Politique extérieure, 1840/01

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POLITIQUE EXTÉRIEURE.

L’ESPAGNE. — L’ORIENT.

Le mois qui vient de finir a été fécond en évènemens graves, et graves à tel point que la face du monde en pourrait être changée. L’Espagne et l’Orient ont donné des spectacles si extraordinaires, que si ces spectacles avaient paru les uns sans les autres, ils auraient suffi pour absorber l’attention publique, et la captiver au plus haut degré. Mais l’Espagne, qui d’abord avait attiré tous les esprits à elle, les a vus s’enfuir tout à coup vers les affaires d’Orient, au bruit des singulières résolutions prises à Londres.

Avant de passer aux affaires d’Orient, nous dirons quelques mots de celles d’Espagne, qui méritent cependant leur part d’attention, car les plus étranges violations de principes, les plus odieuses scènes d’anarchie viennent de s’y produire à l’envi, dans un moment où l’Espagne semblait pacifiée et triomphante. La guerre civile en effet venait de disparaître pour la seconde fois, par un évènement aussi éclatant que celui de Bergara. Cette redoutable faction, qui sous Cabrera avait désolé le centre de l’Espagne, et avait paru plus redoutable même que celle des provinces basques, cette faction venait non pas de faire un traité, mais de céder le terrain, et de passer tout entière en France sous Cabrera et Balmaseda. Cabrera et Balmaseda, que le ministère français avait refusé de livrer aux vengeances du gouvernement espagnol, mais qu’il avait consenti à détenir temporairement, ne menaçaient plus ni Valence, ni Madrid ; tout semblait fini, et tout à coup la couronne d’Espagne, échappée aux carlistes, semble tomber aux pieds d’un soldat, que le destin a comblé de ses hasards les plus heureux, et qui, sans génie, mais non sans ambition politique, livre à de misérables subalternes sa prodigieuse fortune. Toutefois, ce coup de théâtre si prompt n’était pas sans cause antérieure ; depuis quelque temps, il était facile à pressentir. Un ministère honnête, mais faible, gouvernait l’Espagne pour les modérés. Les chefs de ce parti, les Martinez de la Rosa, les Isturitz, repoussés par la haine jalouse des factions, cherchaient à maintenir dans les mains de quelques-uns de leurs amis un pouvoir qu’ils ne pouvaient posséder eux-mêmes ; ces amis, ministres pour le compte d’autrui, bien intentionnés, mais faibles, vivaient tiraillés entre leurs protecteurs et le quartier-général d’Espartero. Ce double joug était difficile à supporter en même temps, car les chefs modérés avaient pour l’entourage d’Espartero une incroyable aversion, et le quartier-général d’Espartero, conduit par un subalterne, le brigadier Linage, avait pour le parti modéré une haine égale. Comment Espartero, si peu fait pour la violence, si peu fait pour gouverner un parti quelconque, est-il devenu le chef des exaltados après les sanglantes exécutions qu’il avait exercées dans son armée au profit de la discipline ? Comment ? par la cause qui gouverne toujours ces hommes-instrumens, doués de courage de cœur, et faibles d’esprit, par le hasard des relations.

Espartero s’est livré depuis long-temps à un feseur, le brigadier Linage. Linage est un de ces hommes que la jalousie des positions supérieures, qu’ils ne peuvent ni conquérir pour eux-mêmes, ni tolérer chez les autres, rend anarchistes ; Linage est du parti des exaltados. Il a fait plusieurs manifestations dans leur sens, et les exaltados, sachant qu’il y avait à gagner de ce côté, battus dans les élections par le bon sens espagnol, se sont jetés aux pieds d’Espartero, qu’ils avaient baffoué. Espartero leur a donc appartenu. Cependant la duchesse de la Victoire, adroitement conquise par la reine, a quelquefois fait contre-poids à l’influence du brigadier Linage, et a maintenu Espartero flottant nonchalamment entre les anarchistes et la reine.

Jusqu’ici Espartero ne voulait pas être ministre. Il avait une armée, un grand pouvoir ; il gagnait des titres, des dotations ; il prospérait par la guerre civile qui désolait l’Espagne. Il se contentait de tourmenter tous les ministres, de leur faire des querelles à tout propos, pour les plus frivoles motifs. Dès qu’un ministre de la guerre lui avait déplu, il avait un grief tout prêt pour le renvoyer. L’armée, disait alors Espartero, manquait de tout !… l’armée, à laquelle on a prodigué depuis quelques années tous les trésors de l’Espagne ! Cet état insupportable pour tous les ministères était cependant supporté par eux, grace à la guerre civile. Mais la guerre civile finissant, Espartero a vu son rôle fini, ou bien M. Linage l’a vu pour lui, et a décidé qu’Espartero serait ministre. Le voyage de la reine en a fourni l’occasion.

