Poésies complètes (Gautier, éd. Charpentier)/La Comédie de la Mort/Chapitre 5

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Théophile Gautier
Poésies complètesCharpentier-FasquelleVolume 2 (p. 27-31).
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V


 
A travers les soupirs les plaintes et le râle
Poursuivons jusqu’au bout la funèbre spirale
        De ses détours maudits.
Notre guide n’est pas Virgile le poëte,
La Béatrix vers nous ne penche pas la tête
        Du fond du paradis.


Pour guide nous avons une vierge au teint pâle
Qui jamais ne reçut le baiser d’or du hâle
        Des lèvres du soleil.
Sa joue est sans couleur et sa bouche bleuâtre,
Le bouton de sa gorge est blanc comme l’albâtre
        Au lieu d’être vermeil.

Un souffle fait plier sa taille délicate,
Ses bras, plus transparents que le jaspe ou l’agate,
        Pendent languissamment ;
Sa main laisse échapper une fleur qui se fane,
Et, ployée à son dos, son aile diaphane
        Reste sans mouvement.

Plus sombres que la nuit, plus fixes que la pierre,
Sous leur sourcil d’ébène et leur longue paupière
        Luisent ses deux grands yeux,
Comme l’eau du Léthé qui va muette et noire,
Ses cheveux débordés baignent sa chair d’ivoire
        A flots silencieux.

Des feuilles de ciguë avec des violettes
Se mêlent sur son front aux blanches bandelettes,
        Chaste et simple ornement ;
Quant au reste, elle est nue, et l’on rit et l’on tremble
En la voyant venir ; car elle a tout ensemble
        L’air sinistre et charmant.

Quoiqu’elle ait mis le pied dans tous les lits du monde
Sous sa blanche couronne elle reste inféconde
        Depuis l’éternité.
L’ardent baiser s’éteint sur la lèvre fatale
Et personne n’a pu cueillir la rose pâle
        De sa virginité.


C’est par elle qu’on pleure et qu’on se désespère :
C’est elle qui ravit au giron de la mère
        Son doux et cher souci ;
C’est elle qui s’en va se coucher, la jalouse,
Entre les deux amants, et qui veut qu’on l’épouse
        A son tour elle aussi.

Elle est amère et douce, elle est méchante et bonne ;
Sur chaque front illustre elle met la couronne
        Sans peur ni passion.
Amère aux gens heureux et douce aux misérables,
C’est la seule qui donne aux grands inconsolables
        Leur consolation.

Elle prête des lits à ceux qui, sur le monde,
Comme le Juif errant, font nuit et jour leur ronde
        Et n’ont jamais dormi.
A tous les parias elle ouvre son auberge,
Et reçoit aussi bien la Phryné que la vierge,
        L’ennemi que l’ami.

Sur les pas de ce guide au visage impassible,
Nous marchons en suivant la spirale terrible
        Vers le but inconnu,
Par un enfer vivant sans caverne ni gouffre,
Sans bitume enflammé, sans mers aux flots de soufre,
        Sans Belzébuth cornu.

Voici contre un carreau comme un reflet de lampe
Avec l’ombre d’un homme. Allons, montons la rampe,
        Approchons et voyons.
Ah ! c’est toi, docteur Faust ! Dans la même posture
Du sorcier de Rembrandt sur la noire peinture
        Aux flamboyants rayons.


Quoi ! tu n’as pas brisé tes fioles d’alchimiste,
Et tu penches toujours ton grand front chauve et triste
        Sur quelque manuscrit !
Dans ton livre, aux lueurs de ce soleil mystique,
Quoi ! tu cherches encor le mot cabalistique
        Qui fait venir l’Esprit.

Eh bien ! Scientia, ta maîtresse adorée
A tes chastes désirs s’est-elle enfin livrée ?
        Ou, comme au premier jour,
N’en es-tu qu’à baiser sa robe ou sa pantoufle,
Ta poitrine asthmatique a-t-elle encor du souffle
        Pour un soupir d’amour ?

Quel sable, quel corail a ramené ta sonde ?
As-tu touché le fond des sagesses du monde ?
        En puisant à ton puits,
Nous as-tu dans ton seau fait monter toute nue
La blanche Vérité jusqu’ici méconnue ?
        Arbre, où sont donc tes fruits ?


FAUST.

J’ai plongé dans la mer sous le dôme des ondes ;
Les grands poissons jetaient leurs ondes vagabondes
        Jusques au fond des eaux ;
Léviathan fouettait l’abîme de sa queue,
Les Syrènes peignaient leur chevelure bleue
        Sur les bancs de coraux.

La seiche horrible à voir, le polype difforme,
Tendaient leurs mille bras, le caïman énorme
        Roulait ses gros yeux verts ;
Mais je suis remonté, car je manquais d’haleine ;
C’est un manteau bien lourd pour une épaule humaine
        Que le manteau des mers !


Je n’ai pu de mon puits tirer que de l’eau claire ;
Le Sphinx interrogé continue à se taire ;
        Si chauve et si cassé,
Hélas ! j’en suis encore à peut-être, et que sais-je ?
Et les fleurs de mon front ont fait comme une neige
        Aux lieux où j’ai passé.

Malheureux que je suis d’avoir sans défiance
Mordu les pommes d’or de l’arbre de science !
        La science est la mort.
Ni l’upa de Java, ni l’euphorbe d’Afrique,
Ni le mancenilier au sommeil magnétique.
        N’ont un poison plus fort.

Je ne crois plus à rien. J’allais, de lassitude,
Quand vous êtes venus, renoncer à l’étude
        Et briser mes fourneaux.
Je ne sens plus en moi palpiter une fibre,
Et comme un balancier seulement mon cœur vibre
        A mouvements égaux.

Le néant ! Voilà donc ce que l’on trouve au terme !
Comme une tombe, un mort, ma cellule renferme
        Un cadavre vivant.
C’est pour arriver là que j’ai pris tant de peine,
Et que j’ai sans profit, comme on fait d’une graine,
        Semé mon âme au vent.

Un seul baiser, ô douce et blanche Marguerite,
Pris sur ta bouche en fleur, si fraîche et si petite,
        Vaut mieux que tout cela.
Ne cherchez pas un mot qui n’est pas dans le livre ;
Pour savoir comme on vit n’oubliez pas de vivre.
        Aimez, car tout est là !