Polikouchka (trad. Bienstock)/Chapitre2

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 40-47).
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II


Polikeï, homme infime, taré, et, qui pis est, venu d’un autre village, ne trouvait de protection ni chez la sommelière, ni chez le sommelier, ni chez l’intendant, ni chez la femme de chambre, et son coin était le pire, bien qu’avec sa femme et ses enfants, ils fussent sept. Les coins avaient été construits, au temps du feu seigneur, de la façon suivante. Au centre d’une izba de pierre de dix archines[1] se trouvait un poêle, autour duquel était ménagé le colidor (comme disaient les domestiques), et chaque angle était séparé par des planches ; de sorte qu’il n’y avait pas beaucoup de place, surtout dans l’angle de Polikeï, voisin de la porte. Le lit nuptial avec une mince couverture et des oreillers de calicot, un berceau d’enfant, une petite table à trois pieds, sur laquelle on préparait, lavait et posait tous les objets de la famille et où travaillait Polikeï lui-même (il s’occupait des chevaux), les seaux, les habits, les poules, un petit veau et les sept membres de la famille remplissaient l’angle, et l’on n’aurait pu s’y mouvoir si le poêle commun ne leur eût donné sa quatrième partie où l’on mettait choses et gens, et s’ils n’avaient eu le perron pour sortir. À vrai dire, on ne pouvait pas sortir : en octobre il faisait froid, et en fait de vêtement chaud il n’y avait qu’un touloupe pour sept ; mais en revanche on pouvait se réchauffer, les enfants en courant, les grands en travaillant ; et les uns et les autres grimpaient sur le poêle chauffé parfois à quarante degrés. Il semble terrible qu’on puisse vivre dans de telles conditions, mais pour eux ce n’était rien ; ils y étaient accoutumés. Akoulina lavait, cousait, pour ses enfants et son mari ; elle travaillait au métier et blanchissait la toile ; elle préparait les aliments, dans le poêle commun, s’invectivait et potinait avec les voisines. La provision du mois était suffisante non seulement pour les enfants mais encore pour la vache ; le bois et la nourriture du bétail venaient de chez les maîtres. Parfois on donnait du foin de l’écurie. Ils avaient un petit morceau de potager ; la vache avait donné un veau ; ils élevaient des poules. Polikeï soignait les chevaux de l’écurie, il saignait les chevaux et le bétail, nettoyait leurs sabots, leur donnait des mixtures de sa propre invention et, parfois, recevait en récompense, de l’argent et des vivres. Parfois aussi, il lui restait de l’avoine des maîtres. Dans le village il y avait un paysan qui, régulièrement, chaque mois, pour deux mesures d’avoine, lui donnait vingt livres de mouton. La vie eût été supportable s’il n’y avait eu un ennui, et il y en avait un grand qui pesait sur toute la famille. Polikeï, dans sa jeunesse, vivait dans un autre village et s’occupait dans un haras. Le palefrenier avec qui il travaillait, était le plus grand voleur du pays ; il finit par la déportation. Polikeï avait fait son apprentissage chez ce palefrenier, et dès l’enfance, il s’était tellement habitué à ces bêtises, que, par la suite, malgré la louable intention de se mieux conduire, il en fut incapable. Il était jeune, faible, sans père ni mère, sans personne pour le corriger.

Polikeï aimait à boire, et ne supportait pas, en quelque endroit que ce fût, qu’un objet quelconque fût mal gardé : la grosse corde, la sellette, la serrure, la cheville, ou autre chose de plus de valeur trouvaient place chez Polikeï Ilitch. Partout il y avait des gens qui recélaient ces objets et les payaient, par consentement mutuel, avec du vin ou de l’argent. Ces gains sont les plus faciles, dit le peuple : ils n’exigent ni études, ni travail, rien, et quand on en a essayé une fois, on ne veut pas d’autre métier. Il n’y a qu’un seul inconvénient à cette sorte de gain : on trouve tout à bon marché et facilement, la vie est agréable, mais, tout à coup, à cause de méchantes gens, l’industrie ne marche plus, il faut payer pour tout à la fois, et l’on ne sera plus heureux de toute sa vie.

C’est ce qui était arrivé à Polikeï.

Polikeï se maria ; Dieu lui envoyait le bonheur : sa femme, la fille du bouvier, était forte, intelligente, travailleuse, et lui donna des enfants tous plus beaux les uns que les autres. Polikeï continuait son commerce et tout allait bien. Mais, tout à coup, la déveine s’abattit sur lui ; il fut pincé. Il fut pincé pour une bagatelle : il avait dérobé des guides à un paysan. On le prit ; il fut battu, dénoncé à la propriétaire, et on se mit à le surveiller. Il fut repris une deuxième fois, une troisième fois. Les gens commençaient à l’injurier ; l’intendant le menaçait du service militaire, la maîtresse lui faisait des réprimandes. Sa femme se mit à pleurer, devint triste ; tout allait mal. C’était un homme bon, pas méchant, mais faible, buveur, et il ne pouvait réfréner son mauvais penchant. Parfois sa femme l’injuriait, le battait même quand il rentrait ivre ; et lui, il pleurait.