C’est ici le cas d’expliquer ce singulier voyage ; et le rôle qu’a joué la diplomatie française en Espagne.

La reine s’est mis en tête le projet d’aller en Catalogne. On ne sait pas bien encore le vrai motif de ce déplorable voyage. Les infans qui sont à Paris ont cru que c’était pour marier la jeune reine à un prince de Cobourg qui vient de quitter Lisbonne, et qui, voyageant actuellement en Espagne, vient de toucher à Cadix, Malaga, Valence, etc. Les modérés de Madrid ont dit que la reine allait les livrer à Espartero. Les exaltés eux-mêmes, pour lesquels on disait le voyage préparé, ont cru que la reine s’éloignait de Madrid pour faire un coup d’état contre la constitution, et dans le but de rétablir le statut royal. C’est bien la preuve que tous se trompaient, et que le voyage n’était préparé avec et pour aucun d’eux.

La reine avait probablement les plus frivoles motifs, nous étonnerions si nous disions les plus vraisemblables. Nous sacrifierons au respect que mérite une reine pleine de cœur et d’esprit, nourrie d’amertumes depuis sept ans, nous sacrifierons le plaisir de curiosité que nous pourrions donner à nos lecteurs. Mais au travers des frivoles motifs qui l’entraînaient, la reine croyait trouver un motif politique qui excusait à ses propres yeux la légèreté de sa résolution ; elle espérait exercer sur Espartero un ascendant qui, en général, s’est trouvé irrésistible toutes les fois qu’elle a voulu l’exercer. Ses ministres, parlant au nom des modérés, ne cessaient de lui dire qu’Espartero voulait usurper. Elle a pris je ne sais quel plaisir de reine et de femme à le leur montrer à ses pieds, soumis, raisonnable, tout prêt peut-être à aller s’endormir dans le sein d’un ministère qu’il couvrirait de son nom, et par lequel il serait conduit comme il a coutume de l’être.

Vaine et déplorable illusion, payée d’un effroyable et funeste scandale ! Quand la reine a fait part de ce projet à ses ministres et au corps diplomatique, elle a reçu d’inutiles conseils. Le ministère français, ayant pour principe de respecter l’indépendance de l’Espagne, avait toujours recommandé à l’ambassadeur de ne pas se faire homme de parti, de s’abstenir de vivre au milieu des coteries, de ne pas renouveler un spectacle déjà donné, celui d’un ambassadeur français s’affichant pour moderados, et d’un ambassadeur anglais s’affichant pour exaltados. — Sachez sans doute préférer le bien au mal, avait dit le ministre à l’ambassadeur, et si un parti veut des choses raisonnables, si un autre en veut d’absurdes, n’affichez pas d’être indifférent entre le vrai et le faux ; mais bornez-vous là : ne partagez les passions de personne ; tenez-vous en dehors des partis ; autrement vous serez compromis, et la France avec vous. Vos conseils même seront sans force. C’est, dit-on, un des motifs pour lesquels M. de Rumigny avait encouru en quelques circonstances la désapprobation du cabinet. Les moderados, qui sont modérés dans leurs doctrines, mais un peu exaltés par caractère, ont fort mal pris ces conseils de prudence, et ont prétendu que le ministère français voulait faire passer l’influence aux exaltados. Il n’en était rien, le ministère français voulait de la mesure dans la conduite de ceux qui le représentaient ; mais il ne voulait porter l’influence ni aux uns ni aux autres ; il regardait cela comme hors du droit et du pouvoir d’un ambassadeur étranger.

Est survenu, comme nous le disions, le projet de voyage de la reine. Le ministère français l’a vivement blâmé, et cela par un droit qui ne lui aurait point appartenu, si on n’avait pas offert à l’ambassadeur d’en faire partie. L’ambassadeur y avait à peu près consenti ; le ministère l’a rappelé sur-le-champ. Le ministère français ne voulait à aucun prix rendre la France responsable de ce qui se passerait à Barcelone ; il craignait, si des désordres éclataient, que la personne de l’ambassadeur ne fût compromise, M. de Rumigny surtout étant devenu odieux aux exaltados, qui lui en voulaient cruellement. Le rappel de l’ambassadeur, l’envoi d’un nouveau représentant, homme ferme, intelligent, habitué à se conduire entre les partis, allait donner le temps de juger le but et la conduite du voyage. Puisqu’on n’avait pas pu l’empêcher, il y avait toute convenance à n’y prendre aucune part, mais à se tenir prêt à pourvoir aux éventualités qu’il pourrait faire naître. Le nouvel ambassadeur, M. de la Redorte, reçut ordre de se tenir à quelque distance de Port-Vendres.

