Poésies (Maurice Levaillant)

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Poésies (Maurice Levaillant)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 863-869).
POÉSIES


PRÉLUDE


Beaux arbres qui sonnez au vent comme des lyres
Sous d’invisibles doigts,
Peupliers qui, bravant l’orage et ses délires,
Restez minces et droits,

Je viens vous visiter au soir de mes journées
Sur le grand coteau clair,
D’où vous n’apercevez, loin de nos cheminées,
Que la lande et la mer…

Et, tandis que la brise agite encor vos branches
D’un frémissement doux,
Qu’à vos pieds le soleil couchant teint les pervenches
D’un or fluide et roux,

Que les vagues au loin tombent, que sur la sente
Un rayon glisse et meurt,
Appuyant sur vos troncs ma tête bruissante
D’une lourde rumeur,

Je viens vous demander, Arbres, quel sortilège
Vous fait harmonieux
En ne tirant de vous, qu’il soleille ou qu’il neige,
Qu’un hymne vers les cieux,

Et comment, quel que soit l’âpre vent qui l’opprime,
Dans l’ombre ou sous l’azur,
L’homme peut, comme vous, n’exhaler de sa cime
Qu’un chant sonore et pur…



MARINES


I


Lorsque je reverrai, dans le prochain automne,
La maison de granit auprès du bois mouvant,
Les rocs déchiquetés où la vague moutonne,
Les souples tamaris rebroussés par le vent ;

Lorsque je m’étendrai dans la grotte lointaine,
Qui conserve, en son sable amical à mes doigts,
L’âme éparse et l’odeur de l’antique Sirène,
Et tout le bruit des flots entre ses murs étroits ;

Lorsque je cueillerai le long de la falaise
Le souci nuancé de l’arrière-saison,
En regardant fléchir le ciel sanglant où pèse
Un soleil dilaté qui remplit l’horizon,

J’aurai tout abdiqué des orgueils et des craintes
Qui couronnaient mon front comme un bandeau de fer
Libéré de l’amour et des molles étreintes,
Je recevrai le baiser rude de la mer…

En vain les souvenirs me conteront l’histoire
Des jours que je croyais heureux et triomphants ;
Leur voix ne fera plus au fond de ma mémoire
Que le bruit assourdi d’une ronde d’enfants.

Des jours entiers, couché sur la barque en dérive,
J’écouterai les mots rares des matelots ;
Et je recueillerai dans mon âme attentive
Le grave enseignement de l’azur et des flots.

Je serai libre, seul et nu sous le ciel vaste ;
Je mêlerai mes cris aux cris du goéland ;
Je laisserai bondir mon cœur enthousiaste
Sans craindre qu’un regard en comprime l’élan ;

Et parfois, enivré d’embrun, de vent, d’écume,
Grisé de solitude et de loisir vermeil,
A la pointe d’un roc où l’onde bout et fume,
Je dresserai mon corps brûlant en plein soleil :

Alors, m’abandonnant aux forces éternelles,
Je lancerai vers l’astre au zénith arrêté,
Et vers l’âpre horizon plein de voiles et d’ailes,
Un long cri de désir et de félicité !…


II


Again to sea !…
BYRON.


Ennui, vieux compagnon qui geignais dans la cale,
Que dis-tu ce matin de la mer et des vents ?…
Tandis que le soleil sort des flots décevants,
Monte, et rêvons ensemble à la prochaine escale…

La voile s’enfle aux souffles frais de l’Orient…
Quelle ville, bientôt, verrons-nous apparaître
Blanche et rose, et, comme une belle à sa fenêtre,
Accoudée aux coteaux, et de loin nous riant ?

Ses quais fleureront-ils le poivre et le gingembre ?
Ses toits seront-ils d’or, et ses jardins vermeils ?
Des jets d’eau parfumés pour bercer nos sommeils
Chanteront-ils dans leurs bosquets en plein décembre ?

