Plan d’une bibliothèque universelle/V/XI

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XI.

DE QUELQUES LIVRES CURIEUX D’HISTOIRE NATURELLE.
SWAMMERDAM, RÉAUMUR, DE GEER, TREMBLEY, BONNET.

Nous voici arrivés aux limites de l’histoire naturelle. L’astronomie nous a fait pénétrer l’abîme des infiniment grands, l’histoire des insectes va nous faire pénétrer l’abîme des infiniment petits. Nous y trouverons autant de mondes perdus dans la poussière que nous avons trouvé de soleils perdus dans les espaces célestes, mais sans nous étonner de cet infini : une goutte d’eau avec ses millions d’habitants, une nébuleuse avec ses millions de soleils, pèsent également dans la main de Dieu !

Les anciens ont peu étudié cette partie de l’histoire naturelle. Aristote, dans son grand ouvrage si éloquemment loué par Buffon, parle d’une vingtaine d’insectes, tels que la fourmi, l’abeille, la sauterelle, l’araignée, le moucheron, la chenille et une espèce de ver à soie, mais il en parle sans les connaître, sans les avoir jamais observés ; il ne dit rien de leurs mœurs, rien de leur industrie, rien de leurs amours, et ne soupçonne pas même les merveilles de ces petits mondes qui lui furent fermés.

Pline a consacré aux insectes un livre entier de son histoire de la nature, où presque toujours il copie Aristote. Il parle d’une espèce de fourmis plus grosses qu’un loup, et dont aux Indes on se sert pour arracher l’or de la mine ; de mouches qui vivent dans les flammes, où elles se jouent comme le poisson dans l’eau ; de papillons qui naissent de la rosée du matin, et d’une espèce de chenille qui s’engendre des gouttes de pluie[1]. Tel est le merveilleux de Pline. Ce n’était pas la peine de corriger Aristote qui fait naître la même chenille des fibres mêmes de la feuille qui doit lui servir de nourriture[2].

Il a fallu quatre mille ans avant que ces petits animaux qui nous disputent le globe aient excité la curiosité des naturalistes. Les poètes chantaient les amours du papillon et de la rose, ils célébraient les fourmis et les abeilles à une époque où les savants n’avaient pas encore daigné leur jeter un regard. Ces derniers les croyaient produits par la corruption, et n’imaginaient pas qu’ils pussent jouer dans le grand ensemble de l’univers d’autre rôle que celui de naître et de mourir. Réaumur fut le Christophe Colomb de ces petits peuples. Il découvrit les mystères de leurs amours et les lois curieuses de leur instinct et de leur politique, ces royautés d’un brin d’herbe, ces républiques d’une motte de terre. Comme un voyageur égaré sur des rives lointaines, il entra dans des cités inconnues, où l’on exerçait tous les arts et toutes les industries ; il y vit des fileuses, des tisserands, des maçons, des charpentiers, des architectes, des physiciens savants dans les lois de l’équilibre, des ingénieurs habiles à se servir des formes de la plus profonde géométrie. Enfin il crut reconnaître dans ces atomes animés des passions et des ambitions aussi terribles que les nôtres, et souvent il assista à ces scènes éternelles de guerre et d’amour qui ont pour théâtre un fétu ou un grain de sable, et qui sont l’harmonie et le salut du monde !

Il avait compris l’ordre providentiel établi entre les ruses, les industries, les combats de ces petits êtres si bien armés pour la guerre, si bien organisés pour le plaisir. Il avait vu qu’une seule mouche échappée à cette loi générale qui balance la production par la destruction suffirait pour envahir la nature, pour anéantir le genre humain !

Ces mondes nouveaux occupèrent l’Europe ; tous les regards des naturalistes se tournèrent de ce côté. On s’étonnait de retrouver l’immensité dans l’invisible, l’infini dans la poussière. Réaumur eut de nombreux disciples dont les travaux tenaient de la féerie. Alors Spallanzani découvre le rotifère, qui ressuscite après plusieurs années de mort et les animaux infusoires qui vivent dans l’eau bouillante, et dont l’instinct se manifeste par tant de singularités que le professeur Crusius[3] et le docte Gleichen[4] n’ont pas balancé à leur accorder une âme presque raisonnable. À la même époque Bonnet commence sa carrière par des observations curieuses sur le puceron vierge et mère tout à la fois ; Lyonnet décrit les quatre mille quatre cent quarante-un muscles de la chenille du saule, et Trembley publie ses expériences sur les polypes d’eau douce qui, semblables à l’hydre de Lerne, renaissent et se multiplient sous le couteau qui les frappe. Dans cette école la plupart des naturalistes bornent leurs recherches à un seul insecte : Hook au bourdon, Schirach à l’abeille, Keler à la mouche commune, Pujet à l’œil du papillon, et comme si ce champ eût encore paru trop vaste à l’intelligence humaine, deux académies sont fondées en Allemagne dans l’unique but d’étudier les amours et les travaux d’une mouche.

