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L’Espagne de 1840 à 1843/03

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POLITIQUE EXTÉRIEURE.

L’ESPAGNE.

Voici quatre mois qu’une révolution a eu lieu en Espagne au nom du principe de liberté. Il est peut-être à propos d’examiner ce que l’Espagne a gagné sous ce rapport, et dans quel état elle se trouve aujourd’hui. Cet état est, comme on devait s’y attendre, l’anarchie la plus complète et la plus générale. Le gouvernement ne fait rien ou donne la main aux plus grands excès. L’autorité de toutes les lois, même de celles qui ont servi de prétexte au fameux pronunciamiento, est méconnue et foulée aux pieds. Le pays est livré à une minorité turbulente et fantasque qui satisfait à son gré tous les caprices de l’arbitraire le plus absolu. De tous les pays de l’Europe, l’Espagne est celui qui peut souffrir le plus long-temps une situation aussi violente sans se dissoudre entièrement. L’absence de gouvernement est sur cette terre un mal chronique, dont les symptômes les plus affligeans n’ont pas la gravité qu’ils auraient ailleurs. Mais enfin, même en Espagne, la société finit par s’user dans ces saturnales, et nous n’oserions pas affirmer que la Péninsule en ait encore pour long-temps avant d’arriver au dernier degré de la décomposition sociale.

Il serait trop long de citer ici tous les faits qui peuvent faire connaître l’état du pays. Nous allons indiquer sommairement quelques-uns des plus récens. Ils suffiront probablement pour démontrer aux plus incrédules que ce n’est pas de liberté qu’il s’est agi en Espagne, lors du dernier mouvement, mais bien au contraire de tyrannie et de réaction, au profit d’un parti contre un autre, et que finalement ce qui l’a emporté, ce n’est pas un ordre quelconque, mais le désordre à sa plus haute expression. Un seul fait consolant se fait jour au travers de tant de circonstances déplorables, c’est que les Espagnols paraissent avoir renoncé à verser le sang dans leurs commotions politiques. À part la mort funeste du général Latre et quelques autres faits isolés, il n’y a encore eu ni assassinats, ni massacres. Il faut féliciter de ce progrès la nation entière ; car, certes, si le sang ne coule pas, c’est à l’adoucissement général des mœurs qu’il faut l’attribuer, et non à l’autorité organisée, qui n’est en état de rien empêcher. On va en juger.

Prenons d’abord pour exemple les ayuntamientos. On a dit que le mouvement de septembre avait eu lieu pour conserver le mode d’élection institué par la constitution de 1812, pour les corporations municipales. Eh bien ! les juntes des provinces ont dissous, de leur autorité privée, les ayuntamientos des villes et villages dont la composition n’était pas conforme à leurs désirs, quoiqu’ils eussent été élus en vertu de la bonne loi, et les ont remplacés sur plusieurs points par d’autres désignés par elles. Ainsi, ce n’était pas assez d’avoir annulé par la force une loi librement votée par les deux chambres et sanctionnée par la couronne ; il a fallu faire encore une distinction dans le suffrage universel, et choisir ceux qui pouvaient être élus par cette voie et ceux qui ne pouvaient pas l’être. La loi de 1812 existe pour les uns, et n’existe pas pour les autres.

Le mois dernier, il y a eu des élections générales pour les ayuntamientos et pour les députations provinciales, et quoique le pays ne soit plus dans le premier feu de la révolution, le même principe oppressif a prévalu. Partout où les progressistes en ont eu besoin pour s’assurer la majorité, des bandes d’assommeurs publics se sont répandues dans les rues le bâton à la main, et ont prévenu les modérés qu’ils eussent à s’abstenir de prendre part au vote. C’est à Malaga, à Cadix, à Palencia, et surtout à Cordoue, que ce système de terreur a été principalement mis en usage. Dans cette dernière ville, les bastonnades patriotiques ont duré quinze jours. Le gouvernement, obligé par la clameur publique à s’occuper de ces scandales, en a ordonné la poursuite dans des termes si équivoques et surtout si prévenans pour la multitude, que la circulaire du ministre de l’intérieur Cortina, parfaitement comprise par le chef politique ou préfet, M. Iznardi, a été plutôt un encouragement qu’un obstacle pour les assommeurs. Les dernières nouvelles annoncent que des soldats de compagnies franches s’étaient postés à une des portes de la ville, que là ils dépouillaient les passans de leurs manteaux et de leurs bourses, et qu’ils parcouraient ensuite la ville après boire en criant : Vive la liberté ! à bas les écrevisses ! On devine sans peine que cette épithète populaire s’applique aux modérés.