Ce déplorable voyage a eu lieu. La reine, fêtée par l’armée et le peuple, insultée par quelques municipalités, obsédée dans plusieurs de ses stations par Espartero, qui lui a purement et simplement demandé la présidence du conseil, est arrivée à Barcelone un jour satisfaite, un autre jour désolée d’avoir entrepris ce voyage. À Barcelone, elle a plusieurs jours de suite attendu Espartero. Il semblait vouloir laisser percer une nuance de mécontentement ; il est venu enfin, et a reçu une ovation indigne de lui, une ovation de la plus vile populace. Barcelone a pris un aspect sinistre. Espartero, bien préparé par Linage, est venu au palais de la reine, et lui a parlé du mécontentement public. Il ne lui a plus cette fois demandé le ministère, mais le refus de sanction à cette loi des ayuntamientos, seule loi vraiment sage qu’on ait depuis quelques années présentée en Espagne, seule loi qui puisse lui procurer un peu d’ordre administratif. La reine a refusé, elle a discuté avec Espartero. Au premier abord, il a eu force argumens ; mais la reine, qui est femme d’esprit, a soutenu la discussion, elle a bientôt épuisé les provisions d’Espartero, qui est resté au dépourvu devant la spirituelle abondance de sa souveraine. Il s’est retiré battu, pas trop mécontent de sa défaite ; car, quand il est livré à sa bonne nature, il n’aspire qu’à la gloire qui lui appartient, celle d’un héroïque soldat. Mais rentré chez lui, on lui a appris qu’il avait été battu, on lui a dit que la reine l’avait joué ; il s’est indigné alors, et a voulu partir. Il est resté plusieurs jours dans cet état entre Linage et sa femme, qui tantôt appuyait la reine, tantôt effrayée tournait aux exaltados. Enfin on l’a poussé à donner sa démission. La reine aurait fini par l’accepter, on s’en est douté, on a eu recours à l’émeute. L’émeute s’est montrée, non pas comme chez nous, en attaquant la force publique, mais en hurlant, en insultant les honnêtes gens, en égorgeant les victimes qui n’étaient pas défendues. Espartero, disposant de cinquante mille soldats fidèles, a laissé l’émeute opprimer sa souveraine. La reine l’a fait appeler, il a exigé le renvoi des ministres, la non-sanction de la loi des ayuntamientos, la dissolution des cortès. La non-sanction de la loi des ayuntamientos était chose impossible, car déjà la sanction envoyée à Madrid était publiée. La dissolution des cortès a été bravement refusée par la reine ; mais le renvoi des ministres a été accordé, et un nouveau ministère composé. Cette concession a désarmé les conseillers d’Espartero. L’émeute a cessé un instant.

Il a fallu composer un ministère. Là était la difficulté. Pour première punition, Espartero n’a pas pu en faire partie ; car, même au milieu de cette odieuse licence, une sorte de pudeur publique obligeait Espartero à ne point paraître avoir fait tout cela pour s’emparer du pouvoir. Il a cherché des ministres, il n’en a pas trouvé, car il n’y en a pas beaucoup là, comme ailleurs, dans le parti de la violence. On a cherché quelques hommes d’affaires, MM. Onis, Campuzano, que des mécontentemens personnels ont jetés dans l’opposition, mais qui n’ont rien de commun avec les anarchistes, puis des officiers, des administrateurs, tous étrangers aux partis, mais aussi aux cortès, et sans influence auprès d’elles. Ce ministère, tel quel, dont on a réuni les noms, parce qu’il en fallait faire un qui fût pris dans l’opposition, non dans la violence, ce ministère tel quel, il est douteux qu’il accepte, car ses membres sont absens, et le cri de l’Espagne contre les scènes de Barcelone a de quoi décourager tout le monde. Espartero va donc se trouver avec la reine et le gouvernement sur les bras, et n’en sachant que faire, ayant mis les anciens ministres en fuite, ne pouvant pas l’être, n’en ayant pas qui veuillent l’être.

Première punition ! Mais une autre s’en est suivie. Espartero a été débordé, l’émeute a ensanglanté les rues, commis des horreurs qui depuis quarante ans semblaient ne pouvoir reparaître. Espartero a vu des victimes se réfugier à ses pieds et à ceux de sa femme ; il s’est indigné alors. Honneur à lui dans ses fautes ! Il s’est retrouvé ce qu’il est, un cœur honnête et généreux, abusé par des misérables ; il a menacé l’ayuntamiento de le faire fusiller, il a rétabli un peu d’ordre. Mais il est là avec sa reine désolée, humiliée, sans ministres, sans pouvoir, dégoûtée de régner ; et lui, il a vu en un jour ternir sa gloire et rabaisser ses services ! Cependant il s’est relevé en défendant au dernier jour l’ordre et les honnêtes gens. Puisse-t-il mieux comprendre l’intérêt de son pays, de sa souveraine et de sa gloire !