Dans ses bazars profonds errerons-nous le soir,
Frôlés par les regards brûlants des odalisques ?
Connaîtrons-nous sous les palmiers et les lentisques
Le grand secret d’amour que nul n’a pu savoir ?…

Qu’en dis-tu, vieil Ennui, compagnon d’infortune ?
Tu souris ; un éclair dans ton œil a flambé ;
Tu guettes avec moi, pâle, et le front courbé,
Que le cri : Terre ! Terre ! ait jailli de la hune…

Mais quoi ! Je te connais. Dès qu’à l’horizon clair
La ville rose aura grandi parmi l’écume,
Tu toucheras mon bras avec ta main de brume…
Sans avoir débarqué nous reprendrons la mer…


Sur notre vieux bateau, courant vers tous les phares,
Pointant sans aborder vers tous les horizons,
L’un à l’autre rivés par d’obscures raisons,
Moi le Désir, et toi l’Ennui, marins bizarres,

Nous roulerons sans fin du ponant au levant,
Jusqu’à ce qu’une nuit de calme et de mystère,
Nous sombrions ensemble à dix brasses de terre,
Par une mer sans fond, sans astres et sans vent…


LE PÈLERINAGE.


Il voulut tout revoir…
N’existons-nous donc plus ? Avons-nous eu notre heure ?
V. HUGO (OLYMPIO).


Par un été semblable aux étés d’autrefois
Où l’air pâmé tremblait aux bras de la lumière,
Nous avons retrouvé la plage hospitalière
Qui vit notre amour rire à ses premiers émois…


* * *


Nous avons tout revu : les lieux et les visages ;
Les toits bruns, les murs gris, les rauques matelots ;
La courbe immensité des mouvants paysages
Où le chant des glaneurs se mêle au chant des flots ;

Les bateaux qui, heurtant leurs tolets et leurs dames,
Dansaient au petit port sur l’escalier de fer,
Et qui, comme jadis, semblaient tendre leurs rames
Pour nous bercer aux bras du fleuve ombreux et vert ;

Le lavoir, scintillant parmi ses quatre pierres,
Que polit, chaque soir, le pied glissant des bœufs ;
La dune au sable d’or qui brûle les paupières ;
Le puits de granit rose entre les chardons bleus ;

L’arbre tordu des vents qui geint sur la falaise ;
La chapelle romane où trône un saint de bois ;
Le creux de roc moussu d’où, nous lovant à l’aise,
Nous regardions tourner les feux rouges de Groix…

Nous avons tout revu, jusqu’aux joncs de la sente,
Et, reconnaissant tout, nous disions, interdits,
L’âme sous le baiser des choses fléchissante :
— « N’était-ce pas hier que nous sommes partis ?

« Les jours seraient-ils vains que, depuis, nous vécûmes ?
« Le passé guettait-il sans que nous y pensions ?…
« Le voici qui, soudain, sort rayonnant des brumes,
« Et fait signe tout bas que nous recommencions !….

A mesure, pourtant, que nous disions ces choses,
Nul frisson n’agitait nos cœurs indifférents :
Et nous nous étonnions de demeurer moroses,
Et d’avancer bientôt muets, et soupirants…

Oui, tout était pareil, et plein de notre histoire ;
Nous allions cependant, comme un couple étranger,
Sourds aux appels des lieux et de notre mémoire,
Car tout était pareil, mais nous avions changé…

Ces chemins creux, ces rocs, ces landes, cette grève,
Cet horizon, toujours si mouvant et si beau,
Où tout un peuple gris de fantômes se lève,
N’étaient plus rien pour nous qu’un immense tombeau…

Eh bien ! pourquoi rougir de l’aveu nécessaire ?
Chaque avril les genêts sont pareils aux talus :
L’homme se renouvelle à chaque anniversaire…
La nature est fidèle, et nous ne l’étions plus !

Nous attarderons-nous à regretter les roses
Dont les parfums, jadis, embaumèrent nos mains ?
N’est-il plus d’autres fleurs plus fraîchement écloses
Que nous pourrons cueillir sur de nouveaux chemins ?