À Pruna, dans la province de Séville, des désordres analogues se sont produits. Le scrutin avait à peine commencé, avec toutes les formalités voulues par la loi de 1812, que les exaltés, prévoyant qu’ils ne seraient pas les plus nombreux, ont parcouru les rues en poussant des cris et en tirant des coups de fusil en l’air. Sur ce l’alcade, tumultueusement élu en septembre dernier lors du pronunciamiento, assemble la garde nationale, déclare que la tranquillité publique est compromise, suspend l’élection, et fait arrêter ou exiler les électeurs influens du parti modéré. Comme dans la singulière organisation donnée au pays les vainqueurs se sont placés partout, l’autorité supérieure de Séville a approuvé la conduite de l’alcade de Pruna.

À Gavia, dans la province de Grenade, la nouvelle municipalité n’ayant pas été du goût des meneurs de la capitale, on l’a révoquée, quoique les élus eussent eu 132 voix contre 8.

À Motril, les coryphées du parti exalté sollicitaient les voix des électeurs de la petite ville de Gualenos. Sur le refus de ces derniers, arrêté municipal de l’alcade de Motril portant défense d’admettre au marché de la ville les denrées apportées par les habitans de Gualenos.

On sait quelle a été l’indifférence générale de la population pour des élections ainsi viciées dans leur principe. À Madrid, sur quarante mille électeurs, trois cent trente-sept seulement ont pris part au vote. À Vich, ville importante de la Catalogne, on a renchéri encore sur Madrid. Aucun électeur ne s’est présenté pour constituer le bureau qui devait présider à l’élection du député au conseil provincial. Force a donc été à l’alcade, président du bureau provisoire, de se constituer à lui seul en bureau définitif. C’est sous les auspices de semblables garanties qu’on s’apprête à consulter l’opinion du pays par des élections générales aux cortès.

Si de la liberté électorale à l’usage des patriotes espagnols nous passons à d’autres ordres de faits, voici ce que nous trouvons. Un des grands crimes reprochés aux modérés avait été la destitution de quelques fonctionnaires. Dans les trois derniers mois, on a vu la destitution universelle, absolue, sans exception, de tous les fonctionnaires du pays, grands et petits, y compris les alguazils et les facteurs de la poste. Le dévouement aux institutions constitutionnelles, les sacrifices faits à la cause de la liberté, l’émigration soufferte sous l’absolutisme, les services rendus, rien n’a été un motif suffisant pour conserver à un modéré une place honorablement acquise. Dès qu’on n’était pas progressiste, on a été mis à la porte et traité en ennemi public.

En ce moment même, on poursuit comme des délits les votes émis dans les dernières élections en faveur des cortès dissoutes. Un malheureux alcade, qui n’ose se nommer, écrit à un journal de Madrid que, sous prétexte de la part qu’on l’accuse d’avoir prise aux élections de 1839, terminées il y a onze mois, ses ennemis l’ont jeté en prison depuis le jour du pronunciamiento (septembre dernier), et qu’on l’y garde en le maltraitant, mais sans lui faire subir d’interrogatoire, le soumettant à une procédure secrète, comme au temps de l’inquisition. À Caceres, don Maurice Cerisoles, ex-député provincial, propriétaire, homme influent et considéré, est depuis deux mois en prison pour le même motif. On voit comment s’exécute l’amnistie proclamée par la régence pour l’oubli de toute récrimination politique.

Veut-on savoir cependant à quoi les dépositaires de l’autorité font servir le pouvoir dont ils sont revêtus et dont ils se gardent bien de faire usage pour faire respecter les citoyens ? Voici à ce sujet un bien petit fait, mais curieux et caractéristique. Le nouveau chef politique de Pampelune se rendait dernièrement à son poste ; il voyageait par la diligence. Arrivé à l’auberge de Campanas, située sur la route, l’appétit lui vient ; il demande à déjeuner. On lui répond que ce n’est pas là le lieu ordinaire de la halte. Peu lui importe. Il ordonne que la diligence s’arrête, il en descend, et les voyageurs sont obligés d’attendre que sa seigneurie ait fini tranquillement son repas. Sans attacher à ce fait plus d’importance qu’il n’en mérite, nous le donnons comme un exemple de l’idée que les autorités progressistes se font de leurs droits.