Au milieu de ces hideuses scènes, nous avons à nous honorer, nous, de la conduite du jeune et courageux ambassadeur envoyé à Barcelone. Quand il a été visible qu’aucune machination, aucune intrigue ne pouvait plus être imputée au gouvernement de la reine ; que la diplomatie française, en se montrant à Barcelone, n’encourait aucune responsabilité ; qu’il n’y avait que de l’appui à porter à la reine, M. de la Redorte a reçu ordre de partir. Courageux et plein d’aplomb, nouveau d’ailleurs, étranger aux partis, il courait moins de chances que son prédécesseur. Il s’est embarqué ; il est descendu hardiment au milieu des rues ensanglantées de Barcelone ; dans l’hôtel du consul qu’il habitait, il a fait prendre quelques précautions au moyen des marins français. Il a pris ces précautions afin de couvrir les victimes auxquelles il allait donner asile ; il les a reçues toutes sans distinction ; puis il est allé, accompagné d’un simple secrétaire, se montrer dans les rues. Son regard ferme et calme a déconcerté les odieux égorgeurs qui déshonoraient la capitale de la Catalogne, et il a porté par sa conduite un singulier appui aux honnêtes gens épouvantés.

Il s’est rendu chez la reine, lui a présenté ses lettres de créance et offert l’appui de son gouvernement ; là, il attend, sans se permettre un jugement sur les ministres que la reine a appelés ou appellera. Ce rôle ne lui appartient pas. Les ministres choisis par la reine sont, pour nous, les ministres légitimes de la royauté espagnole, quelle que soit leur origine ; si leur conduite surtout, comme celle de tous les hommes éclairés par le pouvoir, est humaine et modérée, l’ambassadeur de France fera avec eux, comme avec d’autres, les affaires des deux gouvernemens, en formant des vœux pour l’ordre, pour la reine, pour cette noble monarchie espagnole qui manque à l’Europe, et dont le retour au rang des grandes puissances est à la fois un besoin et un souhait sincère de la France.

Ces scènes tragiques, en d’autres temps, auraient fait oublier toute autre chose en Europe ; mais lord Palmerston s’est chargé de les faire oublier, toutes grandes qu’elles soient, par la grave résolution à laquelle il vient de pousser ses collègues et les représentans des cours du Nord. Autant qu’il était en lui, il a rompu l’alliance anglo-française, alliance sur laquelle repose depuis dix ans la paix du monde ! Quoi de plus grave en effet ? quoi de plus digne de l’attention inquiète de l’univers ?

Sans doute la paix n’est pas encore rompue ; mais le lien qui retenait les passions de l’Europe est brisé ou près de l’être. Comment ne serait-on pas alarmé d’une telle résolution ? comment ne demanderait-on pas compte au ministre anglais de la témérité qui menace le repos du monde ?

De bas ennemis, qui dans une situation pareille ne voient que des hommes à décrier, s’adressent au cabinet du 1er  mars et lui disent : Eh bien ! cette alliance anglaise que vous avez préconisée avec tant de complaisance, qu’est-elle devenue ? Vous avez donc soutenu une fausse politique ; vous vous êtes trompé, retirez-vous !

Rien n’est plus indigne qu’un tel langage ; le cabinet actuel a toujours voulu l’alliance anglaise, et a bien fait de la vouloir. Si quelqu’un pouvait la sauver, c’était lui ; mais les choses étaient si avancées, qu’il ne l’a pas pu, et que personne ne l’aurait pu à sa place. Les faits connus de tout le monde en font foi.

Quand le cabinet du 1er  mars est arrivé, les propositions Brunow allaient être signées. Une idée du général Sébastiani a seule différé cette signature ; le général avait suggéré au cabinet anglais la pensée d’appeler à Londres un plénipotentiaire turc, pour traiter avec ce plénipotentiaire la question d’Orient. Cette idée, adoptée par lord Palmerston, avait fourni le moyen de gagner deux mois. De plus l’arrivée d’un nouvel ambassadeur, M. Guizot, l’avénement d’un nouveau ministère, celui de M. Thiers, étaient des motifs d’interruption dans la négociation. On a donc suspendu les pourparlers, et le cabinet du 1er  mars a su gagner encore cinq mois ; et sans les évènemens du Liban, il est probable que la question, encore ajournée, eût insensiblement abouti au statu quo, la meilleure des solutions dans l’embarras où l’Europe était placée.

