Poésies (Jacques Chenevière)

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 10 (p. 701-708).
POÉSIES



JOURNÉE SANS VOUS


D’abord l’aube : l’éveil du rustique labeur ;
Le ciel rose partout, dès la porte franchie ;
Les platanes où reste une humide senteur ;
Du vent sur la maison provençale et blanchie !…

Puis, chauffant les couleurs fragiles du matin,
Le soleil a brûlé la lande et les genièvres
Et mûri les carrés odorans du jardin…
Et chaque fleur devint tiède comme des lèvres.
 
— Le splendide sommeil des vignes et des champs ;
L’après-midi : l’ombre des bois où l’on se couche
Puis, parmi les paniers, les pampres et les chants,
La vendange qui rit, une grappe à la bouche !

Puis le déclin doré ; l’approche du repos…
Dans l’air triste, là-bas, une chouette crie :
Et l’on dirait, tandis que rentrent les troupeaux,
Que le jour las regagne aussi la bergerie…

Enfin l’étoile entre les mûriers obscurcis !
Mais puisqu’il ne se peut qu’avec vous je partage
Ni mon jeune désir ni mon vieux paysage,
Ce soir j’écris pour vous et vous offre ceci :


Des parfums, des reflets, du raisin de septembre ;
Les bonheurs que ce jour en mes yeux a laissés,
Et l’or doux de la lampe au plafond de ma chambre…
Ceci, quelques mots noirs vainement cadencés…


PREMIER BONHEUR


Le fragile bonheur qu’aujourd’hui m’a donné,
Je vous le dois. Il est tout jeune, il est sincère,
Il va vivre… De mes mains jointes je le serre
Silencieusement sur mon cœur étonné…
Ce n’est qu’un reflet d’aube et ce n’est qu’un présage :
De vous je ne sais rien sinon que je prévois
Des caresses dans vos regards et sous vos doigts,
Et je ne connais pas très bien votre visage,
Puisque au fond de mes yeux, ce soir, en les fermant,
Loin de vous je vous cherche encore vainement…
Pourtant je suis heureux de l’ombre et du silence,
Et j’écoute l’accent persuasif et doux
Que prennent mes désirs pour me parler de vous.
Voici que le prodige éternel recommence,
— L’âme des roses reste aux rosiers engourdis, —
Et j’invente pour vous des mots souvent redits…
Que m’importe comment les floraisons s’achèvent :
Tout l’avenir s’émeut lors des éclosions,
Et, grâce à vous, ce soir, content d’illusions,
Je crois au renouveau délicieux des rêves !
Car ce n’est pas encor la fièvre et le tourment,
Mais l’éveil d’une joie indéfinie et tiède,
Un tranquille plaisir fait d’attendrissement,
Une tentation d’aimer, à qui je cède…


NE LES CROIS PAS


Les pauvres, les jaloux, ceux que l’amour déserte,
Prédiront, si jamais tu parles de nous deux,
Que tu n’auras, après le plaisir hasardeux,
Que la déception d’être moins inexperte…


La sagesse leur vient de rêves disparus,
Leurs yeux se sont ternis à regarder la cendre ;
Ils voudront t’avertir, ils voudront te défendre
Contre les beaux périls qu’ils n’ont jamais courus !

Ils sont jaloux. Ne les crois pas. Sous tes paupières
Cache le désir jeune aux étincelles d’or,
Et, pour garder le grave et splendide trésor,
Prudemment, sur ton sein, croise tes deux mains fières…

Surtout réjouis-toi de ton isolement :
Souris, songe à demain et, la tête baissée,
Pour te rassurer mieux écoute simplement
Le bruit que fait mon cœur au fond de tes pensées…


L’ORAGE


Les nuages montans ont obscurci l’espace ;
Le rosier las semble expirer contre le mur ;
L’été sous la chaleur éblouissante et basse
Respire à peine… Il va pleuvoir sur le blé mûr,
Sur les chemins brûlans où dormait la poussière,
Sur le sable et la branche et l’ardoise du toit.
— Je pense à ton regard, à ta lèvre un peu fière,
A l’adieu si distrait que j’ai reçu de toi.
Où donc étaient partis tes rêves, tout à l’heure ?
Une ombre de nuage avait couvert ton front…

Déjà des larmes d’eau s’étoilent au perron :
Quelle est l’inquiétude indicible qui pleure ?
Voici qu’un vent brutal épouvante l’air lourd ;
Les arbres éperdus et mêlés se révoltent ;
Je songe au sort toujours menacé de l’amour
Et je songe au trésor fragile des récoltes,
A quelque enfant rustique et peureuse qui court
Vers le hameau natal à travers le pré sombre !
Là-bas roule la voix solennelle des cieux,
Puis le vent tombe, et sur le feuillage anxieux
La pluie autour de moi commence un bruit sans nombre…