Venons maintenant à quelque chose de plus sérieux. La désorganisation générale a gagné l’armée elle-même, cette source de la puissance d’Espartero. À Valladolid, des officiers se sont réunis en banquet patriotrique, et ont parcouru la ville en criant : Vive la république ! À Murcie, le régiment provincial d’Oviedo s’est soulevé et a déposé son colonel, brave militaire qui avait planté le premier, sur les fortifications de l’ennemi, à Ramalès, le drapeau de son régiment. Les organes du gouvernement ont annoncé, il est vrai, que des mesures allaient être prises pour réprimer ces coupables excès ; mais de pareils faits n’en sont pas moins des indices certains du ravage qui se fait dans les rangs de l’armée. Qui sait d’ailleurs jusqu’à quel point l’autorité actuelle pourra punir de pareils désordres. Le temps n’est plus où Espartero était investi de cette force morale qui lui permit de rétablir la discipline dans ses troupes par de terribles exécutions militaires ; il a donné lui-même l’exemple de la rébellion et brisé ainsi dans ses propres mains l’autorité du commandement.

Enfin, comme si ce n’était pas assez de tout ce qui précède pour montrer ce qu’apporte toujours après lui l’entraînement révolutionnaire, l’Espagne était destinée à voir s’accomplir dans son sein des scènes qui n’ont pas eu d’analogues aux jours les plus néfastes de la révolution française. Une partie de sa population a pris au pied de la lettre les idées de loi agraire, et comme il n’y a pas loin en Espagne de la théorie à la pratique, les attentats à la propriété ont commencé.

Dans un bourg des environs de Cadix, appelé Conil, les habitans se sont partagé sans façon une grande partie des terres appartenant à une dame Lobaton et au marquis de Villafranca. Les propriétaires dépossédés se sont plaints à la députation provinciale, sorte de conseil administratif qui tient à la fois de notre conseil de préfecture et de notre conseil-général. Celui-ci a ordonné à l’ayuntamiento de Conil de faire procéder à la restitution ; mais l’ayuntamiento, appliquant à sa manière la souveraineté dont la dernière révolution a investi les municipalités, a refusé de s’en charger. La députation provinciale a été obligée de s’adresser au chef politique de la province. Alors, sur un ordre péremptoire venu de l’autorité exécutive, l’ayuntamiento a répondu qu’il était prêt à obéir, mais qu’il manquait de force pour se faire soutenir, et que les révoltés étant au nombre de deux cent cinquante, il avait des craintes graves pour la tranquillité publique. Il a fallu donner l’ordre à cinquante chevaux qui étaient à Véjar de se porter sur Conil, et d’autres forces ont été dirigées sur ce point. C’est un journal de Cadix qui rapporte le fait.

À Casabermeja, près de Malaga, on en a fait autant. Près de treize cents fanègues de terre (mesure équivalant à un hectare et demi) ont été ainsi distribuées. Quand la justice s’est présentée pour faire rendre à chacun ce qui lui appartenait, les usurpateurs se sont attroupés et ont chassé les magistrats. Le capitaine-général de la province a dû à son tour envoyer des troupes ; le journal de Malaga contient le bulletin de la campagne entreprise par le colonel don Francisco Feliu de la Peña pour ramener les habitans de Casabermeja au respect de la propriété.

À Barcelone, ville qui a toujours précédé le reste de l’Espagne dans les innovations révolutionnaires, il se forme en ce moment une redoutable coalition d’ouvriers pour faire la loi aux maîtres.

Ces faits sont, comme on voit, de l’ordre le plus grave ; ils sont justement considérés par les journaux modérés de Madrid comme les symptômes d’une révolution sociale venant à la suite d’une révolution politique. Mais quelque effrayantes que soient les révélations qu’ils apportent sur l’état intérieur de la Péninsule, ils n’auront peut-être pas encore sur l’avenir du gouvernement et de la nation l’influence que paraît devoir exercer une affaire toute récente et d’une tout autre nature. Nous voulons parler du coup d’état qui vient de frapper le représentant du saint-siége à Madrid, don José Ramirez de Arellano, et du retentissement que ce coup doit avoir en Espagne, à Rome et dans toute l’Europe.

