Je voudrais faire avec une pâte de fleurs

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Je voudrais faire avec une pâte de fleurs
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 919-923).
POÉSIE

I


Je voudrais faire avec une pâte de fleurs
Des vers de langoureuse et glissante couleur,
Où la rose d’été, l’œillet et le troène
Répandraient leur arôme et leur douce migraine.

Des vers, qui seraient tels qu’un parterre en juin
Où l’on marche en posant sur son cœur une main,
Où, las de la lumière et des herbes trop belles,
On soupire en rêvant sous de larges ombrelles.

Des vers, qui soient pareils à nos premiers jardins,
Quand, remuant le sable et les cailloux, soudain
Le paon traînait le beau feuillage de sa queue
Près de la mauve molle et des bourraches bleues.

Des vers, toujours gluans de sucre et de liqueurs,
Comme le doux gosier des plus suaves fleurs,
Comme la patte aiguë et mince de l’abeille
Enduite de miel fin et de poudre vermeille,

Et comme le fruit chaud du tendre framboisier,
Qu’étant petite enfant, mon âme, vous baisiez,
Car vous aimiez déjà les choses de la vie,
Le matin odorant, la pelouse ravie,

Les rosiers emplis d’ombre et d’insectes légers,
L’inexprimable odeur du divin oranger,
Avec le cœur penchant et le fervent malaise
De sainte Catherine et de sainte Thérèse…


II


Mes mains ont la douceur, la chaleur et l’éclat
Des mousses tièdes sous les fraises ;
Elles sont quelquefois comme un bol délicat
En porcelaine japonaise.

Pour avoir tant touché les choses des forêts
Avec des caresses légères,
Elles ont conservé dans leurs dessins secrets
Le corps des petites fougères.

Mes mains, pour le plaisir qu’avec vous je cherchais
En vous enfonçant dans des roses,
Vous êtes tous les jours comme deux beaux sachets
Où l’odeur du monde repose.

Mais pour les durs tournions que vous avez connus
En vous appuyant sur ma tête
Les soirs où notre cœur était saignant et nu,
Ah ! quelle peine vous me faites ;

Et vous serez un jour, mes douces mains, mes doigts,
Glacés comme la blanche opale,
Comme un morceau d’hiver qui meurt au fond des bois,
Et comme deux petites dalles.

Vous ne tiendrez plus rien, vous en qui le soleil
Se glissait et se plaisait d’être ;
Vous qui jouiez avec l’aube et l’été vermeil
Sur le devant de la fenêtre.

Vous qui vous ouvriez comme un bourgeon étroit
Que l’été gonfle, écarte, écrase ;
Qui fûtes pleines d’âme et d’orgueil, et parfois
Pleines de petites extases.

— Mes mains qui balancez l’azur, l’espoir, l’effort
Comme des cloches bleues qui sonnent,
Et qui servez aussi la Gloire aux lèvres d’or,
La douce immortelle personne…


III


Été ! sommeil, silence et doux bourdonnement.
Dans la chambre aux murs clairs, par le store charmant,
Le soleil abondant et large entre et dévie.
Instans où la vie est plus douce que la vie !

Où le cœur ne sait plus ce qu’il veut, ce qu’il doit,
Où l’on ne peut tenir son âme entre ses doigts,
Pas plus que l’ombre étroite en sa faible fumée
Ne peut garder l’Aurore amoureuse enfermée…

— Les ailes de Juillet palpitent au plafond,
Des danses de soleil se font et se défont
Sur les murs, sur les chers rideaux verts en cretonne,
Toute la chambre luit, et le parquet rayonne.

Près du divan, où l’air est tiède et replié,
La fleur que l’on a prise au beau magnolier
Avec un fort parfum de pomme et de verveine
Épuise lentement le sucre de ses veines,

Hélas ! pourrez-vous bien durer pour nous toujours,
Parfaits enchantemens des étés doux et lourds,
Supplice du bonheur et des extases lentes,
Supplice d’être inerte et chaud comme des plantes,

Supplice de trop dame et de trop de clarté,
Eté ! luxurieux et langoureux été,
Qui cachez votre plus alanguissante flèche
Dans cette odeur des nuits soudain calmes et fraîches…

IV


Je rêvais sous l’arceau de la nuit claire et lisse :
La Mort m’a pris le bras,
Elle m’a dit : Tu bois la vie et ses délices,
Et pourtant tu mourras.

Un étrange, effrayant et douloureux mystère
Gèlera tout ton sang…
Ah ! le bruit aplati et lourd que fait la terre
Quand un corps y descend.

On te laissera là ; peut-être la nuit même
De cet enterrement,
Sur toi qui fus si douce et d’une ardeur extrême,
Il pleuvra froidement,

Tu dormiras d’un long, épouvantable somme,
Qu’aucun songe n’émeut.
Tes yeux qui se couchaient dans le regard des hommes,
Seront seuls tous les deux.

Tes délicates mains où d’autres mains entrèrent
Pour de si vifs émois,
Sentiront s’infiltrer quelques grains de la terre
Par les fentes du bois.

Là-haut, sur la suave plaine, il fera rose,
Il fera doux et bleu.
Au cœur du lis ouvert, juillet, ô sainte chose,
Déposera son feu.

Tu dormiras dans l’ombre, et ta petite gloire
Assise eu ce tombeau,
Ne fera pas ta nuit moins secrète et moins noire,
Ne te tiendra pas chaud.

Aucune fleur ne peut désennuyer les mortes,
Leur bonheur est cessé.
Celui qui les aimait n’a pas rouvert la porte
Où elles ont passé.

Il faudrait, pour qu’un peu de plaisir les rassure,
Que le plus cher amant
Leur dise : Vois, je viens pour baiser ta chaussure
Et tes deux pieds charmans.

Qu’il leur dise : « Voyez, votre chambre creusée
Plus qu’une autre me plaît.
Ce lit étroit, ce plafond bas, ces mains usées
Sont ce que je voulais.

« Votre doux, votre long et consentant silence,
Je l’ai tant désiré !
Maintenant que tu dors, je sais ce que tu penses
Cœur qui fut trop serré.

« Ah ! comme tu voulais toujours, petite amante,
Parler et blasphémer ;
Tu pensais que l’orgueil exige que l’on mente
Dans les instans d’aimer.

« Comme tu me plais mieux avec ton noir visage
Et ton cœur arrêté,
J’enlace enfin, cher être indéfiniment sage,
Ce que tu as été.

« Le dévouement d’amour, si plaisant et si tendre,
Tant que ton corps fut clair,
Je te l’offre ce soir, où tu ne peux prétendre
A nul amour de chair.

« Mais, ah ! quelle rumeur trouble encor notre somme,
Et rend mon cœur jaloux ?
J’entends, dans l’ombre affreuse et glissante où nous sommes,
Les dieux parler de vous… »

CSSE MATHIEU DE NOAILLES.