Il faut rentrer. Je pense à toi. L’averse vient :
Ton jardin doit souffrir aussi comme le mien ;
Tu rentres comme moi dans ta chambre et, peut-être,
Vaguement énervée et triste tout à coup,
Vas-tu pencher un peu ton front vers la fenêtre…
Le poids de tes cheveux a fatigué ton cou,
Tu vois l’orage au loin courber les moissons d’août,
Sur le gazon, tout près, s’écroulent des pétales
Et l’eau, cinglant la vitre en subites rafales,
Y fait un éphémère et transparent dessin !
Tu penses, toute seule en ta chambre. J’espère
Que, lasse, ayant trop chaud sous ton vêtement fin,
Tu sens monter la fièvre à ton cœur solitaire.
Tu te souviens que j’ai quelquefois supplié,
Tu découvres que j’eus raison d’être fidèle ;
Puis, parce qu’un éclair coupe le ciel mouillé,
Tu trembles longuement d’une angoisse nouvelle…
— Mais bientôt le soleil redescendra vers nous.
Alors t’arriveront par la croisée ouverte
Une froide senteur de verdure plus verte,
L’odeur de l’air lavé, l’odeur des sentiers mous,
Les parfums sensuels éclos après l’orage…
Et toi, sans volonté, vaincue et sans courage,
Défaillante devant l’adorable danger,
Tu connaîtras enfin le vertige que j’ai,
Et, comprenant qu’un mal délicieux commence,
Tu vas être alanguie et tu regretteras
Pour ta jeune faiblesse et pour ton ignorance,
L’abri mystérieux et tendre de mes bras.


SOIR PRÈS DU LAC


Du vent glisse dans les châtaigniers frémissans,
Puis tout se calme en une lourde rêverie…
Qu’il fait sombre ! Pas une étoile… Je descends
Vers le lac invisible au bas de la prairie.
Une senteur d’eau morte et d’orage et de nuit
Par souffles sur le flot ténébreux se soulève :
Le lac vient s’étirer aux galets de la grève,
Je sais qu’il est immense et ne vois rien de lui !

Le soir est chaud… Je pense aux romantiques âmes
De ces lacs où l’amour soupirait sur les eaux
Des aveux que rythmait le bruit mouillé des rames…
Tant de lyres ont frissonné dans les roseaux,
Du lac de lord Byron au lac de Lamartine,
Et tant d’hommes, émus d’un mirage ignoré,
O mon lac noir, aujourd’hui même, ont adoré
Ton âme bleue où passe une voile latine !…
Tout près d’ici, sous les platanes de Vevey
Jean-Jacques sensuel et subtil écrivait
Les lettres de Saint-Preux dont s’exaltait Julie,
Et quand la lune est comme un nénuphar d’argent,
Sur les rives j’ai vu, leurs lèvres se touchant,
Frissonner le désir et la mélancolie…

El puis les soirs de fête apportant aux flots mous
Des bateaux éclairés où des ombres s’enlacent ;
On entend, par sursauts, rire les femmes lasses,
Des couleurs de lampions tournent dans un remous ;
Le lac sentimental chante ses barcarolles !
Mais la nuit peu à peu fait taire les paroles,
Et les femmes, nouant leurs mains à leurs genoux,
Délicieusement laissent descendre en elles,
Au lieu du plaisir brusque et vain qu’on leur offrait,
Un attendrissement plus intime et plus vrai,
L’amicale douceur des beautés naturelles…

Il fait sombre. Pas une étoile… Je n’ai rien,
Ni compagne, ni cœur battant, ni sérénade ;
Sur le gravier l’imperceptible va-et-vient
De l’eau donne une odeur mystérieuse et fade.
L’orage rôde au fond des ténèbres. Je vois,
Très loin, cligner les feux d’un village vaudois
Comme tremble une flamme au chevet d’un malade….
J’écoute l’éternel et faible clapotis…
Et de même qu’au temps où nous étions petits,
Approchant une oreille étonnée et crédule,
Nous retrouvions au fond d’un coquillage amer
Le ressac et le vent salé qui s’y module
Et l’aventure, et le vertige de la mer,

Je m’incline, écoutant, vers la nuit et l’eau noire,
Comme sur une conque où pleure encor le flot…
Et d’entendre à mes pieds l’obscur et lent sanglot
Me fait songer à tous les lacs de ma mémoire !
Ces jours où, quand au vent les drapeaux ont flotté,
On s’embarque, cinglant dans l’azur. Et j’évoque
Le bruit de l’eau fuyante au flanc doux de la coque ;
Le blanc sillage est comme une neige d’été,
On a du plaisir frais plein sa poitrine pure,
Et l’on croit, sous l’essor penché de la voilure,
Que l’on part conquérir la jeune liberté !…
Lac changeant… Je connais si bien chaque nuance,
Depuis l’heure où l’aurore au ciel froid se France
Jusqu’au chaud crépuscule où les barques ont l’air
D’ibis roses prêts à voler vers le soir clair !
Ou bien la pluie et les sarcelles dans la brume ;
L’aile d’un cygne enflée aux brises du beau temps ;
La vague verte avec ses volutes d’écume
Ou les après-midi de calme, miroitans…

