Poètes et romanciers modernes de la France/Mme Desbordes-Valmore

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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES
DE
LA FRANCE.

VII.


Mme DESBORDES-VALMORE.[1]

C’est une chose bien remarquable, comme en avançant dans la vie et en se laissant faire avec simplicité, on apprécie à mesure davantage un plus grand nombre d’êtres et d’objets, d’individus et d’œuvres, qui nous avaient semblé d’abord manquer à certaines conditions, proclamées par nous indispensables, dans la ferveur des premiers systèmes. Les ressources de la création, que ce soit Dieu qui crée dans la nature ou l’homme qui crée dans l’art, sont si complexes et si mystérieuses, que toujours, en cherchant bien, quelque composé nouveau vient déjouer nos formules et troubler nos méthodiques arrangemens ; c’est une fleur, une plante qui ne rentre pas dans les familles décrites ; c’est un poète que nos poétiques n’admettaient pas. Le jour où l’on comprend enfin ce poète, cette fleur de plus, où elle existe pour nous dans le monde environnant, où l’on saisit sa convenance, son harmonie avec les choses, sa beauté que l’inattention légère ou je ne sais quelle prévention nous avait voilée jusque-là, ce jour est doux et fructueux ; ce n’est pas un jour perdu entre nos jours ; ce qui s’étend ainsi de notre part en estime mieux distribuée, n’est pas nécessairement ravi pour cela à ce que les admirations anciennes ont de supérieur et d’inaccessible. Les statues qu’on adorait ne sont pas moins hautes, parce que des rosiers qui embaument et des touffes épanouies dont l’odeur fait rêver, nous en déroberont la base.

Depuis trois années le champ de la poésie est libre d’écoles ; celles qui s’étaient formées plus ou moins naturellement sous la restauration ayant pris fin, il ne s’en est pas reformé d’autres, et l’on ne voit pas que, dans ces trois ans, le champ soit devenu moins fertile, ni qu’au milieu de tant de distractions puissantes les belles et douces œuvres aient moins sûrement cheminé vers leur public choisi, bien qu’avec moins d’éclat peut-être et de bruit alentour. Aussi, nous qui regrettons personnellement, et regretterons jusqu’au bout, comme y ayant le plus gagné à cet âge de notre meilleure jeunesse, les commencemens lyriques où un groupe uni de poètes se fit jour dans le siècle étonné, — pour nous, qui de l’illusion exagérée de ces orages littéraires, à défaut d’orages plus dévorans, emportions alors au fond du cœur quelque impression presque grandiose et solennelle, comme le jeune Riouffe de sa nuit passée avec les Girondins (car les sentimens réels que l’âme recueille sont moins en raison des choses elles-mêmes qu’en proportion de l’enthousiasme qu’elle y a semé) ; nous donc, qui avons eu surtout à souffrir de l’isolement qui s’est fait en poésie, nous reconnaissons volontiers combien l’entière diffusion d’aujourd’hui est plus favorable au développement ultérieur de chacun, et combien, à certains égards, cette sorte d’anarchie assez pacifique, qui a succédé au groupe militant, exprime avec plus de vérité l’état poétique de l’époque. Dans cette jeune école, en effet, au sein de laquelle fut un moment le centre actif de la poésie d’alors, il y avait des exclusions et des absences qui devaient embarrasser. En fait de hauts talens, Lamartine n’en était que parce qu’on l’y introduisait religieusement en effigie ; Béranger n’en était pas. En fait de charmantes Muses, on n’y rattachait qu’à peine Mme Tastu, on y oubliait trop Mme Valmore. M. Mérimée serait toujours demeuré à côté ; M. Alexandre Dumas avait pris rang plus au large. D’autres encore allaient surgir. Enfin, parmi ceux qui étaient jusque-là du groupe, les plus forts n’en auraient bientôt plus été, par le progrès même de la marche ; ils s’y sentaient à la gêne en avançant ; plus d’un méditait déjà son évasion de cette nef trop étroite, son éruption de ce cheval de Troie. Le flot politique vint donc très à propos pour couvrir l’instant de séparation et délier ce qui déjà s’écartait. On a demandé quelquefois si ce qu’on appelait romantisme en 1828, avait finalement triomphé, ou si, la tempête de juillet survenant, il n’y avait eu de victoire littéraire pour personne ? Voici comment on peut se figurer l’événement selon moi. Au moment où ce navire Argo qui portait les poètes, après maint effort, maint combat durant la traversée contre les prames et pataches classiques qui encombraient les mers et en gardaient le monopole, — au moment où ce beau navire fut en vue de terre, l’équipage avait cessé d’être parfaitement d’accord ; l’expédition semblait sur le point de réussir, mais on n’apercevait guère en face de lieu de débarquement ; les principaux ouvraient des avis différens, ou couvaient des arrière-pensées contraires. La vieille flotte classique, radoubée de son mieux, prolongeait à grand’peine des harcèlemens inutiles. On en était là, quand le brusque ouragan de juillet bouleversa tout. Ce qu’il y a de très certain, c’est que le peu de classique qui tenait encore la mer y périt corps et biens ; les récits qu’on a faits depuis, de MM. Viennet et tels autres, qu’on prétend avoir rencontrés et ouïs, ne se rapportent qu’à leurs ombres inhonorées qui se démènent sur le rivage. Quant au navire Argo, tout divin qu’il semblait être, il ne tint pas, mais l’équipage fut sauvé. Je crois bien que deux ou trois des moindres héros se noyèrent avant d’atteindre le rivage ; mais le reste, les plus vaillans, y arrivèrent sans trop d’efforts, la plupart à la nage, et l’un même sans presque avoir besoin de nager. Or, depuis ce moment, l’expédition collective fut manquée ou accomplie, selon qu’on veut l’entendre, et chaque chef, poussant individuellement de son côté, poursuit à travers le siècle, par des voies plus ou moins larges, sa destinée, ses projets, la conquête de la glorieuse Toison.

