Poèmes et Paysages/À Monsieur ***

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Poèmes et PaysagesAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 2 (p. 3-9).


À MONSIEUR ***


Mon excellent ami, dans le secret de mon cœur je vous ai depuis longtemps dédié ce livre, écrit entre les années heureuses de l’adolescence et les années éprouvées d’une jeunesse qui finit. Ce volume de poésies est le livre de mes pensées, de mes impressions et de mes sentiments. Il marque, dans ma vie, cette halte mélancolique où l’homme, avant de s’éloigner pour toujours de son passé, en recueille les feuilles éparses, les dépose comme un souvenir ou un jugement de lui-même sur la borne du chemin, et, après les avoir saluées d’un long et dernier regard, se détourne pour entrer dans les voies désormais plus sérieuses de sa maturité. Ce livre, tout ce qui reste de mes jours envolés, à qui pouvais-je l’adresser sinon à vous, mon noble ami, à vous dont les conseils éclairés, la bonté inépuisable, l’active bienveillance, ne m’ont jamais manqué depuis l’heure où je vous ai connu ?

Et, cependant, pour mériter dès l’abord cette bienveillance qui n’a fait que grandir avec les années, quel titre pouvais-je avoir à vos yeux ? Aucun ; si ce n’est, peut-être, mon culte d’instinct pour la poésie de la nature, votre premier culte à vous-même ; et aussi, peut-être, parce que, voyageant dans l’âge de l’inexpérience, je vous arrivais, adolescent à peine, de l’une de ces belles îles hospitalières que vous avez connues au fond des mers de l’Inde et de l’Océan Pacifique, et qui vous ont laissé de leurs fraîcheurs primitives, de leurs mœurs encore toutes patriarcales, de si doux et si vivants souvenirs.

En effet, dans un de vos voyages autour du, monde, vous avez abordé la plage où je suis né. Curieux d’étudier les richesses végétales de notre île, vous y êtes resté quelques jours. Et ce peu de temps passé dans notre pays, vous l’avez presque tout donné aux recherches de la science. Remontant les plaines du Champborne, le cours de la rivière Dumas, aux rives encaissées, aux profondeurs tapissées de fougères arborescentes ; longeant ces rampes abruptes d’où s’échappent, d’une même veine horizontale et à une hauteur démesurée, des centaines de cascades, vous vous êtes élevé, de plateau en plateau, de sommet en sommet, jusqu’aux solitudes boisées de ma Salazie. Infatigable ami des plantes, vous avez été les trouver et dans nos vallées mystérieuses et sur nos cimes les plus ardues : vous avez visité le Lac des goyaviers, le Val des citronniers, le Piton d’Anchaine, la Ravine aux martins, la Mare-à-poules-d’eau. On s’en souvient dans nos montagnes. Les habitants des Hauts ont gardé la trace de votre passage, et ils l’indiquent à ceux que l’amour de la science ou la simple curiosité amène, chaque saison, dans nos forêts. Jeune encore, visitant à mon tour les cimes natales, j’ai appris votre nom de la bouche des créoles, mes hôtes ou mes guides en ces beaux lieux. Nous avons bien parlé de vous sous nos bois tranquilles ! Ils prenaient surtout plaisir à me montrer un vert plateau, au pied du Piton des Neiges, non loin de la source des eaux thermales, et ils me disaient : « C’est là que, sous un ciel pluvieux de juillet, a herborisé tout un jour le botaniste voyageur. » Et ce plateau, mon ami, ils me le désignaient sous votre nom : c’est ainsi qu’on l’appelle désormais dans nos montagnes.

Quelques années plus tard, venu en France, j’ai pu approcher dans l’intimité le savant dont j’avais entendu parler au pied des Salazes.