Voilà la vérité rigoureuse, que l’on ne comprendra bien qu’en remontant un peu haut dans l’exposé des faits. Nous les avons puisés à bonne source.

La France n’a jamais eu, depuis dix ans, que deux politiques à suivre, celle de l’isolement ou celle des alliances.

Rester seule, et appuyer telle ou telle solution suivant les circonstances, en se portant vers les uns ou les autres, était une politique forte sans doute, mais toujours coûteuse et menaçante. Il fallait, pour une telle politique, que la France restât armée, presque sur le pied de guerre ; que, lorsqu’elle trouverait tout le monde contre elle sur une question, elle menaçât l’Europe de ses deux forces, la guerre et la révolution. Mais c’était là une politique dure, alarmante, presque odieuse pour le monde. En s’alliant à l’une des puissances, elle pouvait alors, par des voies plus douces, celles des négociations et des transactions, arriver à des résultats tout aussi profitables, avec l’avantage de calmer les esprits en France et en Europe, et de ramener à elle les gouvernemens effrayés. C’était, en un mot, la politique la plus humaine ; la France l’a préférée et a bien fait.

Résolue à s’allier à quelqu’un, la France pouvait-elle s’allier à d’autres que l’Angleterre ? Évidemment non. Ceux qui lui conseillaient l’alliance russe étaient de purs rêveurs. La Russie affectait un éloignement blessant. La Prusse et l’Autriche avaient de notre révolution un effroi mal dissimulé. L’Angleterre seule, ayant de nos institutions le goût et l’habitude, regardait notre révolution d’un œil philosophique, la Russie d’un œil jaloux, et inclinait visiblement vers nous. Il n’y avait ni à choisir ni à hésiter.

Il fallait être seuls, c’est-à-dire toujours armés, toujours menaçans, ou être alliés de quelqu’un, et, en étant alliés, l’être de l’Angleterre.

Toute autre politique était non-seulement absurde ; elle était plus, elle était impossible.

M. Thiers a donc eu raison de dire qu’il fallait persévérer le plus possible dans l’alliance anglaise, et ne s’en retirer que lorsqu’il serait prouvé aux yeux du monde que l’Angleterre avait tort contre la France. Il a eu raison de parler ainsi, car la France, en revenant à la politique de l’isolement, c’est-à-dire à la politique armée et menaçante pour l’Europe, devait pouvoir dire à cette Europe, dont l’appui moral lui est nécessaire, même pendant la guerre, la France devait pouvoir lui dire, et lui prouver qu’elle n’avait pas tort.

Nous croyons qu’elle a raison aujourd’hui ; nous croyons que la question, bien jugée, lui vaudra l’approbation universelle.

La question d’Orient était l’écueil le plus redoutable pour l’alliance anglaise ; car en Orient l’Angleterre, se trompant sur ses intérêts fondamentaux, pouvait céder à des ombrages irréfléchis contre la France. Ces ombrages, c’est l’Égypte qui allait les exciter. L’Angleterre veut pouvoir remonter l’Euphrate et la mer Rouge pour mettre en communication l’Inde avec la Méditerranée et l’Europe. Rien n’est plus naturel. Méhémet-Ali, qui repousserait des établissemens fixes et armés sur son territoire, ne s’est jamais refusé à laisser établir dans ses états des communications faciles, régulières ; il y a même le plus grand intérêt. La France ne s’y est jamais opposée : elle livrerait des combats acharnés pour que l’Égypte ne fût pas anglaise ; mais elle ne s’opposera jamais à ce que l’Égypte soit traversée par le commerce du monde.

C’est ailleurs que l’Angleterre devrait voir ses dangers. Ils sont à Hérat, à Khiva, à Ispahan. La Russie lui fait là une guerre acharnée d’influence, et prochainement peut-être une guerre d’une autre espèce ; elle la menace surtout à Constantinople d’un coup irréparable. C’est là ce qu’il fallait toujours faire sentir à l’Angleterre dès l’origine, avant que les amours-propres fussent engagés dans une voie fatale et dangereuse.

À l’origine de la question d’Orient, on s’est trompé dans les chambres françaises, autant au moins que dans les conseils du gouvernement, sur la marche à suivre. Ayant toujours peur de la guerre, on a songé à faire aboutir la question à des conférences, dans lesquelles le protectorat exclusif de la Russie serait annulé au moyen d’un protectorat plus général, celui des cinq puissances. On courait là un vrai danger, celui de se quereller en conférant, et en se querellant la chance la plus certaine, c’était que l’Angleterre et la France se querelleraient entre elles, parce que la question égyptienne devait se retrouver à tout instant sous la question turque, et Alexandrie derrière Constantinople.

