du chaos,
De son œuvre imparfaite il détourna sa face,
Et, d’un pied dédaigneux le lançant dans l’espace,
Rentra dans son repos.

Va, dit-il, je te livre à ta propre misère ;
Trop indigne à mes yeux d’amour ou de colère.
Tu n’es rien devant moi :
Roule au gré du hasard dans les déserts du vide.
Qu’à jamais loin de moi le destin soit ton guide.
Et le malheur ton roi.

Il dit : comme un vautour qui plonge sur sa proie.
Le malheur, à ces mots, pousse, en signe de joie,
Un long gémissement ;
Et pressant l’univers dans sa serre cruelle,
Embrasse pour jamais de sa rage éternelle
L’éternel aliment.


Le mal dès lors régna dans son immense empire ;
Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
Commença de souffrir ;
Et la terre, et le ciel, et l’âme, et la matière.
Tout gémit, et la voix de la nature entière
Ne fut qu’un long soupir.

Levez donc vos regards vers les célestes plaines,
Cherchez Dieu dans son œuvre ; invoquez dans vos peines
Ce grand consolateur.
Malheureux ! sa bonté de son œuvre est absente,
Vous cherchez votre appui ? l’univers vous présente
Votre persécuteur.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Créateur tout-puissant, principe de tout être !
Toi pour qui le possible existe avant de naître !
Roi de l’immensité,
Tu pouvais cependant, au gré de ton envie,
Puiser pour tes enfants le bonheur et la vie
Dans ton éternité !

Sans t’épuiser jamais, sur toute la nature
Tu pouvais à longs flots répandre sans mesure
Un bonheur absolu.
L’espace, le pouvoir, le temps, rien ne te coûte:
Ah ! ma raison frémit; tu le pouvais sans doute,
Tu ne l’as pas voulu.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Montez donc vers le ciel, montez, encens qu’il aime.
Soupirs, gémissements, larmes, sanglots, blasphème.
Plaisirs, concerts divins !
Cris du sang, voix des morts, plaintes inextinguibles,
Montez, allez frapper les voûtes insensibles
Du palais des destins !

Terre, élève ta voix:cieux, répondez; abîmes.
Noir séjour où la mort entasse ses victimes,
Ne formez qu’on soupir !
Qu’une plainte éternelle accuse la nature,
Et que la douleur donne à toute créature
Une voix pour gémir !

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


Hé quoi ! tant de tourments, de forfaits, de supplices,
N’ont-ils pas fait fumer d’assez de sacrifices
Tes lugubres autels ?
Ce soleil, vieux témoin des malheurs de la terre,
Ne fera-t-il pas naître un seul jour qui n’éclaire
L’angoisse des mortels ?

Héritiers des douleurs, victimes de la vie,
Non, non, n’espérez pas que sa rage assouvie
Endorme le malheur:
Jusqu’à ce que la mort, ouvrant son aile immense.
Engloutisse à jamais dans l’éternel silence
L’éternelle douleur !


Que cela est beau, messieurs, et quels admirables vers ! Je ne crois pas que la poésie puisse s’élever plus haut et planer avec plus de puissance en un vol plus majestueux ; mais demandez donc à la morale religieuse ce qu’elle pense de ce cri de révolte ? Ce n’est pas Désespoir qu’il fallait nommer cette pièce ; c’est Imprécation, c’est Blasphème, c’est Malédiction… Qui donc a jamais pensé cependant à juger du poète et de ses sentiments religieux sur les vers que je viens de lire ; qui donc a songé à l’accuser, qui donc aurait osé poursuivre Lamartine pour outrage à la morale religieuse… ?

Messieurs, je n’insisterai pas davantage sur ce point ; aussi bien le ministère public lui-même, sans abandonner l’accusation en ce qui touche la morale religieuse, ne paraît pas la réclamer avec insistance ; mais il n’en est pas de même quand il s’agit de la morale publique; il lui faut une condamnation, il veut bien qu’on la prononce légère, il vous convie à l’indulgence, mais il tient absolument à ce que nous soyons condamnés, parce qu’il faut, dit-il, un avertissement.