Ce serait une erreur de croire que l’Espagne, malgré la ferveur de son catholicisme, soit restée fort en arrière de la France sous le rapport des libertés ecclésiastiques. Le concordat passé avec la cour de Rome par le dernier grand homme de la Péninsule, le comte d’Aranda, sous le règne de Charles III, a renfermé dans d’étroites limites l’autorité du saint-siége. Depuis ce concordat, Rome n’avait d’autres droits que de donner l’investiture aux évêques désignés par le gouvernement espagnol, de prononcer en dernier ressort sur la validité des vœux monastiques, d’accorder des dispenses pour le mariage au troisième degré de parenté, et de pourvoir directement à cinquante-trois bénéfices dont la disposition lui avait été nominativement réservée. Seulement, comme le droit canonique était toujours en vigueur en Espagne, un tribunal suprême ecclésiastique, connu sous le nom de tribunal de la Rote, avait été institué par une bulle du pape Clément X, en date du 26 mars 1771, pour juger toutes les questions de discipline religieuse. Une partie des membres de ce tribunal étaient présentés par le roi et confirmés par le pape ; les autres, comme le fiscal ou procureur-général, étaient nommés par le pape et confirmés par le roi ; tous étaient inamovibles, et leur siége ne pouvait devenir vacant que par mort, avancement, renonciation ou déposition canonique, laquelle ne pouvait être prononcée qu’après une procédure et par jugement.

C’est ce tribunal que la régence provisoire vient de supprimer, en même temps qu’elle a exilé le vice-régent de la nonciature apostolique.

Au moment de la mort de Ferdinand VII, la cour de Rome venait de rappeler le cardinal Tiberi, nonce de sa sainteté à Madrid, et de le remplacer par l’archevêque de Nicée. Le pape n’ayant pas reconnu la reine Isabelle, les bulles du nouveau nonce ne reçurent pas l’exéquatur (el pase). Le cardinal Tiberi, en prenant congé du nouveau gouvernement, se borna à demander qu’un vice-régent de la nonciature fût nommé pour expédier les affaires courantes, et proposa pour cet emploi don Francisco de Campomanès, qui fut agréé par la reine. Plus tard, don Francisco de Campomanès étant tombé malade, don José Ramirez de Arellano fut proposé pour le remplacer et également agréé par le gouvernement. Depuis cette époque, la nonciature proprement dite était restée vacante, et il en était résulté un grand désordre dans l’organisation ecclésiastique de l’Espagne, où il n’y a pas en ce moment moins de trente-huit siéges épiscopaux vacans ; mais enfin on avait vaqué au plus pressé, et il y avait encore quelque chose qui représentait, aux yeux des populations espagnoles, l’orthodoxie de leur gouvernement. Rien de pareil n’existe plus aujourd’hui, et aux maux de tous genres qui désolaient déjà ce malheureux pays est venu se joindre le plus terrible de tous, la menace d’une révolution religieuse.

Voici maintenant à quelle occasion ces mesures violentes ont été prises :

La junte de Madrid, pendant qu’elle exerçait l’autorité absolue qu’elle s’était arrogée après le glorieux pronunciamiento du 1er septembre, avait illégalement suspendu de leurs fonctions trois juges du tribunal de la Rote et retiré à don José Ramirez de Arellano lui-même les fonctions de fiscal, qu’il n’exerçait plus d’ailleurs depuis qu’il était investi de la vice-régence. Aussitôt après la constitution de la nouvelle régence du royaume, don José Ramirez lui a adressé une exposition, en date du 5 novembre dernier, pour réclamer contre cet abus de pouvoir et demander que les juges suspendus fussent rétablis sur leurs siéges. Dans cette réclamation, rédigée avec une grande modération, le vice-régent de la nonciature rappelait en même temps d’autres usurpations du même genre, commises pendant le règne des juntes. Ainsi la junte de Caceres a suspendu et arrêté son évêque ; celles de Grenade, la Corogne, Malaga, Ciudad-Real et autres ont déposé les doyens, dignitaires et chanoines de leurs églises, les curés et autres ministres de la religion, pour en nommer d’autres à leur place.

