Poésies complètes (Gautier, éd. Charpentier)/La Comédie de la Mort/Chapitre 6

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Théophile Gautier
Poésies complètesCharpentier-FasquelleVolume 2 (p. 32-36).
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VI


 
La spirale sans fin dans le vide s’enfonce ;
Tout autour, n’attendant qu’une fausse réponse
        Pour vous pomper le sang,
Sur leurs grands piédestaux semés d’hiéroglyphes,
Des Sphinx aux seins pointus, aux doigts armés de griffes,
        Roulent leur œil luisant.

En passant devant eux, à chaque pas l’on cogne
Des os demi rongés, des restes de charogne,
        Des crânes sonnant creux.
On voit de chaque trou sortir des jambes raides,
Des apparitions monstrueusement laides
        Fendent l’air ténébreux.

C’est ici que l’énigme est encor sans Oedipe,
Et qu’on attend toujours le rayon qui dissipe
        L’antique obscurité.
C’est ici que la mort propose son problème,
Et que le voyageur, devant sa face blême
        Recule épouvanté.

Ah que de nobles cœurs et que d’âmes choisies,
Vainement, à travers toutes les poésies,
        Toutes les passions,
Ont poursuivi le mot de la page fatale
Dont les os gisent là sans pierre sépulcrale
        Et sans inscriptions !


Combien, don Juans obscurs, ont leurs listes remplies
Et qui cherchent encor ! Que de lèvres pâlies
        Sous les plus doux baisers,
Et qui n’ont jamais pu se joindre à leur chimère !
Que de désirs au ciel sont remontés de terre
        Toujours inapaisés !

Il est des écoliers qui voudraient tout connaître,
Et qui ne trouvent pas pour valet et pour maître
        De Méphistophélès.
Dans les greniers, il est des Faust sans Marguerite
Dont l’enfer ne veut pas et que Dieu déshérite ;
        Tous ceux-là, plaignez-les !

Car ils souffrent un mal, hélas ! inguérissable ;
Ils mêlent une larme à chaque grain de sable
        Que le temps laisse choir.
Leur cœur, comme un orfraie au fond d’une ruine,
Râle piteusement dans leur maigre poitrine
        L’hymne du désespoir.

Leur vie est comme un bois à la fin de l’automne,
Chaque souffle qui passe arrache à leur couronne
        Quelque reste de vert.
Et leurs rêves en pleurs s’en vont fendant les nues,
Silencieux, pareils à des files de grues
        Quand approche l’hiver.

Leurs tourments ne sont point redits par le poète ;
Martyrs de la pensée, ils n’ont pas sur leur tête
        L’auréole qui luit ;
Par les chemins du monde ils marchent sans cortége,
Et sur le sol glacé tombent comme la neige
        Qui descend dans la nuit.


Comme je m’en allais, ruminant ma pensée,
Triste, sans dire mot, sous la voûte glacée,
        Par le sentier étroit ;
S’arrêtant tout à coup, ma compagne blafarde
Me dit en étendant sa main frêle : Regarde
        Du côté de mon doigt.

C’était un cavalier avec un grand panache,
De longs cheveux bouclés, une noire moustache
        Et des éperons d’or ;
Il avait le manteau, la rapière et la fraise,
Ainsi qu’un raffiné du temps de Louis treize,
        Et semblait jeune encor.

Mais en regardant bien, je vis que sa perruque
Sous ses faux cheveux bruns laissait près de sa nuque
        Passer des cheveux blancs ;
Son front, pareil au front de la mer soucieuse,
Se ridait à longs plis ; sa joue était si creuse
        Que l’on comptait ses dents.

Malgré le fard épais dont elle était plâtrée,
Comme un marbre couvert d’une gaze pourprée
        Sa pâleur transperçait ;
A travers le carmin qui colorait sa lèvre,
Sous son rire d’emprunt on voyait que la fièvre
        Chaque nuit le baisait.

Ses yeux sans mouvement semblaient des yeux de verre
Ils n’avaient rien des yeux d’un enfant de la terre,
        Ni larmes ni regard.
Diamant enchâssé dans sa morne prunelle
Brillait d’un éclat fixe, une froide étincelle.
        C’était bien un vieillard !


Comme l’arche d’un pont son dos faisait la voûte,
Ses pieds endoloris, tout gonflés par la goutte.
        Chancelaient sous son poids.
Ses mains pâles tremblaient ; ainsi tremblent les vagues,
Sous les baisers du Nord, et laissaient fuir leurs bagues
        Trop larges pour ses doigts.

Tout ce luxe, ce fard sur cette face creuse,
Formait une alliance étrange et monstrueuse.
        C’était plus triste à voir
Et plus laid, qu’un cercueil chez des filles de joie,
Qu’un squelette paré d’une robe de soie,
        Qu’une vieille au miroir.

Confiant à la nuit son amoureuse plainte,
Il attendait devant une fenêtre éteinte,
        Sous un balcon désert.
Nul front blanc ne venait s’appuyer au vitrage,
Nul soleil de beauté ne montrait son visage
        Au fond du ciel ouvert.

Dis, que fais-tu donc là, vieillard, dans les ténèbres,
Par une de ces nuits où les essaims funèbres
        S’envolent des tombeaux ?
Que vas-tu donc chercher si loin, si tard, à l’heure
Où l’Ange de minuit au beffroi chante et pleure
        Sans page et sans flambeaux ?

Tu n’as plus l’âge où tout vous rit et vous accueille,
Où la vierge répand à vos pieds, feuille à feuille,
        La fleur de sa beauté.
Et ce n’est plus pour toi que s’ouvrent les fenêtres ;
Tu n’es bon qu’à dormir auprès de tes ancêtres
        Sous un marbre sculpté.


Entends-tu le hibou qui jette ses cris aigres ?
Entends-tu dans les bois hurler les grands loups maigres ?
        O vieillard sans raison !
Rentre, c’est le moment où la lune réveille
Le vampire blafard sur sa couche vermeille ;
        Rentre dans ta maison.

Le vent moqueur a pris ta chanson sur son aile,
Personne ne t’écoute, et ta cape ruisselle
        Des pleurs de l’ouragan…
Il ne me répond rien ; dites quel est cet homme
O mort, et savez-vous le nom dont on le nomme !
        Cet homme, c’est don Juan.