Eh bien, je vous demande s’il est juste, parce qu’un avertissement paraît nécessaire au ministère public, que cet avertissement tombe sur la tête de Baudelaire ? vous êtes seul juge, dites-vous, de l’opportunité de la poursuite:Il y aurait bien des choses à répondre à une pareille théorie, et l’opportunité en matière de poursuites correctionnelles me paraît tout au moins une thèse peu juridique ; mais en tout cas, et si vous êtes, vous, ministère public, juge de l’opportunité, encore une fois, pourquoi choisissez-vous Baudelaire; pourquoi sont-ce les Fleurs du Mal que vous voulez frapper, alors qu’assurément et le poète et ses filles n’ont mérité

Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

Certes, je ne demande de poursuite contre personne, et l’on ne peut supposer que ce soit là ma pensée ; l’interpréter ainsi se serait la dénaturer ; ce que je veux dire c’est qu’il ne peut y avoir deux poids et deux mesures, la morale publique est une, et quand elle n’est pas outragée par tant d’œuvres qui remplissent nos bibliothèques, qui s’impriment et se réimpriment sans cesse et sous vos yeux, par tant d’autres qui naissent chaque jour, soit en vers, soit en prose, comment la morale publique serait-elle outragée par les quelques morceaux que le ministère public vous demande de condamner dans l’œuvre de Baudelaire ?

Ces pièces, vous les connaissez, et je ne puis les relire ici ; laissez-moi dire en passant que, dans le nombre, il y en a d’admirables, Lesbos et Les Femmes damnées qu’au point de vue poétique il est impossible de ne pas louer sans réserve.

Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
Lesbos, où les baisers languissants et jojeux,
Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques.
Font l’ornement des nuits et des jours glorieux,
— Mère des jeux latins et des voluptés grecques…

Quant aux Femmes damnées… que M. le Substitut a appelées les deux tribades !  !  ! ce qui est vif comme langage… et certes nous n’aurions jamais osé nous permettre de pareils mots devant le tribunal, quant aux Femmes damnées, car je demande la permission de préférer l’expression de mon client à celle du ministère public, — écoutez ces strophes :

A la pâle clarté des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout imprégnés d’odeur,
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.

Elle cherchait, d’un œil troublé par la tempête,
De sa naïveté le ciel déjà lointain,
Ainsi qu’un voyageur qui retourne la tête
Vers les horizons bleus dépassés le matin.

De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L’air brisé, la stupeur, la morne volupté,
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beauté.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Puis fidèle au rôle qu’il s’est tracé, le poète, après avoir montré le vice, le flagelle en des vers vengeurs, et quels vers ! Ecoutez, messieurs :

— Descendez, descendez, lamentables victimes.
Descendez le chemin de l’enfer éternel ;
Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes,
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,

Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage ;
Ombres folles, courez au but de vos désirs ;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage.
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
A travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous !

Je n’ai pas résisté au désir de vous citer ces beaux vers, mais vous, messieurs, dans la chambre du conseil, vous relirez toutes les pièces poursuivies et vous vous demanderez si c’est bien là ce qui constitue le délit d’outrage à la morale publique ; vous vous le demanderez, en comparant l’œuvre de Baudelaire et les quelques vers que peuvent contenir quelques pièces, en les comparant, dis-je, à ce que vous lisez tous les jours dans notre littérature moderne, et je parle ici des auteurs les plus illustres, les plus aimés, les plus populaires, à ceux que personne n’a jamais pensé à incriminer au point de vue de l’outrage à la morale publique ; et pourtant jamais Baudelaire n’est allé si loin qu’eux…

Vous trouverez dans mon dossier toute une série, et je vous assure qu’elle est nombreuse, de pièces détachées que j’ai recueillies dans notre littérature moderne, cela fait une assez jolie collection. Vous me permettrez bien de vous en lire ici quelques pièces. Voici par exemple les œuvres de ce poète charmant qui s’appelle Alfred de Musset. Est-ce qu’il n’a pas commis la Ballade à la lune ;

Peut-être quand déchante
Quelque pauvre mari.
Méchante,
De loin tu lui souris.