Lorsque Réaumur publia ses découvertes, Buffon ne s’était fait connaître que par des traductions, et Linné n’avait encore rien écrit. Toutefois Réaumur n’était pas entré le premier dans la carrière entomologique ; Rhedi et Swammerdam avaient préparé sa route, comme Kepler et Galilée avaient préparé la route de Newton, sans rien dérober à sa gloire.

Rhedi et Swammerdam sont les premiers qui aient écrit sur les insectes après les avoir observés. La science commence avec eux, et l’on peut dire qu’elle commence par un chef-d’œuvre : la Bible de la Nature, de Swammerdam.

C’est donc à juste titre que nous avons rejeté de notre catalogue tous les ouvrages des naturalistes compilateurs qui ont précédé ce grand homme, et au nombre desquels il faut placer Gesner, Aldrovande et Jonston, savants plus avancés dans l’étude des livres que dans l’étude de la nature !

Tels ont été, non les maîtres, mais les devanciers de Réaumur. Parmi ses disciples, nous avons choisi de Geer, surnommé le Réaumur de la Suède, et Bonnet, le fondateur de l’école génevoise. Les œuvres de ce dernier sont pleines de charmes ; c’est une suite de tableaux qui étonnent l’imagination et absorbent l’intelligence. Le style de l’auteur est simple, clair, élégant ; il écrit comme il observe, se passionnant pour ses découvertes, et toujours plus vivement ému à mesure que le petit coin du voile qu’il soulève lui laisse entrevoir de plus merveilleux spectacles. Nous avons recueilli plusieurs de ses ouvrages, entre autres la Contemplation de la Nature ; c’est son chef-d’œuvre. Il y a fondu, au milieu de ses propres observations, toute la science physique et métaphysique du siècle. Son plan est le plus vaste qui se puisse concevoir ; il embrasse la création ; c’est la chaîne des êtres de Leibniz, dont les anneaux se déroulent de la terre au ciel, du caillou à la plante, de la plante à l’animal, de l’animal à l’homme. Rien de plus magnifique que ce plan, malheureusement fondé sur une erreur. Une chaîne matérielle ne saurait jamais atteindre l’infini ; le dernier anneau manquera toujours. Que la nature passe graduellement de la plante à l’animal par les tremelles et les zoophytes, rien d’impossible ; mais où sont les liens qui unissent le singe à l’homme, l’animal concentré dans ses besoins physiques à l’être intellectuel, qui ne vit pas seulement de pain, mais de vérité ? D’une part, je vois le vide du néant ; de l’autre, je vois une âme qui touche à Dieu, une âme qui se sent immortelle. Tous les soleils qui roulent dans l’espace ne suffiraient pas pour combler cet abîme. Mais si le plan de l’ouvrage est faux, sa conception est vaste et religieuse ; il représente la nature dans ses détails et dans son ensemble il rappelle le monde à son auteur, et après la vérité, qui surpasse tout, rien n’est peut-être plus magnifique que cette chaîne jetée dans l’espace, comme une echelle lumineuse qui, de création en création, de soleils en soleils, d’intelligence en intelligence, s’élève jusqu’à Dieu !

C’est donc par la contemplation de la nature que se termine le chapitre de notre catalogue consacré à l’histoire naturelle. Après Linné, Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, Réaumur, de Geer, Bonnet, Trembley et quelques-uns de leurs disciples, on ne trouve plus qu’une armée de nomenclateurs. Ceux-là peuvent être utiles et faciliter la science, mais ils ne feront jamais partie de la Bibliothèque universelle.


  1. Pline, Hist. nat., lib. XI.
  2. Aristote, Hist. des animaux.
  3. Christ. aug. Crusii anleitung über Naturliche, etc., pag. 2.
  4. Dissertations sur les animalcules par Gleichen, pag. 144.