Les deux sentimens les plus opposés qui se développèrent au sein de la fraternité première, peuvent se rapporter au lyrique d’une part et au dramatique de l’autre. La pensée lyrique, et surtout la portion la plus molle, la plus délicate de celle-ci, la pensée élégiaque, intime, craignait un peu le moment de la victoire à cause du bruit et de l’invasion des profanes ; elle insistait avec une sorte de timidité superstitieuse sur cette interdiction quasi-pythagoricienne : odi profanum vulgus et arceo. Elle se serait trouvée satisfaite de fonder en quelque golfe abrité, sur la côte la moins populeuse, une petite colonie brillante et cultivée ; pour elle la conquête de la Toison d’or était là : c’était manquer de foi en soi-même et d’audace. La pensée dramatique au contraire, qui, en passant par le lyrique, n’y voyait qu’un début et un prélude, ne se sentait pas satisfaite à si peu de frais ; elle croyait, elle, énergiquement à la poétisation possible du siècle ; et, plus vaste en desirs, moins effarouchée du bruit des profanes, elle insistait plutôt sur l’autre devise confiante et conquérante : l’avenir est à nous ! La portion la plus ardente et la plus ferme de cette pensée dramatique ne se préoccupait même pas d’une initiation graduelle et indirecte de la foule à l’œuvre moderne, moyennant d’habiles reproductions d’œuvres antérieures ; elle était pour une application immédiate et franche, pour une mêlée décisive, pour une descente et un assaut au cœur du siècle. Surtout elle ne prenait pas, comme la pensée élégiaque, les langueurs de la traversée pour le but de ses espérances. C’était accepter la question tout entière comme on l’avait posée, c’était ne l’éluder en rien et la soutenir dans sa complète importance, dans la hardiesse du premier défi. Du moment en effet qu’il s’agissait de fonder, non pas une poésie dans le dix-neuvième siècle, mais la poésie du dix-neuvième siècle lui-même, du moment qu’on s’était mis en marche, non pour jeter quelque part une colonie furtive, mais pour faire une révolution réelle dans l’art, la pensée dramatique avait toute raison de prévaloir ; l’épreuve décisive était, et elle est encore dans cette arène ; quiconque ne l’y met pas désespère plus ou moins de cette aimantation poétique du siècle, en masse, qui a été le rêve des avant-dernières années. Celui à qui est dû l’honneur d’avoir le moins désespéré, assurément, et qui persévère sans indice de fatigue ni de mollesse, dans sa ligne d’alors, est M. Victor Hugo. La pensée dramatique à laquelle nous faisions allusion plus haut, et qui est la sienne, préexistait déjà à sa pensée lyrique ; elle a traversé celle-ci sans s’y attiédir, et en est sortie impétueuse, inflexible, comme d’un lac, où, à sa source, elle était tombée.

