Histoires gaies/Pleine lune
PLEINE LUNE
— Je vous dis que c’est du phosphore. Le phosphore seul est lumineux la nuit. Sacrédié, je sais cela, je suppose, puisque j’ai eu un oncle pharmacien. C’est même charmant, ce liquide qui ne s’éclaire que dans l’ombre ; un camarade se marie : vous vous glissez dans la chambre nuptiale et, avec cette encre d’un nouveau genre, vous écrivez sur la porte intérieure et de façon qu’il le puisse lire de son lit : « Tu seras cocu ! » Et ça se réalise toujours.
— On vous avait donc fait cette plaisanterie, mon ami ? demanda respectueusement la commandante.
— À moi comme aux autres, ma grosse chatte. Mais je ne m’en suis pas occupé, parce qu’il faut des exceptions aux règles, en apparence, les plus générales.
Pendant cet entretien d’une nature purement scientifique, notre vieil ami l’amiral Lekelpudubec haussait les épaules par petites saccades, comme un homme que le mépris déborde tellement qu’il craindrait d’en être inondé et noyé en le manifestant sans mesure. C’est que, depuis sa mise à la retraite, le loup de mer que nous avons connu se livre avec passion aux études chimiques. Son appartement tout entier s’est transformé en laboratoire où toutes les puanteurs de l’analyse se donnent rendrez-vous. Par un retour naturel sur son propre mérite, il n’est pas de corps qu’il ne se rappelle avoir personnellement découvert avant l’intrigant qui l’a divulgué. Tous les casseurs de cornues du monde entier se sont entendus pour lui chiper les résultats de ses travaux trop longtemps secrets. Cette disposition d’esprit un peu maladive l’a rendu plus vif encore de langage et vous ne serez pas surpris en l’entendant interrompre, comme il suit, la dissertation du malheureux Laripète, son martyr ordinaire :
— Mon odieuse bourrique, ton ignorance ferait péter le plus solide asinomètre ! Alors, tu crois sincèrement et tu tentes présomptueusement de faire croire aux autres que cette matière blanche dont on enduit aujourd’hui les briquets et les cadrans de montre pour les rendre lumineux dans l’obscurité, est du phosphore ! Bélître ! Pilier de caserne ! Singe mal dégénéré !
— Et qu’est-ce donc, je te prie ?
— Je vais te le dire tout à l’heure. Je vais te le dire pour t’instruire toi-même et te rendre moins pernicieux à l’éducation de tes contemporains, bien que cette découverte qui est mienne, comme beaucoup d’autres, se rattache à un des souvenirs les plus douloureux de ma vie. J’entends à un souvenir d’amour.
— Ça doit être rigolo, dit la commandante.
— Merci, madame, répondit Lekelpudubec en essuyant une grosse larme tombée dans ses favoris.
Et il commença.
— Je naviguais alors dans les mers de l’Amérique du Sud, dit-il, et je visitais fréquemment une peuplade de nègres dont les mœurs douces et la beauté plastique m’intéressaient au plus haut point. Hospitaliers envers les étrangers, à peine anthropophages, ces bonnes gens adoraient la Lune et étaient convaincus, en vertu des prédictions de leurs prophètes, qu’elle descendrait un jour, — ou plutôt une nuit, — sur la terre, sous une forme humaine, comme le Christ de notre légende biblique. Or les temps approchaient où ce miracle rédempteur devait avoir lieu, et les prêtres en profitaient pour décharger leurs ouailles d’un tas de richesses terrestres dont la vue de la céleste voyageuse serait certainement offusquée. Ils ne connaissaient ni l’or ni l’argent, dans le pays, ni les diamants, ni les opales, mais de magnifiques coquillages dont l’intérieur nacré s’emplissait, le soir, de phosphorescences azurées tout à fait caractéristiques. Mon chirurgien de bord qui était un prétentieux m’apprit qu’ils étaient fait de calcium presque pur. J’aimais déjà à cuisiner les corps simples. Le hasard m’ayant fait poser un morceau de soufre dans un de ces récipients naturels, je m’aperçus que sa puissance lumineuse doublait. Mon chirurgien qui ne se doutait de rien m’enseigna que le nouveau corps ainsi formé était du sulfure de calcium. J’avais découvert la précieuse matière dont l’industrie s’est emparée aujourd’hui, ce qui fera, sans doute, bien des fortunes, et que les imbéciles prennent pour du phosphore.
— Merci ! dit gracieusement Laripète.
— Il n’y a vraiment pas de quoi. J’en préparai immédiatement des solutions considérables que j’enfermai dans un flacon, me réservant de les analyser de plus près, afin de rédiger un mémoire à l’Académie des sciences. Ô flacon merveilleux ! Une simple couche de mon liquide sur n’importe quoi, mais bien exposé à la lumière solaire, et ce n’importe quoi, quand la nuit était venue devenait lui-même un foyer de clarté douce, mystérieuse et bleue comme celle de l’antique Phébé.
Et l’amiral demeura un instant pensif, pendant que la commandante, peu sensible aux austères beautés de la chimie, exécutait avec son nez rose, un petit ronflement harmonieux, comme l’écho d’une chasse lointaine.