« Si ces faits, disait le vice-régent, étaient de ceux qui peuvent être soufferts en secret, on se serait tu ; mais il sera manifeste pour V. E. que le territoire de l’église a été envahi, et que l’ordre établi par Dieu même pour la gouverner a été bouleversé, puisque la nomination de ses ministres, leur destitution et leur suspension, après une procédure canonique, est un droit qui lui appartient exclusivement. Subordonner le pouvoir des pasteurs, des juges et autres ministres dans l’exercice de leurs fonctions ecclésiastiques à la puissance temporelle, c’est ne pas reconnaître l’église elle-même. V. E. n’ignore pas qu’on s’est engagé là dans un chemin impraticable. Les hommes vraiment catholiques sont persuadés que la régence du royaume sauvera les fidèles du schisme dans lequel on tomberait infailliblement, si l’on persistait dans une voie pareille. »

Cette réclamation n’est pas la seule que don José Ramirez Arellano ait eu à présenter. Un décret de la régence ayant arbitrairement divisé Madrid en vingt-quatre paroisses, le vice-régent a écrit encore pour se plaindre de cette nouvelle violation des droits de l’église. Mais ce n’est pas encore là la plus importante des affaires qui ont amené la rupture entre la régence du royaume et la nonciature apostolique. La cause décisive de cette rupture est l’affaire de l’évêque de Malaga.

Don Valentin Ortigosa, évêque élu de Malaga, avait soulevé contre lui, par sa conduite, la réprobation de son chapitre, qui l’avait dénoncé à l’autorité canonique, comme auteur de propositions sentant l’hérésie, redolentes et sapientes heresim. Cet évêque avait été appelé à Séville devant le métropolitain, et le diocèse était administré en son absence par un vicaire capitulaire. Après le mouvement de septembre, la junte de Malaga a dissous le chapitre et rappelé l’évêque. Un décret de la régence en date du 1er novembre, se conformant à la volonté toute-puissante de la junte, a ordonné que don Valentin Ortigosa serait rétabli dans l’administration de son diocèse, sans attendre que son procès fût vidé. Don José Ramirez a répondu à ce décret par une protestation vigoureuse, déclarant qu’il ne pouvait avoir d’autre effet canonique que de troubler les consciences des fidèles, et de produire des maux spirituels sans nombre, attendu que tous les actes du nouvel évêque seraient nuls de plein droit, et menaçant don Valentin de la réprobation de l’église, s’il persistait à se mettre en possession. De son côté, la régence provisoire a déféré la protestation au tribunal suprême de justice, haute cour qui a remplacé l’ancien conseil de Castille dans la plupart de ses attributions, et qui réunit la juridiction de notre conseil d’état et celle de notre cour de cassation.

C’est ici surtout que se montre dans toute sa passion le gouvernement de parti qui dirige en ce moment les destinées de l’Espagne. Au lieu de rendre un avis motivé avec la dignité et l’autorité qui conviennent à une magistrature aussi élevée, le tribunal suprême de justice a libellé contre le vice-régent de la nonciature un véritable pamphlet, aussi remarquable par la véhémence de sa rédaction que par son interminable longueur, car il n’occupe pas moins de dix colonnes et demie de la Gazette de Madrid. On ne sera pas étonné du caractère réactionnaire de ce document quand on saura que le tribunal suprême a eu le sort de tous les corps publics de l’Espagne, et qu’il a été presque entièrement renouvelé par la junte de Madrid, à la suite du mouvement de septembre, malgré le privilége d’inamovibilité attaché en Espagne, comme partout ailleurs, aux membres de la magistrature. Ce tribunal appartient maintenant tout entier à l’opinion dominante ; ceux qui étaient d’une autre couleur ont été exclus. L’ancien ministre Calatrava en est le président.

« On ne peut cesser de s’étonner, commence à dire le tribunal dans son manifeste, que don José Ramirez de Arellano, prenant le titre de vice-régent, se soit proposé de contrarier les dispositions (las providencias) de la régence provisoire, ces dispositions ayant été prises par elle, en pleine connaissance de cause, pour le bien des administrés. Une pareille conduite serait à peine excusable chez un nonce qui, étant étranger et lié par des relations spéciales aux maximes et aux intérêts de la cour de Rome, pourrait avoir quelques motifs pour la suivre ; mais elle mérite une qualification plus dure, quand celui qui la tient est un Espagnol qui doit tout ce qu’il est et tout ce qu’il peut être au gouvernement de son pays. »