« — Malheureux que je suis, — disait-il, — que puis-je faire ? Que mes yeux se crèvent ! Je cesserai, je ne le ferai plus. »

Bast ! un mois après, il quitte la maison, s’enivre et disparaît pendant deux jours. « Mais il prend de l’argent quelque part, pour faire la noce », ratiocinaient les gens. Sa dernière affaire était celle de la pendule du bureau, une vieille pendule qui ne marchait plus depuis longtemps. Une fois, par hasard, il entra seul dans le bureau ouvert. Cette pendule le tenta, il la prit et la vendit en ville. Par un fait exprès, le marchand qui acheta la pendule était parent d’une domestique, et, pendant les fêtes, il vint au village et parla de la pendule. On commença à chercher, comme si c’était nécessaire à quelqu’un. L’intendant, surtout, n’aimait pas Polikeï, et l’on trouva. Madame fut informée de l’affaire ; elle appela Polikeï. Il tomba à genoux aussitôt, et avoua tout d’une façon touchante, comme sa femme lui avait appris à le faire.

Ce fut très bien. Madame se mit à le sermonner puis parla, parla, admonesta, invoqua Dieu, la vertu, la vie future, la femme, les enfants, et l’amena jusqu’aux larmes. Madame lui dit :

— Je te pardonne, mais promets-moi que tu ne le feras plus jamais.

— Je ne le ferai jamais ! Que je disparaisse ! Qu’on m’arrache les entrailles ! dit Polikeï. Et il pleurait pitoyablement.

Polikeï, revenu à la maison, brailla toute la journée comme un petit veau, et resta sur le poêle. Depuis, on n’eut rien à lui reprocher. Mais sa vie n’était plus gaie. Les gens le regardaient comme un voleur, et, quand vint l’époque de l’enrôlement, tout le monde le désigna.

Polikeï, comme on l’a déjà dit, s’occupait des chevaux. Comment était-il devenu tout à coup vétérinaire, personne ne le savait, et encore moins lui-même. Quand il travaillait au haras, chez le palefrenier déporté, il n’avait pas d’autre fonction que de nettoyer le fumier des écuries, parfois, de panser les chevaux, et d’apporter de l’eau. Ce n’était donc pas là qu’il avait pu apprendre. Ensuite il avait été tisserand, puis jardinier, il ratissait les allées ; après, par punition, il avait dû faire des briques, ensuite, à la corvée, il remplissait les fonctions de portier chez un marchand. Là non plus, il n’avait donc pas eu de pratique. Mais dans les derniers temps, le bruit de son habileté merveilleuse en médecine vétérinaire commençait à se répandre. Il fit une saignée, puis une autre, ensuite il fit étendre à terre un cheval et lui gratta quelque chose dans la cuisse ; après quoi, il exigea qu’on mit le cheval dans un travail et lui coupa le jarret jusqu’au sang, malgré que l’animal se débattît et poussât même des cris ; il expliqua que cela signifiait « verser le sang de dessous le sabot. » Ensuite, il expliqua à un moujik qu’il était nécessaire de saigner deux veines « pour la plus grande facilité. » et il se mit à frapper à coups de maillet sur la lancette émoussée, après quoi il passa sous le ventre du cheval une bande faite du fichu de sa femme. Enfin, il continua à soigner toutes les maladies avec du sel de vitriol mouillé du contenu d’une fiole, et à donner pour l’usage interne ce qui lui venait en tête. Et plus il faisait souffrir les chevaux, plus il en tuait, plus on croyait en lui, plus on venait le chercher.

Je sens qu’il n’est pas tout à fait convenable pour nous, les seigneurs, de nous moquer de Polikeï. Le procédé qu’il employait pour inspirer la confiance était le même que celui qui influençait nos pères, le même que celui qui agit sur nous et agira sur nos enfants. Le paysan qui appuie son ventre sur la tête de sa jument, son unique richesse, presque un membre de la famille, et qui, avec un sentiment mêlé de foi et de terreur, regarde le visage de Polikeï gravement froncé et ses mains fines, aux manches retroussées, avec lesquelles il presse précisément exprès le point douloureux et coupe hardiment la chair vivante, alors qu’il se dit à part lui : « Bah ! ça passera peut-être », et feint de savoir où est le sang, où est la matière, où la veine sèche, où la veine pleine, et tient entre les dents le torchon guérisseur ou la fiole au vitriol, — ce paysan, dis-je, ne peut pas croire que Polikeï lève la main pour couper au hasard. Lui-même ne pourrait le faire. Une fois l’entaille pratiquée, il ne se reprochera pas d’avoir fait couper en vain. Je ne sais si vous avez éprouvé ce sentiment, mais moi je l’ai ressenti devant le docteur qui, sur ma demande, a tourmenté des gens chers à mon cœur. La lancette et la mystérieuse fiole blanche avec le sublimé, et les paroles : foulure, hémorrhoïdes, saignée, matière, etc., ne sont-ce pas les mêmes que nerfs, rhumatismes, organismes, etc. ?

Le vers :


Wage du zu irren und zu traümen[2]


se rapporte moins aux poètes qu’aux médecins et aux vétérinaires.

  1. L’archine vaut 0 m 711.
  2. « Aie le courage de te tromper et de rêver. »