— J’aimais alors, reprit l’amiral, et cela sur le ton qui réveilla immédiatement la commandante. J’aimais et mon cœur saigne encore à ce souvenir. Elle s’appelait Naïboula et son père Kamalotutu était un des plus grands chefs de la contrée. Cette haute situation sociale ne l’avait pas infecté de nos préjugés ridicules et ne l’avait pas empêché de conduire lui-même sa fille dans mon lit, ce qu’on n’obtiendrait pas de notre moindre baronnet. Il m’avait même exprimé, par une pantomime pleine de goût, qu’il serait infiniment flatté d’avoir un petit-fils de ma fabrication. Je lui promis d’y tâcher et je tins ma parole. Un plat de mûres, cette Naïboula, mais de mûres savoureuses. Elle était brune comme Toussaint Louverture ou Jean Louis, mais d’un brun infiniment plus agréable. Sous cette ombre naturelle elle avait les traits d’une régularité romaine et sa bouche d’un rouge ardent était comme une flamme d’incendie traversant cette nuit. La douceur de ses yeux révélait le velouté de ses pensées. Ses pieds et ses mains, très petits, étaient d’un dessin vigoureusement délicat. Ajouterai-je que ses hanches avaient un rythme d’amphore et que son ventre, pareil à un lac de jais, était d’un contour le plus ferme du monde ? Amoureuse avec cela, amoureuse comme une chatte. Plus adorable cent fois qu’aucune blanche et rappelant ce vers virgilien, dans l’églogue d’Alexis :
— Comme vous vous rappelez votre grec ! s’exclama la commandante.
L’amiral laissa passer cette incongruité littéraire et poursuivit :
— Je l’entourais de tous les raffinements de la vie européenne. Elle aimait les parfums et j’avais fait venir de Paris, pour elle, les plus délicats. Mieux encore je l’avais initiée aux plus joyeuses intimités de la toilette chez les femmes bien élevées et je lui avais fait coûteusement apporter, de chez le plus grand faïencier de la rue du Bac, un de ces quadrupèdes donc les flancs sont en porcelaine et les pattes en acajou, montures innocentes autant qu’utiles et qui n’ont jamais pris le mors aux dents. C’était matin et soir un petit bruit de cavalcade, dans la tente où nous vivions ensemble, lequel me rappelait le bois de Boulogne et me réjouissait infiniment le cœur. J’avais eu là cependant une bien fatale pensée !
Et l’amiral se moucha pour accentuer l’expression de sa mélancolie.
— Inutile de vous dire, reprit-il, que je n’avais pas eu la sotte idée d’étendre à son costume ce souci de civilisation et que je lui avais laissé ignorer soigneusement les chapeaux à plumes, les jupes empesées, les corsets redresseurs de torts, tout le fatras de nos toilettes parisiennes. J’avais entendu qu’elle continuât à marcher revêtue de sa seule beauté. Vous n’imaginez pas comme c’est commode dans la vie !
Je lui avais simplement permis de porter les jours de fête un collier de marrons d’Inde que j’avais moi-même sculptés pour elle et où tous les membres de sa famille étaient représentés, à commencer par son père le vénérable Kamalotutu. Or, un jour que j’avais à passer quelques heures à bord, je l’autorisai à aller faire, après dîner, une visite à ses parents. Le service me retint plus longtemps que je ne l’avais prévu, et il était bien onze heures du soir quand je regagnai la petite maison de toile où m’attendait le bonheur. À ma grande surprise Naïboula n’y était pas. Bientôt une clameur immense et un éparpillement de lumière dans l’ombre m’apprit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans la tribu de ma bonne amie. Avec l’intrépidité proverbiale que vous me connaissez, je me dirigeai immédiatement vers le point d’où partait ce bruit et que désignait cette illumination. Je faillis tomber à la renverse en arrivant. Naïboula était debout sur un autel improvisé. Tous les sauvages prosternés psalmodiaient un hymne religieux à ma maîtresse dont le derrière brillait circulairement d’une clarté rayonnante et douce :
— « Ô Lune, chantaient-ils dans leur langue barbare, enfin le mystère est accompli. Enfin le temps est venu qu’avaient prédit les prophètes ! »
— « Tu es venue parmi nous, ô Lune ! et la pitié des cieux s’épanouit sur ton doux visage. »
— « Contemple, de ton œil caressant, l’humanité toute frémissante de reconnaissance et d’amour. »
Et mille autres balivernes mystagogiques. Un moment m’avait suffi pour comprendre l’horrible réalité. Avant de se diriger vers la tente du vénérable Kamalotutu, la coquette Naïboula avait fait une de ses chevauchées habituelles ; mais par une distraction impardonnable, au lieu de seller son cheval d’eau de Lubin ou de Cologne, elle l’avait arrosé du contenu d’un de mes flacons de sulfure de calcium, ce qui pouvait seul expliquer l’incandescence de son séant dans la sérénité de la nuit.
Ce fut un malheur irréparable. Sacrée déesse par la superstition populaire, un temple lui fut élevé dont les prêtres défendirent l’entrée à tous les infidèles. Elle-même, croyant à sa divinité, me menaça du bûcher si je tentais d’approcher d’elle. Je m’en allai avec mon intrépidité proverbiale, et deux jours après je changeai de station, devenu plus incrédule aux religions que feu Voltaire lui-même.
— Ça aurait pu arriver tout de même avec du phosphore, conclut cet obstiné Laripète.