Après ce début, le tribunal examine longuement le droit de don José Ramirez Arellano à prendre le titre de vice-régent de la nonciature apostolique, et conclut en lui refusant cette qualité. Or, don José Ramirez exerce ses fonctions depuis plusieurs années en vertu d’un rescrit émané directement du saint-siége, et auquel le gouvernement de la reine a accordé son assentiment dans toutes les formes voulues. Il est vrai que ce rescrit a été présenté par l’archevêque de Nicée, qui n’a jamais été reconnu comme nonce, et c’est sur ce défaut de formalité qu’incidente le tribunal. Mais la secrétairerie d’état, à qui appartenait le jugement de la question quand elle s’est présentée, en 1835, sous le ministère de M. de Toreno, a considéré que c’était du pape lui-même et non de l’archevêque de Nicée que don José Ramirez tenait son titre, et qu’il n’y avait conséquemment aucun inconvénient à le reconnaître. Il y a donc sur ce point force de chose jugée. Il est d’ailleurs évident qu’on n’a eu besoin d’établir en Espagne un vice-régent de la nonciature que parce qu’il n’y avait pas de nonce légalement reconnu, et il est absurde d’exiger que le vice-régent soit institué par le nonce, quand il n’est établi que pour le suppléer.

Après avoir ainsi essayé de démontrer que don José Ramirez de Arellano a usurpé un titre qui ne lui appartenait pas, le tribunal suprême examine les griefs qui ont donné lieu aux réclamations de ce prélat, et il les trouve, comme on devait s’y attendre, faux, imaginaires et de pure invention. La résolution adoptée par la régence de remettre don Valentin Ortigosa en possession de son siége, malgré l’opposition de l’autorité ecclésiastique, lui paraît, au contraire, réclamée par le vœu, l’impatience (ansiedad) et l’unanime sollicitude de la province de Malaga. En conséquence, il déclare que les actes émanés de la nonciature constituent une offense envers l’autorité suprême de l’état, dont les membres ne le cèdent pas en catholicisme à Ramirez de Arellano, et qu’ils n’ont pu avoir d’autre but que de chercher querelle à la régence et aux juntes (hostilizar a la regencia y a las juntas), et de miner leur autorité et leur prestige (minar su autoridad y prestige).

Par ces motifs, appuyés d’ailleurs sur l’idée que s’est faite le tribunal des opinions politiques de Ramirez de Arellano et du parti auquel il appartient, le tribunal ne conclut à rien moins qu’à déclarer nul l’assentiment royal donné à l’institution de la vice-régence, à fermer la nonciature apostolique et à supprimer le tribunal de Rote, à exiler du royaume Ramirez de Arellano et à saisir ses revenus ecclésiastiques. Et toutes ces propositions irréfléchies ont été immédiatement exécutées. Un décret de la régence, en date du 29 décembre, a brisé le dernier lien qui rattachait l’Espagne catholique au saint-siége. La nonciature a été fermée par la force publique ; le tribunal de la Rote a cessé de tenir ses séances ; le tribunal suprême de justice a été chargé de chercher les moyens d’expédier, sans recourir à Rome, les affaires portées jusqu’ici devant la juridiction ecclésiastique ; le vice-régent, arrêté dans son domicile, a reçu l’ordre de désigner le point de la frontière où il voulait être conduit, et, sur sa réponse, il est parti pour la France sous bonne escorte, dans les vingt-quatre heures. Le dictateur Espartero, à qui l’on a tant répété depuis quelque temps qu’il était le Napoléon de son pays, a désormais un point de ressemblance de plus avec son modèle. Nous verrons si cet attentat lui réussira aussi bien que les violences militaires exercées sur la personne de Pie VII, et s’il n’aura pas un jour à se repentir d’avoir porté la main avec tant de précipitation sur la tiare, après l’avoir portée avec tant de bonheur sur la couronne.

Ce n’est pas ici le lieu de juger la politique suivie par le saint-siége à l’égard de l’Espagne. Peut-être aurait-on pu espérer de la sagesse éprouvée de la cour de Rome plus de sympathie pour les tentatives de rénovation légitime qui ont eu lieu dans ce pays. Si le Vatican avait reconnu de bonne heure la reine Isabelle, et qu’il eût montré pour son gouvernement un peu de cette bienveillance dont il a fait preuve pour le gouvernement de la France après la révolution de juillet, beaucoup des maux qui pèsent en ce moment sur la Péninsule auraient pu être évités, et les vides apportés dans son administration ecclésiastique n’affligeraient pas les regards de toute la catholicité. Mais même en supposant que le saint-siége ait eu des torts, ce que nous n’oserions affirmer, rien ne saurait justifier la conduite insensée et coupable que vient d’adopter le ministère-régence. Les réclamations qui ont servi de prétexte à la persécution exercée contre le représentant de l’autorité pontificale étaient évidemment légitimes, et toutes les arguties du tribunal suprême de justice n’ont pu prouver que les juntes aient eu le droit de déposer et de nommer à leur gré des évêques, pas plus qu’elles n’ont établi que le gouvernement puisse exiler sans forme de procès un citoyen espagnol, sous prétexte qu’il n’a pas assez respecté le prestige sacré des juntes, et qu’il appartient à un parti hostile au parti dominant !