Nous retournerons-nous pour contempler notre ombre
Que le soleil moins droit commence d’élargir ?
L’horizon devant nous n’est point étroit ni sombre ;
Tant de rayons encore y peuvent resplendir !…

Tu demandais, pleurant sur tes anciennes joies,
Poète, si le soir doit toucher au matin,
Si nous saignons aux mains du sort comme des proies,
Si nous avons notre heure, après quoi tout s’éteint ?

Notre heure, nous l’avons à chaque heure qui laisse
Sa cendre dans nos mains, sa flamme dans nos yeux !
Plutôt que le destin accuse ta faiblesse :
Blasphémateur des jours, sache en profiter mieux !

Oui, nous semons, hélas ! des spectres de nous-mêmes
Sur les sentiers d’amour que nos pas ont tracés ;
Laissons-les se baiser avec leurs lèvres blêmes !
Pourvu qu’un sang chaud coule en nos bras enlacés,

Qu’importe ?… Sommes-nous voués aux servitudes
Des regrets incertains et des vagues remords ?
Les plaines du passé font d’âpres solitudes
Où les soleils couchés n’éclairent que des morts.


* * *


Souvenir ! Souvenir !… Subtil trameur de songe,
Artisan d’un mirage, où le cœur captivé
S’endort, et, mollement grisé par ton mensonge,
Mêle ce qu’il vécut et ce qu’il a rêvé !

C’est en vain qu’en ces lieux remplis de tes prestiges
Où notre jeune amour jadis étincela,
Tu verses dans nos seins tes plus puissants vertiges ;
Tu ne nous rendras pas captifs de ces jours-là !…

Ces jours-là furent pleins d’ivresse… Il en est d’autres
Qui sommeillent au flanc des brumeux avenirs…
Quand ils luiront pour nous, sachons les faire nôtres !
Vivons ! Multiplions sans fin les souvenirs !…


SIMPLE BONHEUR HUMAIN…


Simple bonheur humain qui luis dans un sourire,
Qui tiens dans un regard d’un regard caressé,
Dans quelques mots qu’ensemble on songe sans les dire,
Dans une lèvre offerte ou dans un front baissé ;

Humble félicité sans risque et sans ivresse,
Faite de confiance et de sécurité ;
Instants harmonieux qu’aucun désir ne presse,
Qu’aucun regret n’attarde en leur cours limité ;

Labeurs quotidiens, muettes habitudes ;
Pas égaux et discrets sur le même chemin ;
Jours penchés l’un vers l’autre en leurs sollicitudes,
Comme des amis sûrs qui se tiennent la main ;

Fleurs dont nul âpre vent ne ride les pétales ;
Fruits mollement pendus aux branches des vergers ;
Aubes d’or ; midis frais ; ombres occidentales
Débordantes d’échos et de frissons légers ;

Amicale douceur des livres sous la lampe
L’hiver ; rêves profonds, plus chers que des trésors,
Qu’on fait à deux, le soir, en se baisant la tempe ;
Rires purs des enfants au fond des corridors ;

Accords si merveilleux, dans les calmes demeures,
Des jours clairs et des nuits, des soirs et des matins,
Qu’il semble qu’on entende aux doigts fervents des heures
Tourner les lents fuseaux artisans des Destins,

C’est à cause de vous que les héros antiques
Soupiraient sur les flots vers les champs paternels,
Que les sages, distraits, songeaient sous leurs portiques,
Et que les dieux déçus pleuraient d’être immortels !…

Prenez-moi ! Gardez-moi ! Rivez sur moi vos chaînes !
Je vous livre mes jours pour que vous les orniez :
Soyez mes voluptés lointaines et prochaines ;
Qui ne me trahirait si vous m’abandonniez ?…

Faites que je préfère aux amours comme aux gloires
Dont ma tendre jeunesse a trop senti l’attrait,
Et même aux astres d’or des plus hautes victoires
Votre rayonnement taciturne et secret !…


MAURICE LEVAILLANT,