Mais la pensée intime, élégiaque, mélancolique, que fera-t-elle ? Séparée de l’autre qui fut sa sœur, privée désormais du mouvement qu’elle reçut d’elle au temps de leur union, où cherchera-t-elle à s’enfuir et à s’écouler ? Y a-t-il lieu, en ces temps plus graves, de songer à reconstituer quelque école artificiellement paisible et rêveuse, de tenter encore à l’horizon cette petite colonie qui nous apparut dans un mirage du matin ? Ces naïves chimères ne sont séduisantes qu’une fois. Il y a mieux à faire. Vivre, puisqu’il le faut, de la vie de tous, subir les hasards, les nécessités du grand chemin, y recueillir les enseignemens qui s’offrent, y fournir au besoin sa tâche de pionnier ; puis se dédoubler soi-même, et dans une part plus secrète réserver ce qui ne doit pas tarir ; l’employer, l’entretenir s’il se peut, à l’amour, à la religion, à la poésie ; cultiver surtout sa faculté de concevoir, de sentir et d’admirer : n’est-ce pas là une manière d’aller décemment ici-bas, après même que le but grandiose a disparu, et de supporter la défaite de sa première espérance ?

En lisant Mme Valmore, ces pensées nous revenaient. Elle est un poète si instinctif, si tendre, si éploré, si prompt à toutes les larmes et à tous les transports, si brisé et battu par les vents, si inspiré par l’âme seule, si étranger aux écoles et à l’art, qu’il est impossible près d’elle de ne pas considérer la poésie comme indépendante de tout but, comme un simple don de pleurer, de s’écrier, de se plaindre, d’envelopper de mélodie sa souffrance. C’est dans la vie réelle, à travers les passions et les épreuves, que ce cœur de femme, sans autre maître que la voix secrète et la douleur, a dès l’abord modulé ses sanglots. Il y a deux sortes de poètes : ceux qui sont capables d’invention, d’art à proprement parler, doués d’imagination, de conception en sus de leur sensibilité ; qui possèdent cet organe applicable à divers sujets, qu’on nomme le talent. Et il y a ceux en qui ce talent n’est nullement distinct de la sensibilité personnelle, et qui, par une confusion un peu débile mais touchante, ne sont poètes qu’en tant qu’amans et présentement affectés. M. Ulric Guttinguer, dans une épître adressée à M. Hugo, a dit avec bonheur :


.......... Il est une race bénie,
Qui cherche dans le monde un mot mystérieux,
Un secret que du ciel arrache le génie,
Mais qu’aux yeux d’une amante ont demandé mes yeux.


Mme Desbordes-Valmore aussi est toute poète par l’amour. Son talent est lié à sa passion comme l’écho à la vague du rivage, comme la vague au lac désolé. Si ce talent n’a pas cessé de gémir et de grandir, c’est que l’âme elle-même, après tant de flots versés, s’est trouvée inépuisable :


Car je suis une faible femme,
Je n’ai su qu’aimer et souffrir ;
Ma pauvre lyre, c’est mon âme…


Tout enfant, aux environs de Douai où elle est née, sur les rives de cette Scarpe accoutumée, ce semble, à moins de rêverie, la jeune Hélène aimait déjà. Comme elle nous le dit en vraie fille de Lafontaine, à quelque chère idole en tout temps asservie, elle aimait une fleur, elle adorait quelque arbrisseau ; elle lui parlait à genoux, lui confiait ses peines, jouissait des mêmes printemps ou souffrait des mêmes vents d’hiver. Jugez quand ce fut lui, quand l’idéal un moment fut trouvé ; alors les orageuses amours commencèrent, la vie devint errante. Elle pleura son amie d’enfance, Albertine qui mourait ; elle eut Délie qui fut une autre amie pour elle ; mère, elle aima, elle pleura sur un berceau et fit de charmans récits et des prières. Mais ce fut lui surtout, lui fidèle ou infidèle, digne ou indigne, qu’elle aima sans cesse, qu’elle suivit, qu’elle évita ; Rouen, Bordeaux, Lyon ! vous pûtes montrer à la trace sa fuite saignante ; elle ne voulut pas guérir. Sous son masque de Thalie, pour parler ici comme elle ce mythologique langage, elle ne sécha pas une seule de ses larmes. Son existence heureuse n’avait duré qu’un éclair, alors, dit-elle avec souffle,


Alors que dans l’orgueil des amantes aimées
Je confiais mon âme aux cordes animées.


