Pour la Grèce

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Pour la Grèce
Vers dits par l’auteur à la Matinée de la Renaissance du 11 Mars 1897
Librairie Charpentier et Fasquelle.


I


 
Cependant que là-bas on égorge, — je crois
Qu’il serait bon d’entrer au Louvre quelquefois,
Et pour voir ce que font ces lames recourbées
Qui sont des couperets et non pas des épées,
De s’arrêter un peu devant le Delacroix.
 
Serait-ce encore assez d’horreur et de colère ?
Non ! vous n’êtes plus rien, massacres de Chio !
Massacreurs d’aujourd’hui, vous avez su mieux faire.
On a décapité l’enfant devant le père,
Et le genou du père a servi de billot.

 
L’Europe regardait lointainement ces choses.
Les mains rouges du Turc ne lui semblaient que roses.
Elle disait en souriant,
Quand le ciel s’empourprait du côté de Candie :
« Vous prenez pour l’éclat sanglant d’un incendie
La splendeur des ciels d’Orient ! »
 
Un seul peuple, ignorant des complaisances plates,
Se lassa d’envoyer aux tueurs écarlates
Des avertissements bénins ; —
Alors c’est contre lui qu’on a parlé de guerre.
Pourquoi ? Mais parce que les géants n’aiment guère
Recevoir des leçons des nains.

 
Quel est ce pays qui veut être
Alors qu’on est esclave, maître,
Jeune et fier quand on ne l’est pas,
Intrépide quand tout recule,
Aube quand tout est crépuscule,
Quel est ce pays ridicule ?
Ouvrez l’Atlas. Cherchez. En bas.

Et vous verrez — ô pauvre Grèce ! —
Une énorme Europe qui laisse
Pendre d’un geste de dédain,
Pendre tout au bas de la carte,
— Peinte de jaune ou de carmin,
Avec le pouce qui s’écarte, —
Une toute petite main.

 
Mais cette main qu’ainsi l’Europe laisse pendre
Fait murmurer entre ses doigts
L’eau certes la plus bleue où puisse encor s’entendre
Quelque mythologique voix ;
 
Cette main a gardé la finesse et la grâce
Qu’assurent seuls de beaux aïeux,
Et résume, bouquet d’une splendide race,
Toutes les mains pâles des dieux ;

 
Elle fut à son heure autre chose que fine,
Forte, elle tint tout le promis.
Et n’eut qu’à battre un peu les flots de Salamine,
Pour y noyer ses ennemis ;
 
Cette main a semé le rêve sur le monde,
Et chaque frisson de beauté
Dont nous sentons s’ouvrir la fleur brusque et profonde.
Nous vient d’un grain qu’elle a jeté.

 
C’est elle qui connut la première brûlure
Du feu que l’on dérobe au ciel,
La première fraîcheur de cette chevelure
Dont Cypris exprimait le sel ;
 
Et cette main c’est encore elle
Qui fabriqua la première aile
Dont sous le soleil ait fondu
La noble et palpitante cire ;

 
Elle encore, — et jamais n’expire
Le premier arpège entendu ! —
Qui sur une écaille d’Épire,
Pinçant le premier nerf tendu,
Accorda la première Lyre !
 
Déjà prêt à prendre son vol,
Quand Pégase grattait le sol
Avec son sabot de lumière,
C’est cette main qui la première
Sut d’abord lui flatter le col.
Puis l’empoigner par la crinière.

 
Et des rayons tissant sa chair,
L’azur argenté de l’éther
Colorant le sang de ses veines,
Comme ossature ayant les chaînes
De ces monts divins baignés d’air
Que foulaient les Grâces hautaines,
Blanche, on la voit, sous le ciel clair,
Au fond des époques lointaines,
Se reposer d’un geste fier
Sur le coussin bleu de la mer,
Avec pour bague d’or Athènes
Et Sparte pour bague de fer !


Tous les poètes purs et tristes,
Tous les nostalgiques artistes,
Sont toujours venus la baiser ;
C’est elle, la main immortelle
De Platon et de Praxitèle,
C’est elle qu’on aime, et c’est elle
Que l’on a parlé d’écraser.


II


Cuirassés, sortez de la rade,
Et battez sur le pont, tambours.
Nous partons pour cette croisade,
Pour cette croisade à rebours.

Nos pères, pour le Christ, partaient, sur leurs sélandres,
Pour les Chrétiens, sur leurs dromons !
Mais c’est à Mahomet que nous, nous sommes tendres.
Et c’est le Turc que nous aimons.

Les torpilleurs ont pris le sillon des galères ;
Ils rampent lourdement, elles glissaient légères, —
Et les flots ont toujours les mêmes bleus turquins !… —
Ils bombent leur gros ventre, elles cambraient leurs lignes.
Et des âmes toujours les formes étant dignes,
Elles avaient l’air de grands cygnes,
Ils ont l’air d’énormes requins.

C’est bien. Partez ! qu’on se dépêche !
Arrivez à temps, — c’est très bien ! —
Pour empêcher que l’on n’empêche
D’égorger le dernier chrétien.

Mais à cet endroit même où vos aïeux énormes
Portaient la croix couleur de sang,
N’allez pas oublier, sur tous les uniformes,
De faire broder un croissant !