La peur d’agir a donc fait rechercher des conférences où la vraie question, celle de Constantinople, qui aurait toujours rallié la France et l’Angleterre, a disparu devant celle d’Alexandrie, qui devait les diviser. Si, dès l’origine, on avait armé une flotte, demandé à l’Angleterre d’en armer une, et qu’on lui eût proposé de les réunir aux Dardanelles, avec l’ordre formel et avoué de courir à Constantinople, si les Russes ou les Égyptiens y venaient ; qu’ensuite on eût proposé de laisser faire le sultan et le pacha, l’Angleterre, qui, à l’origine, était fort alarmée pour Constantinople, aurait accepté ce plan sans contestation. Ni les Russes ni les Égyptiens ne seraient venus à Constantinople ; on n’aurait pas eu à forcer les Dardanelles ; en laissant faire le sultan et le pacha, ils se seraient accordés à la suite de la bataille de Nézib ; on ne se serait pas chargé, par la fatale note du 27 juillet, de les mettre d’accord, et aujourd’hui tout serait fini.

Il faut le dire, il y a eu là de la faute de tout le monde, chambres et gouvernement, France et Angleterre.

Mais les choses n’ayant pas été ainsi dirigées, on s’est chargé de tout arranger soi-même, et on s’est mis à conférer à cinq sur l’arrangement à proposer au sultan et au pacha d’Égypte. M. de Metternich, qui s’était flatté de compléter la conférence en y amenant la Russie et de la diriger ensuite, est malheureusement tombé malade. Les conférences n’ont pas eu lieu ; on leur a substitué des pourparlers. L’Angleterre, qui était toujours inquiète des conséquences de cette question, avait une grande humeur contre le pacha, qui l’avait fait naître. Elle était trompée par les inspirations de l’homme le plus dangereux qu’on ait jamais envoyé dans aucune ambassade, de lord Ponsomby, esprit faux, emporté, brouillon, voulant à tout prix, et le disant même, faire sortir la guerre de la question d’Orient. Lord Ponsomby avait poussé le sultan à la guerre, et maintenant il imputait au pacha d’être la cause de la rupture. Il peignait les choses sous le jour le plus faux à son cabinet. Lord Palmerston, mal renseigné, s’est donc insensiblement animé contre le vice-roi. Il a, dans le courant de l’été de l’année dernière, proposé au ministère français de reprendre la flotte turque au pacha. Le ministère français a refusé, et a bien fait ; mais le refus a été connu et envenimé, l’aigreur a commencé. On s’est réciproquement interrogé sur ce que l’on voulait faire pour en finir ; on s’est peu ou pas expliqué, on s’est aigri davantage, et c’est alors que, vers l’automne de l’année dernière, la Russie, voyant naître une division entre la France et l’Angleterre, s’est proposé d’en profiter : elle a envoyé M. de Brunow à Londres.

Elle a offert à l’Angleterre de lui livrer le pacha d’Égypte, si elle voulait signer avec elle une convention ayant pour but de finir ensemble la question d’Orient. C’est là que le bon sens de l’Angleterre aurait dû l’éclairer sur un piége aussi facile à apercevoir. La Russie, en effet, n’avait pas grand intérêt à donner plus ou moins au sultan ou au pacha ; pourvu que le pacha ne vînt pas à Constantinople substituer un empire jeune et vigoureux à un empire décrépit et mourant, le reste lui importait peu. Ce qui lui importait, c’était de séparer la France de l’Angleterre, et elle aurait acheté cette séparation d’un prix plus grand que le sacrifice du pacha d’Égypte. L’Angleterre aurait dû voir que le plaisir d’humilier Méhémet-Ali, de lui ôter un pachalik pour le donner à la Porte, était peu de chose ; elle aurait dû comprendre que, si c’étaient de libres communications qu’elle voulait à travers l’Égypte et la Syrie, elle les aurait avec le pacha comme avec le sultan ; que le sultan, en recouvrant ces provinces, y substituerait l’anarchie à l’administration dure et vigoureuse de Méhémet-Ali, et que l’anarchie valait moins pour les commerçans qui traversent un pays, qu’une autorité même oppressive. L’Angleterre n’a pas vu tout cela ; elle a cédé au désir d’humilier le vice-roi ; son ministre a été sensible aux caresses de la Russie, qui jusque-là l’avait fort maltraité, et il a écouté les propositions Brunow. Pourtant, on les a renvoyées à Pétersbourg une première fois ; elles sont revenues modifiées, et, au mois de mars dernier, elles étaient presque acceptées.

Le général Sébastiani, comme nous l’avons dit, proposa alors, sous prétexte de donner plus de régularité à cette négociation, d’appeler un négociateur turc. Il fit bien, c’étaient deux mois de gagnés. Le temps était bon à employer ici pour donner à tout le monde le moyen de réfléchir et de se calmer.