Mais à partir du jour où le charme se brisa, ce ne fut plus sur cette figure mélancolique et frappée, sous ces longs cheveux cendrés, éplorés, qui pendent, ce ne fut plus qu’une pâleur mortelle. Malgré les diversions inévitables, les sourires donnés à la foule et reçus, le monde devint comme une plage solitaire de Leucate à cette Sapho désespérée ; et sa plainte éternellement déchirante répète à travers tout :


Malheur à moi ! je ne sais plus lui plaire,
Je ne suis plus le charme de ses yeux ;
Ma voix n’a plus l’accent qui vient des cieux,
Pour attendrir sa jalouse colère ;
Il ne vient plus, saisi d’un vague effroi,
Me demander des sermens ou des larmes :
Il veille en paix, il s’endort sans alarmes ;
Malheur à moi !


ou encore, un souvenir obstiné lui crie :


Quand il pâlit un soir et que sa voix tremblante
S’éteignit tout à coup dans un mot commencé ;
Quand ses yeux soulevant leur paupière brûlante
Me blessèrent d’un mal dont je le crus blessé ;
Quand ses traits plus touchans, éclairés d’une flamme
Qui ne s’éteint jamais,
S’imprimèrent vivans dans le fond de mon âme ;
Il n’aimait pas, j’aimais !


Quiconque, à une heure triste, recueille, en passant sur la grève, ces accens éperdus, ces notes errantes et plaintives, se surprend bien des lois, long-temps après, à les répéter involontairement, à l’infini, sans suite ni sens, comme ces mots mystérieux que redisait la folie d’Ophélia.

Les poésies de Mme Desbordes-Valmore qui, nées ainsi du cœur, n’ont aucun souci d’art ni d’imitation convenue, réfléchissent pourtant, surtout à leur source, la teinte particulière de l’époque où elles ont commencé, et rappellent un certain ensemble d’inspirations environnantes. Dans ces Idylles en vers libres, pleines de moutons à la Deshoulières, d’agneaux volages ou gémissans qu’enchaînent des rubans fleuris, dans ces premières élégies où voltige l’Amour en bandeau et où il est tant question de tendres feux, de doux messages et de fers imposteurs, on est, en souriant, reporté à cette génération sentimentale nourrie de Mme Cottin, de Mme de Montolieu, que Misanthropie et repentir attendrissait sans réserve, que Vingt-quatre heures d’une femme sensible n’exagérait pas, et qui, lors du grand divorce de 1810, s’appitoya avec une exaltation romanesque sur la pauvre châtelaine de la Malmaison. Cette veine lactée s’est prolongée dans la poésie jusque vers 1820 où nous l’avons vu finir ; nous tous, en nous en souvenant bien, nous avons eu, adolescens, notre période de Florian et de Gessner ; nous réciterions avec charme encore la Pauvre fille de Soumet. Pour tout ce qui est paysage, couleur, accompagnement, les premières pièces de Mme Valmore rappellent cette littérature ; Parny et Mme Dufresnoy s’y joignirent sans doute, mais elle a plus d’abandon, d’abondance et de mollesse, que ces deux élégiaques un peu brefs et concis. Ses paysages, à elle, ont de l’étendue ; un certain goût anglais s’y fait sentir ; c’est quelquefois comme dans Westall, quand il nous peint sous l’orage l’idéale figure de son berger ; ce sont ainsi des formes assez disproportionnées, des bergères, des femmes à longue taille comme dans les tableaux de la Malmaison, des tombeaux au fond, des statues mythologiques dans la verdure, des bois peuplés d’urnes et de tourterelles roucoulantes, et d’essaims de grosses abeilles et d’âmes de tout petits enfans sur les rameaux ; un ton vaporeux, pas de couleur précise, pas de dessin ; un nuage sentimental, souvent confus et insaisissable, mais par endroits sillonné de vives flammes et avec l’éclair de la passion. Des personnifications allégoriques, l’Espérance, le Malheur, la Mort, apparaissent au sein de ces bocages. Ainsi dans le Berceau d’Hélène :


Mais au fond du tableau, cherchant des yeux sa proie,
J’ai vu… je vois encor s’avancer le Malheur.
Il errait comme une ombre, il attristait ma joie
Sous les traits d’un vieil oiseleur.