Dans sa douleur amère,
Quand au gendre béni
La mère
Livre la clef du nid,

Le pied dans sa pantoufle
Voilà l’époux tout prêt
Qui souffle
Le bougeoir indiscret.

Au pudique hyménée
La Vierge qui se croit
Menée,
Grelotte en son lit froid.

Mais Monsieur tout en flamme,
Commence à rudoyer
Madame
Qui commence à crier.

Ouf ! dit-il, je travaille,
Ma bonne, et ne fais rien
Qui vaille ;
Tu ne te tiens pas bien…

Je vous le demande, messieurs, ya-t-il, dans tous les vers de Baudelaire, quelque chose qui approche de ces simples mots, et de cette image :

Tu ne te tiens pas bien !…

Vous nous reprochez la pièce qui s’appelle Les Bijoux ; pourquoi, je vous prie ? Est-ce donc parce que :

La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores…

Sur cette nudité qui vous choque et que vous voulez élever à la hauteur d’un outrage à la morale publique… — comme si l’on pouvait supprimer le nu dans l’art et l’interdire à, la poésie plus qu’à la peinture ou à la statuaire — c’est encore avec Musset que je vais vous répondre :

Le sofa sur lequel Hassan était couché
Etait dans son espèce une admirable chose.

Il était de peau d’ours, — mais d’un ours bien léché,
Moelleux comme une chatte, et frais comme une rose ;
Hassan avait d’ailleurs une très noble pose,
II était nu comme Eve à son premier péché.

Quoi ! tout nu ! dira-t-on, — n’avait-il pas de honte ?
Nu ! dès le second mot ! — Que sera-ce à la fin ?
Monsieur, excusez-moi ; — je commence ce conte
Juste quand mon héros vient de sortir du bain.
Je demande pour lui l’indulgence, et j’y compte.
Hassan était donc nu ; — mais nu comme la main,

Nu comme un plat d’argent, nu comme un mur d’église.
Nu comme le discours d’un académicien.
Ma lectrice rougit, et je la scandalise.
Mais comment se fait-il, madame, que l’on dise
Que vous avez la jambe et la poitrine bien ?
Comment le dirait-on, si l’on n’en savait rien ?

Madame alléguera qu’elle monte en berline,
Qu’elle a passé les ponts lorsqu’il faisait du vent ;
Que, lorsqu’on voit le pied, la jambe se devine ;
Et tout le monde sait qu’elle a le pied charmant.
Mais moi, qui ne suis pas du monde, j’imagine
Qu’elle aura trop aimé quelqu’indiscret amant.

Et quel crime est-ce donc de se mettre à son aise,
Quand on est tendrement aimée, — et qu’il fait chaud ?
On est si bien tout nu, dans une large chaise !
Croyez-m’en, belle dame, et ne vous en déplaise.
Si vous m’apparteniez, vous y seriez bientôt.
Vous en crîriez sans doute un peu, — mais pas bien haut !

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Tout est nu sur la terre, hormis l’hypocrisie ;
Tout est nu dans les cieux, tout est nu dans la vie,
Les tombeaux, les enfants et les divinités.
Tous les cœurs vraiment beaux laissent voir leurs beautés.
Ainsi donc le héros de cette comédie.
Restera nu, madame, — et vous y consentez.

Que de beaux vers de Musset je pourrais vous citer surtout dans Rolla, ou dans Portia… et qu’il faudrait supprimer, si c’était là de l’outrage à la moralité publique…

Mais que dire aussi du poète populaire, de Béranger, dont Perrotin a publié il y a peu de temps une nouvelle et si magnifique édition ? faudra-t-il aussi expurger Béranger, faudra-t-il retrancher tant de pièces charmantes ? faudra-t-il supprimer et Les Deux Sœurs de charité, et La Cantharide, et Jeannette, et La Grand’mère, et Le Chapeau de la Mariée ? Non, n’est-il pas vrai ? et personne ne le voudrait. Et pourtant, la grand’mère, vous savez bien ce qu’elle dit le soir de sa fête, de vin pur ayant bu deux doigts :

Combien je regrette
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite
Et le temps perdu !