C’est alors que sont arrivés un nouvel ambassadeur, M. Guizot, un nouveau ministre dirigeant, M. Thiers.

Ces deux personnages se sont concertés, et ont tenu d’accord une conduite qui quelque temps a conjuré le danger, mais qui n’a pas pu le conjurer toujours, surtout quand est venue l’insurrection du Liban.

Le cabinet anglais et les cabinets du Nord ont fait des efforts pour amener les nouveaux représentans de la France aux propositions Brunow.

Que pouvait faire le cabinet français ? Abandonner le vice-roi d’Égypte, consentir aux propositions qui avaient pour but de le dépouiller, de le rendre moindre qu’il n’était avant la bataille de Nézib, c’était là une chose impossible. L’opinion publique en France, et une opinion raisonnable l’aurait condamné impitoyablement. En tenant bon pour le vice-roi, on s’exposait à se séparer de l’Angleterre ! Cela était vrai ; mais tout le monde avait dit à M. Thiers dans les deux chambres : Séparez-vous plutôt que de faire à l’Angleterre le sacrifice de nos intérêts évidens. On disait même à M. Thiers que, livré corps et ame aux Anglais, il ne saurait pas leur tenir tête. Il leur a tenu tête, il n’a pas voulu leur céder, et aujourd’hui certaines gens, de bas étage il est vrai, et en bien petit nombre, l’accusent presque du résultat amené.

M. Thiers et M. Guizot ont bien fait de se conduire comme ils l’ont fait. Il n’y avait pas deux partis à prendre : entre une indigne faiblesse ou la séparation, la séparation valait mieux.

Voici, du reste, comment les choses se sont passées. Un instant le cabinet français a failli réussir à éclairer l’Angleterre et à conjurer le danger.

Trouvant une négociation presque conclue, M. Thiers a pensé qu’il fallait épargner les amours-propres engagés, et, pour cela, profiter du temps que lui avait ménagé le général Sébastiani. Aux deux mois qu’on lui avait assurés, il a su en ajouter trois. Il n’a rien brusqué, il n’a affiché la prétention de faire prévaloir aucun plan, il s’est contenté de montrer les inconvéniens du plan proposé à Londres, et il a laissé voir, bien qu’avec modération, qu’il y avait telle ou telle solution à laquelle la France s’opposerait péremptoirement.

Que voulez-vous faire en Orient ? a dit le cabinet français à toutes les cours. — Vous voulez priver le vice-roi de ce qu’il possède actuellement, vous voulez qu’après la bataille de Nézib qu’il a gagnée sans l’avoir provoquée, vous voulez qu’il ait moins de territoire qu’auparavant ; vous voulez ôter à Méhémet-Ali des provinces qu’il saura organiser, pour les rendre au sultan, qui s’épuisera pour les garder sans y réussir. Vous faites l’empire ottoman plus faible, plus agité, car vous diminuez le vassal qui peut sauver l’empire, au profit du suzerain qui ne saura ni l’administrer ni le défendre ; le pacha satisfait sera le plus utile soutien de son maître, sinon par vertu, au moins par un intérêt évident, car il voudra garder non-seulement l’Égypte, mais aussi Constantinople, contre tout le monde ; si donc on veut sincèrement le bien de la Porte, il faut la raccommoder avec le pacha sans sacrifier celui-ci.

Mais, ajoutait le cabinet français, de quelque manière qu’on pense à cet égard, qu’on croie devoir verser du côté du pacha ou du sultan, quels moyens a-t-on pour vaincre le pacha et lui imposer un traité dont il ne voudra pas ? Ces moyens sont insuffisans ou dangereux.

Ils sont insuffisans, si on se borne à le bloquer en Égypte et en Syrie au moyen d’une flotte anglaise. Il s’enfermera dans ses ports, et puis, quand il sera poussé à bout, il fondra sur Constantinople, et mettra l’Europe en feu.

Les moyens sont dangereux si on veut transporter une armée en Syrie ou en Égypte. Quelle sera cette armée ? Il n’y a pas un soldat anglais disponible. Jamais un soldat français n’ira en Égypte contre le vice-roi. Les Autrichiens ont dit tout haut qu’on ne les amènerait pas à faire une telle croisade. Restent les Russes. Or, l’Europe consentira-t-elle à voir des Russes en Syrie, et les Anglais les y transporteront-ils ?

Ces raisons données avec modération, patience et fermeté, pendant cinq mois, avaient sensiblement agi sur tous les cabinets. L’impossibilité de trouver des moyens qui ne fussent ni insuffisans, ni dangereux, la certitude donnée par le cabinet du 1er  mars, de l’opposition de la France à certains de ces moyens, avaient détaché tout le monde de la question d’Orient. On souhaitait de toutes parts que l’arrangement direct eût lieu, on le disait clairement.