 
Eh bien ! non. Nous crions. C’est trop. Le cœur nous crève.
Car la jeunesse existe. Elle est noble. Elle rêve.
Elle s’obstine, droit du Fort, à te nier.
Elle aura pour les Grecs une amour indiscrète…
Et quelle île a valu jamais un grand poète ?
Quand nous leur donnerions la Crète !
Ils nous ont bien donné Chénier.

 
Aussi vers loi vole une foule,
Grèce, et tu n’apercevras pas
Au-dessus de sa folle houle
Flotter les obscurs chapeaux gras
 
Des jeunesses sans flamme et des vieillesses laides,
Mais plus beaux et plus effrayants,
Tu verras se mêler aux lauriers des Aèdes,
Les bérets des Étudiants !

 
Car un flot d’imprudence et de noblesse monte !
Ah ! plus de peur du ridicule, et plus de honte !
Relève, Sentiment, ta face de clarté !
Nous voulons étrangler la raison chafouine.
Et toi, si tu mourais, Grèce, Grèce divine,
La Beauté serait orpheline,
Et nous adorons la Beauté !

 
Une eau plus lyrique et moins noire
Que l’encre de nos encriers,
Vient déjà battre, Tours d’Ivoire,
L’ivoire de vos escaliers !
 
Puisse un moment ce flot nous laver de la blague
Et de l’esprit du boulevard,
Et le lèchement bleu de cette immense vague
Débarbouiller la Vie et l’Art !

 
Et nous retrouverons l’excès, le paroxysme,
Les débauches d’orgueil, les espoirs d’héroïsme,
Tout ce qui jadis triomphait ;
Nous reprendrons la Foi, l’Enthousiasme, l’Ode ;
Puisque Mil huit cent trente est remis à la mode,
Nous l’y remettrons tout à fait.
 
Car le mil huit cent trente, amis, que vous rêvâtes
Ce n’est pas seulement la hauteur des cravates,
La largeur des cols de velours.
Mais les ardeurs encor, n’est-ce pas ? pour des Causes,
Et vers toutes enfin les magnifiques choses
De libres et chantants retours !…


III


Et c’est pourquoi mandons le salut le plus ample
À celui qui fouetta nos langueurs d’un exemple,
À Georges de Holstein-Glucksbourg, prince Danois,
Prince Hamlet qui devient le plus actif des rois.
Qui semble nous crier : « Les routes sont faciles
Des pâles Elseneurs aux rouges Thermopyles »
Prince qui s’il pouvait, hier encor, parfois,
Garder peut-être un peu de l’accent de sa mère,
Parle aujourd’hui le grec avec l’accent d’Homère !


IV


Qu’adviendra-t-il ? Nul ne le sait !
Mais dans cette histoire très noire
Oui sera demain de l’Histoire,
Dans ce conte incroyable, c’est
L’Europe qui sera l’Ogresse,
Pendant que tu seras, toi, Grèce,
Le sublime Petit-Poucet !

 
Petit-Poucet que doivent suivre
Tous ceux qui ne veulent pas vivre
Dans la criminelle torpeur ;
Tous ceux qui cherchent une roule
Dans la Vieille Forêt du Doute
De l'Inertie et de la Peur !
 
Tu guides par le bois infâme,
Vers l'or vibrant d’un éveil d’âme,
Et gardant des rayons en eux,
Les petits cailloux que tu sèmes
Sont faits avec les éclats mêmes
De tes beaux marbres lumineux !


V


Et lorsque le Poète en rêvant se demande
Pourquoi contre ce peuple une fureur si grande,
Il se dit qu’après tout ce siècle de Laideur
Vous hait, débris de grâce, et restes de splendeur.
C’est bien une Croisade ! Et ce qu’il faut qu’on tue
C’est l’Idéal, c’est la Blancheur, c’est la Statue !
Quel plaisir de lancer, pour la Vulgarité,
Un coup de pied dans le berceau de la Beauté !

Eh ! bien, soit, — châtiez tous ces dieux inutiles,
L’insolence de ce ciel bleu,
Soit ! allez essayer les nouveaux projectiles
Contre la Grèce antique ! — Feu !
 
Feu ! Mais lorsque sera, d’une stupide foudre,
Brisé le cristal de ce ciel,
Et lorsque l’on aura par l’odeur de la poudre,
Remplacé le parfum du miel ;

 
Quand tomberont, hachés, les derniers lauriers-roses.
Broyés, les derniers Phidias,
Quand vous voltigerez, et de sang toutes roses.
Plumes des cygnes d’Eurotas !
 
Quand chaque bras de marbre aura, de chaque épaule.
Été tranché par le canon,
Enfin, quand on aura bombardé l’Acropole
Et bombardé le Parthénon,

 
Pour qu’il ne reste rien des temples et des marbres,
Rien du charme, rien du décor,
Il faudra mitrailler, comme à travers des arbres,
À travers nos rêves encor !
 
Parmi notre mémoire, il faudra de vos bombes
Faire de plus lâches abus,
Et si nos souvenirs ont encor des colombes,
Lancer au milieu des obus ;

 
Il faudra dans nos cœurs, à coups de boulet rouge,
Disperser les derniers azurs,
Et de peur qu’un laurier derrière encor ne bouge,
Crever nos fronts comme des murs ;
 
Pour en finir avec la blancheur importune
Et le beau qui vous fait affront,
Il faudra prendre enfin, d’assaut, une par une,
Nos âmes, — qui résisteront !