 — Le lac vient là, tout près… Je sais qu’il est immense.
Il berce la langueur sensible de la nuit
Et j’écoute… Et j’entends que s’exhale de lui,
Soupir d’une divine et sereine indolence,
Vaguement, la nocturne haleine du silence…


LE MALADE


Ne venez pas trop près. Je me recueille. Il faut
Laisser combattre en moi ma mourante jeunesse.
Pour qu’un peu de ferveur courageuse renaisse,
Peut-être, dans mon corps allongé, faible et chaud.
Je me tais… Comprenez mes yeux et mon silence
Et plaignez-moi d’être déjà si loin de vous
Parmi l’ombre où je sens tous mes rêves dissous…
Continuellement la pendule balance
L’heure qui parfois tombe en débris argentins
Car ce jour lentement décroit… un jour encore ?
Voici que mon rideau fleuri se décolore,
Et la pitié du soir descend vers les jardins.

— Je ne sais plus penser à ma jeunesse heureuse :
Libre et robuste, avec des rires dans sa voix,
Elle est restée au fond des vergers et des bois.
A présent sur ma face ardente qui se creuse
Je n’ai plus de soleil ni de vent passager,
Et si l’amour voulait venir jusqu’à ma couche,
Il pâlirait, voyant le dessin de ma bouche
Immobile… Je suis devenu l’étranger,
Et mon bonheur m’oublie ainsi qu’un fils prodigue,
El la douceur des fruits plus jamais ne tiendra
Dans cette main déserte et blême au bord du drap.
Je suis enveloppé de fièvre et de fatigue…
— J’ai compris ma faiblesse hier, en épiant
Tes yeux mouillés et ton mensonge souriant,
O toi qui lis un peu croyant que je repose.
J’ai compris ma faiblesse et regretté des choses…
Un instant j’ai voulu garder comme un trésor
Mon sang de pourpre lente et ma force fanée.
Mais, plus sage à présent, je glisse vers mon sort…
Le crépuscule a clos mollement la journée,
Et l’immobile nuit me tient dans ses réseaux :
Est-ce l’humain sommeil ou l’autre qui commence ?…
J’ignore… Je suis calme et vaguement, d’avance,
J’ai peur de l’aube froide où chantent des oiseaux !…


LE SILENCE


Il est l’ami des cœurs farouches et meurtris ;
Lui seul nous parle après que plus rien ne nous reste ;
Dans l’émoi d’un regard ou la ferveur d’un geste
Il fait tenir tous les aveux et tous les cris.

Il est persuasif autant que l’éloquence ;
Il nous ouvre, loin des propos habituels,
D’autres espoirs, d’autres âmes et d’autres ciels ;
Il enseigne le prix sacré de ce qu’on pense…

Il redit les sermens qu’on n’a pas entendus,
Il murmure ceux qu’il fallait que l’on devine ;
Près de nous le silence est une voix divine,
Qui continue alors que les mois se sont tus.


Certains soirs désolés, sous le halo des lampes,
Il éclôt cependant que meurt le dernier bruit ;
Puis il ferme nos yeux et caresse nos tempes,
Et mûrit gravement le rêve comme un fruit.

Il porte dans ses mains patientes et sûres
Les pavots du sommeil, le lierre des tombeaux,
Le calme de la mort et l’ombre du repos…
Il guérit le chagrin secret et la blessure.

Après la passion brûlante, il rentre en nous,
Pur comme un crépuscule où perle la rosée ;
Le silence renaît de la fièvre apaisée ;
Il est puissant, il est invisible, il est doux.

Alors les souvenirs fleurissent la mémoire
Et, dans un instant noble, intime et précieux,
Il semble que l’amour encor chaud vienne boire
A quelque source calme où se mirent ses yeux…

— Il fait nuit ; le silence est maître de la terre ;
Il remplit les chemins ; il baigne l’horizon,
Il endort le feuillage et bénit la maison
Et le jardin où le jet d’eau vient de se taire…

Je suis loin d’elle… Alors, silence qui veillez,
Je vous donne à deux mains, ce soir qu’elle est absente,
Ma tendresse isolée et toujours frémissante,
Mon labeur simple et mes songes émerveillés !…

Dites-lui, si jamais son cœur vain vous écoute,
Que les espoirs muets sont les moins inconstans ;
Silence, parlez-lui très bas, troublez-la toute,
Silence, frère obscur et fidèle du temps…


JACQUES CHENEVIERE.