Cet arrangement direct que la France, par scrupule de loyauté, n’avait pas voulu chercher à opérer de ses propres mains, mais qu’elle avait rendu praticable par les conseils de modération donnés au vice-roi, cet arrangement devenait probable lorsque Méhémet-Ali a envoyé Sami-Bey offrir au sultan la restitution de la flotte turque. Cette offre, personne ne l’avait conseillée, elle était sortie de la joie de Méhémet-Ali, quand il a vu Kosrew destitué.

Qui croirait, qui osera avouer à Londres que c’est ce moment qu’ont choisi les négociateurs pour faire naître une affreuse complication ?

Les négociateurs qui avaient pris à tâche de raccommoder le sultan et le pacha, et qui n’y avaient pas réussi, se sont crus compromis si le pacha et le sultan s’arrangeaient tout seuls. La pensée leur est venue aussitôt d’empêcher l’arrangement direct. On cherchait, on s’agitait pour trouver le moyen, quand la nouvelle de l’insurrection du Liban est survenue. Bien vite on y a vu le moyen coërcitif contre Méhémet, qui jusque-là n’avait pas été découvert, et on a signé brusquement la fameuse convention de Londres.

C’est sur une lettre de deux Anglais voyageurs, qu’on a conçu la pensée de faire échouer toute la puissance de Méhémet-Ali en Syrie, en débarquant sur les côtes des soldats turcs que le sultan n’a pas, en débarquant des vivres, des munitions que les Anglais fourniront.

La Syrie, a-t-on dit, lui échappera ; alors il se soumettra aux conditions que nous lui ferons ; la France, il est vrai, se sera séparée, mais ce ne sera pas pour long-temps.

Telle est la base légère sur laquelle on a posé une si grande, une si dangereuse résolution.

La France s’est séparée, et elle a bien fait ; son cabinet a bien agi, et il aura avec lui l’opinion de la France et du monde. La France va s’armer, on va lever tous les hommes que la loi permet de lever. S’il fallait porter notre effectif au pied complet de guerre, les chambres seraient convoquées ; le cabinet tient l’ordonnance de convocation toute prête pour le premier danger. En attendant, on prépare le matériel, qui est toujours plus difficile, plus long à réunir. Ainsi préparée, la France attendra. Si les puissances emploient des moyens que dans son intérêt et sa dignité la France ne puisse admettre, elle prendra le monde à témoin de sa conduite, de sa loyauté, de la pureté de ses motifs ; elle fera bénir ses drapeaux par le Dieu qui bénit les drapeaux de Fleurus et d’Austerlitz ; elle prendra les armes pour la cause de la civilisation, car c’est la civilisation qu’on hait sur les bords du Nil comme sur les bords de la Seine ! Avec bonne cause et l’épée de la France, on a chance de vaincre, car on a vaincu trente années.

Si les moyens employés n’ont rien que la France ait droit et intérêt d’empêcher, elle observera, et alors qu’arrivera-t-il ? Un résultat pour lequel il ne valait pas la peine de braver de si grands périls, car le vice-roi, contre lequel on n’aura rien fait de sérieux, finira par venir à bout un peu plus tôt, un peu plus tard, de l’insurrection de Syrie. Et alors qu’essaiera-t-on ? On en reviendra au point de départ, c’est-à-dire à la situation que le cabinet français a toujours ainsi définie :

Moyens insuffisans ou dangereux à l’égard du vice-roi. Dès-lors, nécessité de traiter avec lui sur des bases équitables et raisonnables.

Or, si ces bases sont équitables et raisonnables, alors la France s’emploiera à les lui faire accepter.

Faisons donc des vœux pour que le vice-roi triomphe des insurgés ; armons-nous, mais avec calme. N’injurions pas la nation anglaise, qui n’a pas encore ratifié la politique de son ministre ; n’injurions pas ce ministre, car nous finirions par blesser la nation qu’il représente, et qui, en le blâmant, n’oublie pas qu’il est Anglais. — Armons-nous, et attendons.

Il y a un mot, un mot décisif qu’il faut dire à l’Europe avec calme, mais avec une invincible résolution : — Si certaines limites sont franchies, c’est la guerre, la guerre à outrance ; la guerre, quel que soit le ministère. — Si dans une telle situation le ministère du 1er mars, pouvait être faible, il serait renversé ; si, en voulant n’être pas faible, il était obligé de se retirer, ses successeurs, quels qu’ils fussent, seraient obligés d’être aussi énergiques que le ministère sortant.


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