Quoi, maman, vous n’étiez pas sage ?
— Non vraiment ; et de mes appas
Seule, à quinze ans, j’appris l’usage,
Car, la nuit, je ne dormais pas.

Maman, vous aviez le cœur tendre ?
— Oui, si tendre qu’à dix-sept ans
Lindor ne se fit pas attendre
Et qu’il n’attendit pas longtemps.

Maman, Lindor savait donc plaire ?
— Oui, seul il me plut quatre mois.
Mais bientôt j’estimai Valère
Et fis deux heureux à la fois.

Quoi, maman, deux amants ensemble ?
— Oui, mais chacun d’eux me trompa ;
Plus fine alors qu’il ne vous semble.
J’épousai votre grand-papa.

Maman, que lui dit la famille ?
— Rien, mais un mari plus sensé
Eût pu connaître à la coquille
Que l’œuf était déjà cassé.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Bien tard, maman, vous fûtes veuve ?
— Oui, mais grâce à ma gaieté,
Si l’église n’était pas neuve
Le saint n’en fut pas moins fêté.

Comme vous, maman, faut-il faire ?
— Eh ! mes petits-enfants, pourquoi.
Quand j’ai fait comme ma grand’mère,
Ne feriez-vous pas comme moi ?

Si c’est là ce que la grand’mère appelle du temps perdu, je me demande ce que serait du temps bien employé:elle ne parle pas de remords… soit; mais il me semble qu’il ne devrait pas être question de regrets…

Et cette autre amoureuse de Béranger, Jeannette, elle me paraît n’avoir jamais pensé, celle-là, ni à des remords ni à des regrets :

Fi des coquettes maniérées.
Fi des bégueules du grand ton ;
Je préfère à ces mijaurées
Ma Jeannette, ma Jeanneton.

Jeune, gentille et bien faite,
Elle est fraîche et rondelette.
Son œil noir est pétillant.
Prudes, vous dites sans cesse
Qu’elle a le sein trop saillant:
C’est pour ma main qui le presse
Un défaut bien attrayant.

La nuit, tout me favorise.
Point de voile qui me nuise,
Point d’inutiles soupirs ;
Des deux mains et de la bouche
Elle attise les désirs,
Et rompit vingt fois sa couche
Dans l’ardeur de nos plaisirs…

Voilà ce qu’a écrit Béranger, et bien d’autres choses encore, n’est-il pas vrai ? Voilà ce qui se réimprime sans cesse, et vous n’avez jamais songé à poursuivre, et vous ne pourriez le faire sans courir à un échec certain.

Et Gautier, cet admirable ciseleur de style et ce peintre merveilleux ! … laissez-moi vous en parler; laissez-moi vous parler de ce chefd’œuvre de style qui s’appelle Mademoiselle de Maupin : c’est peut-être le roman le plus osé, si cela peut s’appeler un roman, qui ait été publié depuis longtemps… à quelle page l’ouvrirai-je ? je n’ai que l’embarras du choix…

(La scène représente le lit de Rosette ; un rayon de soleil plonge à travers les rideaux : il est dix heures… la chemise de Rosette a un tour de gorge de malines toute déchirée ; la nuit a été orageuse ; ses cheveux s’échappent confusément de son petit bonnet ; elle est aussi jolie que peut l’être une femme que l’on n’aime point et avec qui l’on est couché.)

Une querelle s’engage entre les deux amants, et voici comment le dialogue se termine :

Rosette. — Laissez-moi !

Moi. — Pardieu non !

Rosette (se débattant). — Oh ! vous me lâcherez !

Moi. — J’ose, madame, vous assurer le contraire.

Rosette (voyant qu’elle n’est pas la plus forte). — Eh bien, je reste, vous me serrez le bras d’une force !… Que voulez-vous de moi ?

Moi. — Je pense que vous le savez. — Je ne me permettrais pas de dire ce que je me permets de faire ; je respecte trop la décence.

