Poésies complètes (Gautier, éd. Charpentier)/La Comédie de la Mort/Chapitre 7

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Théophile Gautier
Poésies complètesCharpentier-FasquelleVolume 2 (p. 36-40).
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VII

DON JUAN.

 

Heureux adolescents, dont le cœur s’ouvre à peine
Comme une violette à la première haleine
        Du printemps qui sourit,
Ames couleurs de lait, frais buissons d’aubépine
Où, sous le pur rayon, dans la pluie argentine
        Tout gazouille et fleurit.

O vous tous qui sortez des bras de votre mère
Sans connaître la vie et la science amère,
        Et qui voulez savoir,
Poètes et rêveurs, plus d’une fois, sans doute,
Aux lisières des bois, en suivant votre route
        Dans la rougeur du soir,


A l’heure enchanteresse, où sur le bout des branches
On voit se becqueter les tourterelles blanches
        Et les bouvreuils au nid,
Quand la nature lasse en s’endormant soupire,
Et que la feuille au vent vibre comme une lyre
        Après le chant fini ;

Quand le calme et l’oubli viennent à toutes choses
Et que le sylphe rentre au pavillon des roses
        Sous les parfums plié ;
Emus de tout cela, pleins d’ardeurs inquiètes
Vous avez souhaité ma liste et mes conquêtes ;
        Vous m’avez envié

Les festins, les baisers sur les épaules nues,
Toutes ces voluptés à votre âge inconnues,
        Aimable et cher tourment !
Zerbine, Elvire, Anna, mes Romaines jalouses,
Mes beaux lis d’Albion, mes brunes Andalouses,
        Tout mon troupeau charmant.

Et vous vous êtes dit par la voix de vos âmes :
Comment faisais-tu donc pour avoir plus de femmes
        Que n’en a le sultan ?
Comment faisais-tu donc, malgré verroux et grilles,
Pour te glisser au lit des belles jeunes filles,
        Heureux, heureux don Juan !

Conquérant oublieux, une seule de celles
Que tu n’inscrivais pas, une entre tes moins belles
        Ta plus modeste fleur,
Oh ! combien et longtemps nous l’eussions adorée !
Elle aurait embelli, dans une urne dorée,
        L’autel de notre cœur.


Elle aurait parfumé, cette humble paquerette
Dont sous l’herbe ton pied a fait ployer la tête,
        Notre pâle printemps ;
Nous l’aurions recueillie, et de nos pleurs trempée,
Cette étoile aux yeux bleus, dans le bal échappée
        A tes doigts inconstants.

Adorables frissons de l’amoureuse fièvre,
Ramiers qui descendez du ciel sur une lèvre,
        Baisers âcres et doux,
Chutes du dernier voile, et vous cascades blondes,
Cheveux d’or, inondant un dos brun de vos ondes
        Quand vous connaîtrons-nous ?

Enfant, je les connais tous ces plaisirs qu’on rêve ;
Autour du tronc fatal l’antique serpent d’Ève
        Ne s’est pas mieux tordu.
Aux yeux mortels, jamais dragon à tête d’homme
N’a d’un plus vif éclat fait reluire la pomme
        De l’arbre défendu.

Souvent, comme des nids de fauvettes farouches,
Tout prêts à s’envoler, j’ai surpris sur des bouches
        Des nids d’aveux tremblants,
J’ai serré dans mes bras de ravissants fantômes,
Bien des vierges en fleur m’ont versé les purs baumes
        De leurs calices blancs.

Pour en avoir le mot, courtisanes rusées,
J’ai pressé, sous le fard, vos lèvres plus usées
        Que le grès des chemins.
Égouts impurs, où vont tous les ruisseaux du monde,
J’ai plongé sous vos flots ; et toi, débauche immonde,
        J’ai vu tes lendemains.


J’ai vu les plus purs fronts rouler après l’orgie
Parmi les flots de vin, sur la nappe rougie ;
        J’ai vu les fins de bal
Et la sueur des bras, et la pâleur des têtes
Plus mornes que la mort sous leurs boucles défaites
        Au soleil matinal.

Comme un mineur qui suit une veine inféconde,
J’ai fouillé nuit et jour l’existence profonde
        Sans trouver le filon.
J’ai demandé la vie à l’amour qui la donne,
Mais vainement ; je n’ai jamais aimé personne
        Ayant au monde un nom.

J’ai brûlé plus d’un cœur dont j’ai foulé la cendre,
Mais je restai toujours comme la Salamandre,
        Froid au milieu du feu.
J’avais un idéal frais comme la rosée,
Une vision d’or, une opale irisée
        Par le regard de Dieu ;

Femme, comme jamais sculpteur n’en a pétrie,
Type réunissant Cléopâtre et Marie,
        Grâce, pudeur, beauté ;
Une rose mystique, où nul ver ne se cache,
Les ardeurs du volcan et la neige sans tache
        De la virginité !

Au carrefour douteux, Y grec de Pythagore,
J’ai pris la branche gauche et je chemine encore
        Sans arriver jamais.
Trompeuse volupté, c’est toi que j’ai suivie,
Et peut-être, ô vertu ! l’énigme de la vie ;
        C’est toi qui la savais.


Que n’ai-je, comme Faust, dans ma cellule sombre,
Contemplé sur le mur la tremblante penombre
        Du microcosme d’or !
Que n’ai-je, feuilletant cabales et grimoires,
Auprès de mon fourneau, passé les heures noires
        A chercher le trésor !

J’avais la tête forte, et j’aurais lu ton livre
Et bu ton vin amer, Science, sans être ivre
        Comme un jeune écolier.
J’aurais contraint Isis à relever son voile ;
Et du plus haut des cieux fait descendre l’étoile
        Dans mon noir atelier.

N’écoutez pas l’amour car c’est un mauvais maître ;
Aimer, c’est ignorer, et vivre c’est connaître.
        Apprenez, apprenez ;
Jetez et rejetez à toute heure la sonde ;
Et plongez plus avant sous cette mer profonde
        Que n’ont fait vos aînés.

Laissez Léviathan souffler par ses narines,
Laissez le poids des mers au fond de vos poitrines
        Presser votre poumon.
Fouillez les noirs écueils qu’on n’a pu reconnaître,
Et dans son coffre d’or vous trouverez peut-être
        L’anneau de Salomon !