Pour se damner/L’Armoire aux confitures

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L’ARMOIRE AUX CONFITURES


Ceci se passait à Nantes, dans un vieil et aristocratique hôtel où ma sœur et moi, orphelins, étions élevés par nos grands parents.

Je me souviens de la chambre de bonne maman, des vieux portraits sombres, du rouge des rideaux qui nous rendait tout roses, nous les bambins. Dans un lourd cloisonné, sur une table en marqueterie, une grosse gerbe de fleurs jetait une note violente et gaie, un fauteuil de velours supportait un chat endormi, si vieux, que ses moustaches blanchissaient comme celles d’un général en retraite.

La grand’mère s’était fait un nid au fond de cette immense chambre ; elle vivait dans un petit coin, abritée derrière un paravent de laque où un mandarin et une Chinoise allongeaient leurs petits pieds dans une jonque rose tendre ; sur une étagère, des bergers et des bergères en saxe minaudaient dans leurs habits bleu pâle, tandis que des marquises à panier faisaient la bouche en cœur en agitant l’éventail.

Sur les murs, des pastels exquis presque effacés, des jeunes filles vaporeuses comme les Willis de la plaine, et enfin le portrait de mon grand-père en colonel de cuirassiers.

Bonne maman avait à ses côtés sa table à ouvrage pleine de laines, car elle brodait toujours d’interminables tapisseries. Souvent elle regardait une grande armoire lui faisant face, et sur laquelle étaient peintes, dans la manière de Boucher, des potées d’amour et des bottes de roses.

L’armoire, — l’armoire aux confitures, — comme nous l’appelions, Clotilde et moi, était le paradis de nos rêves ; il nous semblait que de bonnes fées confectionnassent la nuit les excellentes choses que grand’mère nous donnait le matin ; seulement elle seule en avait la clef, et les domestiques racontaient que personne au monde, pas même mon grand-père, n’avait pénétré dans l’armoire aux confitures.

Quelquefois, quand bonne maman allait nous chercher une friandise, elle laissait la porte ouverte, et nous contemplions, bouche béante et yeux écarquillés, les pots de groseilles, les vertes mirabelles et les abricots d’un si beau jaune avec leurs amandes tout entières.



Mais le bonheur est chose éphémère, nous l’apprîmes bientôt à nos dépens. On mit ma sœur en pension, et moi je fus envoyé à Paris chez les jésuites. J’y restai quelques années, revenant fort peu à Nantes ; puis mon grand-père mourut, et enfin un jour, je reçus une lettre me disant que grand’maman était au plus mal et qu’il fallait me hâter pour la voir encore.

Hélas ! j’arrivai trop tard ; je ne pus que marcher derrière son cercueil, les yeux gros de larmes et le cœur brisé.

Au retour de la funèbre cérémonie, je courus m’enfermer dans sa chambre, et, en sanglotant, je touchai tous les objets dont elle aimait à s’entourer.

Pendant que je me désespérais ainsi, quelqu’un me mit la main sur l’épaule.

Je relevai la tête, c’était Baptiste, le vieux valet de chambre de ma grand’mère.

— Monsieur le vicomte, me dit-il, il ne faut pas tant pleurer ; vous êtes un homme maintenant, ayez un peu de courage. Je vous apporte les clefs que Madame la marquise ne quittait jamais ; les voilà toutes. — La clef de l’armoire aux confitures aussi ? m’écriai-je vivement.

— Certainement, c’est la petite, si bien ciselée. Allons, Monsieur Raoul, visitez tout, allez partout : vous êtes le maître ici aujourd’hui.

Il sortit et je restai seul, seul devant la fameuse armoire dont je tenais la clef dans ma main qui tremblait.

Mon cœur battait à se rompre ; tous mes souvenirs d’enfant se levaient devant moi comme une troupe d’alouettes s’envolant des blés, et venaient me murmurer la chanson de la jeunesse heureuse. Elle était donc là, l’armoire aux friandises exquises, aux choses extraordinaires peut-être ; je n’avais qu’un geste à faire, et, comme la célèbre caverne pleine d’or, le Sésame s’ouvrirait.

V’lan, elle est ouverte, l’armoire aux confitures.

Rien, de la poussière, beaucoup de poussière ; quelques pots de marmelade oubliés, des abricots surtout, et je les aimais follement : aussi me disposais-je à les emporter, lorsqu’en tirant la planche à moi, ma main rencontra un gros bouton de cuivre ; je m’arrêtai étonné, puis je poussai le bouton de toute ma force.

Le panneau du fond glissa comme sur des roulettes, et je me trouvai dans un adorable réduit coquettement disposé.

Un divan, des chaises de satin Louis XV, des tentures de damas, et, accrochés à la muraille, deux pastels un peu passés de ton, d’une finesse exquise.

D’abord une tête de jeune femme, brune, avec des yeux bleus, d’un bleu d’outre-mer ineffable et troublant ; le sourire un peu égrillard laissait voir les dents de perles, et les épaules nues, potelées, à fossettes, se cachaient sous une écharpe de gaze ne dérobant pas grand’chose.

Je reconnus, ou plutôt je devinai ma grand’mère à vingt ans.

L’autre portrait était celui d’un beau jeune homme à fières moustaches, à l’œil doux, un peu voilé.

Soudain, j’entendis parler tout contre moi ; on donnait un ordre à un domestique, la voix semblait sortir de la tenture. Je la soulevai, il n’y avait rien. Alors je compris tout ! Dans l’hôtel voisin, devait se trouver aussi un bouton de cuivre faisant basculer une porte donnant dans la jolie cachette que je venais de découvrir ; je me rappelai avoir ouï parler de la douleur de ma grand’mère à la mort du voisin, tué à la chasse très jeune, et je m’expliquai l’armoire dont bonne maman seule avait la clef.

Je jetai un dernier coup d’œil sur ces meubles qui avaient dû être témoins de tant d’amour, de tant de baisers ; je traversai l’armoire aux confitures sans songer à mes abricots, et j’en refermai pieusement la porte en me jurant de ne plus en franchir le seuil.


Rentré dans la chambre de grand’mère, je tombai dans une rêverie profonde ; elle m’apparut belle, désirable, avec ses lèvres friandes et ses beaux yeux énamourés. Il me semblait que je l’aimais davantage, cette adorable marquise du dix-huitième siècle, qui allait à la messe en lisant Diderot et Voltaire, et servait Dieu, sans oublier de brûler un grain d’encens au diable.

Et pendant ce temps, le soleil entrait à flots ; il illuminait les vieux cadres, faisait danser les glaces, gambadait sur les tapis, mettait des lueurs d’incendie contre les vitres. Tout à coup, il monta un peu et arriva au portrait de grand-père !

Alors, je l’ai vu, oui, je vous le jure, je l’ai vu comme je vous vois, il planta deux rayons d’or sur la tête de mon vénérable aïeul, et les campa si drus et si fermes que je m’écriai en joignant les mains :

— Oh ! bon papa, ne vous fâchez points il y a si longtemps !