Rosette (déjà dans l’impossibilité de se défendre). — A condition que tu m’aimeras beaucoup… je me rends.

Moi. — II est un peu tard pour capituler, lorsque l’ennemi est déjà dans sa place.

Rosette (me jetant les bras autour du cou, à moitié pâmée). — Sans condition… je m’en remets à ta générosité…

Je passe à la conclusion du roman : Mademoiselle de Maupin a épuisé, comme elle le dit, toutes ses cruautés ; elle vient elle-même trouver d’Albert et se remettre entre ses mains ;

C’était bien Rosaiinde, si belle et si radieuse qu’elle éclairait toute la chambre, avec ses cordons de perles dans les cheveux, sa robe prismatique, ses grands sabots de dentelles, ses souliers à talons rouges, son bel éventail de plumes de paon, telle enfin qu’elle était le jour de la représentation. Seulement, différence importante et décisive, elle n’avait ni gorgerEtte, ni guimpe, ni fraise, ni quoi que ce soit qui dérobât aux yeux ces deux charmants frères ennemis, — qui, hélas ! ne tendent trop souvent qu’à se réconcilier.

Une gorge entièrement nue, blanche, transparente comme un marbre antique, de la coupe la plus pure et la plus exquise, saillait hardiment hors d’un corsage très échancré et semblait porter des défis aux baisers

— Pourquoi, ma chère souveraine, avez-vous l’air chaste et sérieux d’une Diane antique, là où il faudrait plutôt les lèvres souriantes de Vénus sortant de la mer ?

— oyez-vous, d’Albert, c’est que je ressemble plus à Diane chasseresse qu’à toute autre chose. — J’ai pris fort jeune cet habit d’homme… En un mot, quoique ce soit une chose incroyable et ridicule, je suis vierge — vierge comme la neige de l’Himalaya, comme la lune avant qu’elle n’eût couché avec Endymion, comme Marie avant d’avoir fait connaissance avec le pigeon divin ; et je suis grave ainsi que toute personne qui va faire une chose sur laquelle on ne peut revenir. — C’est une métamorphose, une transformation que je vais subir…

D’Albert, singulièrement ému, lui prit les mains et en baisa tous les doigts, les uns après les autres, puis rompit fort délicatement le lacet de la robe, en sorte que le corsage s’ouvrit et que les deux blancs trésors apparurent dans toute leur splendeur. Sur cette gorge étinceiante et claire comme l’argent s’épanouissaient les deux belles roses du paradis. Il en serra légèrement les pointes vermeilles dans sa bouche et en parcourut ainsi tout le contour ; Rosalinde se laissait faire avec une complaisance inépuisable… L’étreignant dans ses bras, il couvrait de baisers ses épaules et sa poitrine nues. Les cheveux de l’infante à demi pâmée se dénouèrent, et sa robe tomba sur ses pieds comme par enchantement. Elle demeura tout debout comme une blanche apparition avec une simple chemise de la toile la plus transparente… La chemise douée d’un heureux esprit d’imitation ne resta pas en arrière de la robe, elle glissa d’abord des épaules sans qu’on songeât à la retenir ; puis, profitant d’un moment où les bras étaient perpendiculaires, elle en sortit avec beaucoup d’adresse et roula jusqu’aux hanches dont le contour ondoyant l’arrêta à demi. — Rosalinde s’aperçut alors de la perfidie de son dernier vêtement, et leva un peu le genou pour l’empêcher de tomber tout à fait.

— Ainsi posée, elle ressemblait parfaitement à ces statues de marbre des déesses, dont la draperie intelligente, fâchée de recouvrir tant de charmes, enveloppe à regret les belles cuisses, et, par une heureuse trahison, s’arrête précisément au-dessous de l’endroit qu’elle est destinée à cacher. — Mais, comme la chemise n’était pas de marbre et que ses plis ne la soutenaient pas, elle continua sa triomphale descente, et se coucha en rond autour des pieds de sa maîtresse, comme un grand lévrier blanc…