Don Valentin de Ortigosa, évêque élu de Malaga, pour qui se fait tout ce bruit, est l’ami intime de MM. Arguelles et Calatrava. Voilà l’unique motif du coup d’état que vient de frapper le ministère. Or, la presse de Madrid a eu souvent à s’occuper de ce prêtre depuis quelque temps ; les griefs qui lui sont imputés sont connus de toute l’Espagne. L’origine de la querelle n’est pas de nature à faire excuser la violence des procédés, et il ne s’agit pas ici d’une de ces questions vitales qui peuvent passionner tout un peuple. Bien loin de là. Il faut donc s’attendre à des protestations de toute sorte. Déjà l’archevêque de Tolède, prélat vénérable et connu par des idées sagement libérales qui ne sont pas aussi étrangères qu’on le croit aux chefs du clergé espagnol, n’a pu tolérer les empiétemens des juntes et du ministère ; il a offert sa démission. Tout ce qui reste en Espagne de clergé constitué résistera. De son côté, la cour de Rome ne laissera pas fouler aux pieds son autorité sans répondre. La persécution aura fait sans doute de Ramirez de Arellano un cardinal, et ses effets ne se borneront pas là ; ceux des journaux de Madrid qui défendent avec tant de talent et de courage les idées d’ordre et de gouvernement, prévoient chez eux un nouveau soulèvement de la Vendée, qui ne s’arrêtera pas, dit l’un d’eux, le Correo Nacional, à l’une de nos provinces.

Nous savons qu’il est en Espagne comme partout des esprits ardens qui commencent à parler de schisme, de constitution civile du clergé et même de protestantisme. La société biblique de Londres, venant à l’appui des vues politiques du gouvernement anglais dans la Péninsule y répand avec profusion le Nouveau Testament traduit en espagnol. Des missionnaires méthodistes s’y sont introduits et y prêchent publiquement dans plusieurs villes. Malgré ces efforts de l’Angleterre pour semer en Espagne des dissensions religieuses, nous ne croyons pas qu’elle y obtienne des résultats durables. Ce n’est pas au moment où l’ardeur de la réforme s’affaiblit et s’éteint dans tous nos pays les plus anciennement protestans qu’elle parviendra à s’implanter en Espagne, où elle n’a pas pu pénétrer au plus beau temps de son expansion et de sa force. Quelle que soit la puissance du duc de la Victoire, nous doutons qu’il y ait en lui l’étoffe d’un Henri VIII. Nous lui rendons même la justice de croire qu’il n’y pense pas. Il aura signé l’ordre d’exil du vice-régent apostolique, comme il a tout fait, sans se rendre bien compte des conséquences. Ces conséquences l’étonneront probablement beaucoup quand elles se produiront comme l’étonnent dès aujourd’hui, dit-on, les divers projets des hommes qu’il s’est donnés pour soutiens.

Quoi qu’il en soit, tout indique que l’Espagne est sur le point de devenir le théâtre de nouveaux évènemens. Les progressistes ne sont pas encore contens de l’état où ils ont mis leur pays, et qui devrait cependant les satisfaire. Ils méditent de faire un pas de plus. Nous n’avons aucun doute sur le résultat final de toutes ces convulsions : il en sera de la révolution espagnole comme de toutes les révolutions qui ramènent à l’ordre par l’anarchie ; mais il est impossible de prévoir quel sera le résultat immédiat de la nouvelle crise qui se prépare. Le caractère de l’homme sur qui tout repose en ce moment, Espartero, devient de plus en plus une énigme pour ses compatriotes. Son indifférence et son inertie au milieu de l’agitation générale font naître les conjectures les plus contradictoires ; les uns croient qu’il est lié en secret avec les républicains, et qu’il n’attend que le moment pour déposer avec eux la reine Isabelle et se mettre à sa place ; les autres disent qu’il résistera à l’impulsion révolutionnaire, et que les anarchistes n’auront pas bon marché de lui, quand le jour de la lutte sera venu. Nous croyons, nous, que ces deux opinions sont également erronées, et que, fidèle au système qu’il a adopté par tempérament et qui lui a si bien réussi jusqu’ici, il attend les évènemens, non pour les conduire, mais pour se laisser conduire par eux.

