Plan d’une bibliothèque universelle/II/II

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CHAPITRE II.

NÉANT DES LIVRES DE CONTROVERSE. — LES PETITES LETTRES.

Nous dirons peu de choses des hérésies et des controverses qui entachèrent les siècles héroïques du christianisme ; elles ont fait naître des livres véhéments, passionnés, aucun chef-d’œuvre. Des opinions qui bouleversèrent l’Orient et l’Occident, des passions qui séduisirent et entraînèrent des peuples, n’inspirent plus aujourd’hui que l’indifférence et le mépris. Les noms même des grands sectaires, les Manès, les Eutychès, les Basilidès, les Sergius, les Arius, les Donat, les Carpocrate, ces noms puissants qui remuaient le monde, qui dévastaient l’Église, qui représentaient une doctrine, ne nous apportent plus aucune idée, et veulent être expliqués pour être compris !

Les seules réformes intelligibles pour nous sont celles du quinzième et du seizième siècle. Celles-là ont fait révolution parmi les peuples, mais sans remuer leur âme par les inspirations du génie ; elles ont créé vingt sectes religieuses et n’ont pas donné un livre religieux au genre humain. Ce n’est pas que Jean Huss, Luther, Calvin, Zuingle aient épargné l’encre et le papier ; ils écrivaient, ils imprimaient, ils prêchaient ; mais rien ne leur a survécu ; pas même leur doctrine, aujourd’hui détruite par leur doctrine. Les deux volumes in-folio de Jean Huss, les neuf volumes in-folio de Calvin, les quatre cents ouvrages de Luther n’ont plus de lecteurs hors de leur communion ; ceux-là ont pu remuer les passions d’un siècle, et dans ce siècle appeler à eux quelques masses populaires ; ils n’ont pas eu le don de parler à l’humanité !

Restent les controverses brûlantes et les dissertations théologiques et mystiques des temps modernes ; plus elles ont été fécondes et plus elles paraissent stériles. Qui pourrait lire aujourd’hui les Allumettes du feu divin, de Pierre Doré ; le Décrotoire de vanité, de Langesteine ; le Chancre ou couvre-sein féminin, de Polman ; les Entre-mangeries et Guerres ministrales, du fougueux cordelier Feuardent, homme digne de son nom, disent les écrivains de la réforme, et qui s’était incarné toutes les fureurs de la Ligue. Le temps a effacé tout cela ; il a effacé cette multitude d’ouvrages mystiques sur les anges, les démons, la grâce, l’oraison et la pénitence : l’Oreiller spirituel, le Bourdon des âmes dévotes, le Discours contre les femmes débraillées, le Fouet du pécheur, le Fouet des menteurs, le Fouet des jureurs, le Fouet des paillards, et tous les fouets théologiques et scolastiques qui régnaient sur nos pères, alors que le fouet dans les mains du bourreau, des pédants et des moines, était devenu un instrument universel de civilisation, d’éducation et de salut !

Les controverses du siècle de Louis XIV, c’est-à-dire du siècle des grandes pensées et des grands écrivains, n’ont été ni moins violentes, ni moins abondantes que les controverses des siècles précédents. La bibliothèque de Sainte-Geneviève possède douze mille ouvrages sur la bulle Unigenitus, et les catalogues en citent un nombre presque aussi formidable sur les disputes du jansénisme ! Qu’est-il resté de tout cela ? rien. Qu’est-il resté des querelles du quiétisme, où se rencontrèrent les deux puissants athlètes de l’Église moderne, Bossuet et Fénelon ? rien. Qu’est-il resté de la volumineuse polémique de Port-Royal et des jésuites, où un simple docteur de Sorbonne, Antoine Arnault, reçut le titre de grand, comme Corneille, comme Condé, titre que le temps n’a pas détruit ? rien, rien ! Je me trompe ! de ces milliers d’in-quarto et d’in-folio qui ont pesé sur l’Europe, de ces guerres doctorales qui furent éclairées par le feu des bûchers et soutenues par le fer des soldats ; de ces pamphlets, de ces thèses, de ces propositions, des dissertations qui exercèrent si longtemps une puissance royale sur les peuples, le temps a détaché un petit volume, chef-d’œuvre de grâce et d’ironie, chef-d’œuvre de raison et d’éloquence, un livre qui a fixé la langue et qui durera autant qu’elle : les Lettres provinciales ; voilà tout ce qui reste des querelles religieuses qui ont bouleversé le monde pendant trois siècles ; la justice du temps n’en a tiré que deux cents pages !

Mais à côté des œuvres de la théologie, il y a les œuvres de la religion ; celles-là constituent le beau, le bon, l’utile, le sublime ; elles ont brisé les chaînes des peuples, et c’est par elles que nous arrivons à la liberté.

L’Évangile est la source sacrée de tout le bien qui est aujourd’hui sur la terre. Les autres religions nous appellent au bonheur, celle-ci nous appelle à la résignation, tous, heureux ou malheureux, car elle sait que les heureux ont aussi leurs souffrances. Grande et admirable doctrine, fondée sur notre double nature, elle ne nous promet rien ici-bas que la persécution et la douleur ; toutes ses récompenses sont dans le ciel, et c’est en y attirant nos regards par la foi et l’espérance qu’elle a dématérialisé le monde !

Telles sont les vérités que le temps a consacrées dans les œuvres de Gersen, de saint François de Sales, de Fénelon, de Massillon, de Bossuet, de Bourdaloue, de Nicole, de Fleury, de Malebranche, d’Abbadie, et de cette multitude de beaux génies leurs émules ou leurs disciples, continuateurs sublimes des pères de l’Église grecque et latine, et voués comme eux au culte de la vérité. Avec quel soin religieux nous avons recueilli ces œuvres saintes, illustrées par le temps, consacrées par notre reconnaissance, et qui, après avoir été la gloire de l’Europe, sont devenues la consolation du genre humain !