Vous m’en voudriez peut-être de continuer, messieurs… ; bien que la justice puisse et doive tout entendre et que sa dignité n’en puisse être atteinte, j’avoue que je trouverais téméraire de lire dans cette enceinte la scène qui suit… D’Albert aurait voulu que cette nuit durât quarante-huit heures, comme celle où fut conçu Hercule ; et cependant il est vaincu par la fatigue, et le sommeil lui touche les yeux du bout de l’aile au moment où l’aube commence, dit le poète, à jeter ses rayons blanchâtres à travers les rideaux… cependant que fait la Rosalinde ? Elle ne dort pas : lassata, peut-être… satiata, sa curiosité ne l’est pas : elle se lève sans bruit, se rajuste à la hâte, se retire doucement et : « au lieu de retourner dans sa chambre… ».

— Si je vous disais qu’il était bien temps, quelqu’un me répondrait peut-être comme dans la pièce : « non, il n’était plus temps… ». Donc :

Au lieu de retourner dans sa chambre, elle entra cHez Rosette ; — ce qu’elle y dit, ce qu’elle y fit, je n’ai jamais pu le savoir : seulement une femme de chambre de Rosette m’apprit cette circonstance singulière : bien que sa maîtresse n’eût pas couché cette nuit-là avec son amant, le lit était rompu et défait, et portait l’empreinte de deux corps. — De plus elle me montra des perles exactement semblables à celles de la Rosalinde. Elle les avait trouvées dans le lit en le faisant : je laisse cette remarque à la sagacité du lecteur…

Quoi ! et après tout ce que je viens de vous lire, vous condamneriez Baudelaire ? Vous le condamneriez après tant d’autres citations que je pourrais faire et dont vous trouverez dans mon dossier une collection bien incomplète encore, mais fidèlement transcrite ? vous y trouverez du Rabelais, du Brantôme qui « a cogneu tant d’bonnestes dames… » ; mais j’aurais pu puiser partout ! La Fontaine et ses contes, Molière, Voltaire et ses contes en prose, et Rousseau dont les confessions renferment des passages immondes, et Beaumarchais, « auquel de toutes les choses sérieuses le mariage a toujours paru la plus bouffonne ». Mais si j’osais, si la prosopopée pouvait ici trouver sa place, j’évoquerais et j’invoquerais Montesquieu : « Oh ! Montesquieu, que dirait ta grande âme, si pour ton malheur rappelé à la vie, tu voyais poursuivre pour outrage à la morale publique Baudelaire et les Fleurs Du Mal, toi qui as écrit le Temple de Gnide et les Lettres persanes… ? » Que dirait Lamartine qui a fait La Chute d’un Ange, et Balzac avec sa Fille aux yeux d’or, et George Sand avec Lélia… ?

Je m’arrête, messieurs, et je ne veux pas abuser plus longtemps de vos moments.

Je vous ai dit ce qu’était Baudelaire, et quelles avaient été ses intentions ; je vous ai montré sa méthode, et son procédé littéraire, je viens de vous faire voir longuement qu’il n’y a rien dans son œuvre qui soit aussi osé dans le fond et dans la forme, dans l’expression et dans la pensée, que tout ce que notre littérature imprime et réimprime tous les jours ; j’ai confiance que vous ne voudrez pas frapper ce galant homme et ce grand artiste et que vous le renverrez purement et simplement des fins de la poursuite. Page:Baudelaire - Les Fleurs du mal, Conard, 1922.djvu/411 Page:Baudelaire - Les Fleurs du mal, Conard, 1922.djvu/412 Page:Baudelaire - Les Fleurs du mal, Conard, 1922.djvu/413 Page:Baudelaire - Les Fleurs du mal, Conard, 1922.djvu/414 Page:Baudelaire - Les Fleurs du mal, Conard, 1922.djvu/415 Page:Baudelaire - Les Fleurs du mal, Conard, 1922.djvu/416 Page:Baudelaire - Les Fleurs du mal, Conard, 1922.djvu/417 Page:Baudelaire - Les Fleurs du mal, Conard, 1922.djvu/418 Page:Baudelaire - Les Fleurs du mal, Conard, 1922.djvu/419