Ce sera certainement une des figures les plus étranges de l’histoire, car son nom est désormais historique, que cet homme qui est parvenu si haut, comme général et comme politique, par ce qui empêche ordinairement les hommes de parvenir, le défaut absolu d’action. Pendant que d’autres se donnent tant de mal et le plus souvent pour échouer, lui se couche, s’endort et laisse faire, confiant en sa fortune, qui a toujours travaillé pour lui. Il paraît inexplicable à tous ceux qui veulent absolument lui trouver un système ; c’est qu’en effet il n’en a pas. Fataliste par orgueil et par paresse, prêt à tout par égoïsme et par ambition, il accepte tout ce qui peut l’élever et n’intervient qu’au dernier moment dans les causes gagnées, pour s’en donner l’honneur et le profit. Du reste, sans vues, sans idées, sans initiative d’aucun genre, aussi insouciant de la couronne que de la liberté, malfaisant sans parti pris, utile sans préméditation et sans mérite, il a fait successivement le bien et le mal de son pays, suivant le flot qui l’a poussé. Nul ne peut dire où il s’arrêtera, car le principe qui le guide n’est pas en lui ; mais aussi, dès que la fortune l’abandonnera, il tombera misérablement. Il n’est pas de ceux qui se perdent par un effort inopportun, mais il n’est pas non plus de ceux qui se sauvent par la puissance de leur volonté.

Dans tous les cas, s’il finit par lui arriver malheur, il ne pourra pas dire que la France se soit mêlée en rien de ses affaires. On sait avec quel emportement il a accusé la France de menacer l’indépendance de l’Espagne, quand il se laissait porter à la régence par le parti anglais. Certes, il ne peut pas en dire autant aujourd’hui. Son envoyé a été reçu par la cour des Tuileries ; les produits de l’insurrection de septembre ont été reconnus par notre gouvernement ; le ministre des affaires étrangères a déclaré plusieurs fois à la tribune que la France ne prétendait intervenir en aucune façon dans les affaires intérieures de nos voisins. Espartero ne peut pas demander davantage. Il ne dépend pas de nous d’empêcher que nos sympathies aient été pour la reine et pour le parti modéré. Tout ce que la France peut donner au parti exalté victorieux, c’est sa neutralité ; elle la donne. Elle fait plus même, à ce qu’il paraît ; on a parlé de conseils donnés au nouveau gouvernement ; on a dit qu’on faisait des vœux pour qu’il parvînt à établir un peu d’ordre en Espagne. Nous venons de voir comment il y a réussi ; mais n’importe : ce qui est bien constaté, c’est que, s’il n’y réussit pas, ce ne sera pas la faute de la France.

Quant à l’Angleterre, elle se donne moins de peine pour dissimuler son action. Elle a raison ; les évènemens l’ont rendue maîtresse du terrain. Espartero avait pensé un moment à flatter une vieille passion des Espagnols en déclarant la guerre au Portugal pour la navigation du Douero ; l’Angleterre ne l’a pas permis. Nous ne savons pas précisément où en est le fameux traité de commerce, mais à coup sûr il se négocie, et en attendant, les marchandises anglaises entrent en foule dans la Péninsule par le moyen d’une contrebande organisée sur la plus grande échelle. Il paraîtrait même que le désintéressement britannique songe à s’assurer d’autres gages de la reconnaissance des Espagnols pour les bienfaits dont les a comblés leur dernière révolution. Il est question d’un consul anglais qui vient d’arriver à la Havane, et qui a commencé par y prêcher contre l’esclavage des noirs. On sait que, lorsque les Anglais veulent s’établir quelque part, ils commencent par exciter une partie du pays contre l’autre. C’est une tactique qui pourrait bien leur servir à enlever à l’Espagne ses dernières colonies, comme elle leur a servi déjà à abaisser l’Espagne elle-même. Nous ne tarderons peut-être pas à apprendre qu’il y a eu aussi quelque insurrection d’Indiens dans les îles Philippines. Jusque-là, il demeure évident que l’indépendance nationale de la Péninsule, menacée par la France, a été sauvée par le pronunciamiento. Les Espagnols amis de leur pays ont grand tort de n’en être pas convaincus.


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