Dans de longues soirées d’hiver, il vous en souvient, assis tous deux, seuls, devant votre feu, que de fois il nous est arrivé de causer, vous, de vos travaux et de vos voyages, de ces calmes régions aimées du soleil que vous avez parcourues ; moi, de ma vallée d’enfance, des terres fertiles du Champborne, la patrie des oranges et de la jam-rose ; de la Dumas aux eaux claires, aux gorges profondes si pittoresques ! Et, de site en site, de réminiscence en réminiscence, nous refaisions notre ancien pèlerinage à Salazie, cette merveille de la végétation ! Tandis que nous devisions de la sorte, un monde évanoui de lumière, de parfums, de fraîcheur, se réveillait en nous ; les heures coulaient oubliées, et, tout au passé, nous n’entendions plus les bises d’hiver qui pleuraient à vos fenêtres.

Souvent alors, après vous avoir quitté, continuant avec moi seul la causerie interrompue, me rappelant ma visite aux habitants de la Haute-Source, je leur enviais cette idée qu’ils ont eue de donner votre nom à l’une de nos montagnes. Je me sentais devancé ; mais, à leur exemple, je voulais me flatter que, moi aussi, un jour, à défaut d’une page de granit, j’aurais peut-être une feuille de papier où écrire votre nom et le souvenir d’une amitié qui m’est chère. « Cette joie, me disais-je, cette douce gloire, il faut l’espérer, les années ne me la refuseront pas ! »

Et les années se sont écoulées, infécondes et éprouvées, vous le savez de reste, vous dont l’inquiète sollicitude m’a si souvent relevé dans mes défaillances. Soyez-en mille fois remercié ! Accueilli à votre foyer comme un enfant de cette île Bourbon que vous aimez toujours, je suis devenu, avec le temps, l’hôte familier de votre maison et de votre amitié. Cet accueil, je le sais apprécier, car il honore en moi l’homme autant qu’il a été profitable à mon esprit. Sous l’influence de votre sympathique et forte raison, j’ai senti s’apaiser mes révoltes et mes impatiences de la vie ; à l’amour énervant de la rêverie a succédé le culte féconde de l’étude. Vous m’avez fait comprendre le charme pacifiant et la consolation qu’on trouve dans le commerce d’une âme élevée, tout entière aux spéculations de la science. Votre belle intelligence si calme, votre belle vie si pleine de bonnes actions, m’ont été d’un salutaire enseignement. Par votre indulgence en face des misères inhérentes à la nature humaine, par votre dévouement à la vérité et à toutes les causes saintes, par votre sévérité pour l’erreur intéressée, vous m’avez appris à bien penser de l’homme, de ses ressources natives, de ses richesses virtuelles. Je vous dois beaucoup, je vous dois le peu que je suis. Et voici qu’au moment où l’occasion se présente pour moi de vous montrer ma reconnaissance — une reconnaissance qui ne s’éteindra qu’avec mon dernier souffle — mon esprit hésite et ma main tremble ; je n’ose en écrire le témoignage sur un livre qui vous appartient ! Hélas ! mon ami, c’est que je m’arrête devant l’insuffisance de mon œuvre : je me dis que votre nom — un nom que d’impérissable travaux ont rendu cher à la science — je ne dois point l’associer aux hasards d’une publication peut-être éphémère. Cette joie, dont je vous parlais tout à l’heure, cette douce gloire que j’ambitionnais tant, après y avoir réfléchi, je crois devoir moi-même me la refuser. Plaignez-moi. Mais le sentiment qui m’inspire ce silence de modestie et de retenue devant le public, vous, du moins, vous en comprendrez le pudeur dans votre âme, car votre âme est riche en délicatesses exquises. Cette dédicace, muette pour des yeux indifférents, elle est parlante entre vous et moi : cela nous suffit. Vous y verrez, j’en suis sûr, avec l’expression de mon attachement pour vous personne, une preuve de ce respect profond, de cette piété, devrais-je dire, que j’ai toujours nourrie dans mon cœur pour l’une des plus pures gloires scientifiques de la France.

Votre ami,
A. L.

Paris, septembre 1852