Nous n’insistons sur ces alentours que pour les caractériser, et sans idée de blâme. Qu’importe après tout le costume, le convenu inévitable qu’on revêt à son insu ? il en faut un toujours. Nous qui avons succédé à ce goût, qui en avons d’abord senti les défauts et avons réagi contre, nous commençons à discerner les nôtres ; à force de prétention au vrai et au réel, un certain factice aussi nous a gagnés ; quel effet produiront bientôt nos couleurs, nos rimes, nos images, nos étoffes habituelles ? Beaucoup de ce qui nous frappe dans le cadre et le vêtement ne sera pardonné que pour le génie qui rayonnera, pour l’âme qui palpitera derrière. Les épithètes métaphysiques de Mme Valmore m’ont remis en idée ce que j’ai eu le tort de trancher autrefois. Non, l’épithète propre et pittoresque ne remplace pas toujours la première avec avantage ; non, toutes les nuances du prisme, en les supposant exprimables par des paroles, ne suppléent pas, ne satisfont pas aux nuances infinies du sentiment ; non, le ciel en courroux n’est pas nécessairement détrôné par le ciel noir et brumeux ; les doigts délicats ne le cèdent pas à jamais aux doigts blancs et longs. Lamartine a dit admirablement :


Assis aux bords déserts des lacs mélancoliques… ;


il n’y a pas de lac bleu qui équivaille à cela. Les métaphores elles-mêmes, les images prolongées qui ne sont en jeu que pour traduire une pensée ou une émotion, n’ont pas toujours besoin d’une rigueur, d’une analogie continue, qui, en les rendant plus irréprochables aux yeux, les raidit, les matérialise trop, les dépayse de l’esprit où elles sont nées et auquel en définitive elles s’adressent ; l’esprit souvent se complaît mieux à les entendre à demi-mot, à les combler dans leurs négligences ; il y met du sien, il les achève.

Je ne prétends, au reste, conclure de ce qui précède qu’à une simple correction, et pas du tout à une réaction : les réactions ont toujours un côté polémique étranger et contraire à l’art. Mais c’était le cas de rectifier ce point à propos de Mme Valmore, comme c’eût été le cas à propos de Lamartine.

Elle et lui, Lamartine et Mme Valmore, ont de grands rapports d’instinct et de génie naturel ; ce n’est point par simple rencontre, par pure et vague bienveillance, que l’illustre élégiaque a fait les premiers pas au-devant de la pauvre plaintive ; toute proportion gardée de force et de sexe, ils sont l’un et l’autre de la même famille de poètes. Comme Lamartine, Mme Valmore n’eut de maître que le cœur et l’amour ; comme lui, elle ignore l’art, la composition, le plan ; mais elle est femme, elle est faible, elle n’a rien de l’ampleur ni de la volée du grand cygne ; elle s’écrie de sa branche comme la fauvette veuve (miserabile carmen !), elle pousse nuit et jour des chants aigus et saccadés comme la cigale sur l’épi. À ses heures riantes, ce qui est rare, quand elle oublie un moment sa peine et qu’elle se met à décrire et à conter, il lui arrive le défaut tout contraire à la diffusion éthérée de Lamartine ; elle tombe dans le petit, dans l’imperceptible, dans la vignette scintillante :


Un tout petit enfant s’en allait à l’école…
Ô mouche, que ton être occupa mon enfance !
Petite philosophe, on a médit de toi ;
J’en veux à la fourmi qui t’a cherché querelle…
Quoi ? vous voulez courir, pauvres petits mouillés…
Cher petit fanfaron… etc. etc.
Cher petit oreiller… etc. etc.


Toutes ces gentilles petitesses, ce joli grasseyement enfantin, ces amours de l’éphémère et du liseron, qui font le charme de quelques-uns, ne me sont guère appréciables, je l’avoue ; et je me fatigue à tâcher de les aimer. En ce genre, l’idylle intitulée Le soir d’été est la seule pièce dont l’adorable simplicité m’enchante. Mais comme élégies passionnées, comme éclats de cœur et élancemens d’amante, les premiers volumes de Mme Valmore ne nous laissent que l’embarras de choisir et de citer. Toutes les pièces à Délie respirent la grâce, l’esprit uni au sentiment ; la dernière, Le retour chez Délie, déroule l’âme d’Hélène dès l’enfance et les orages du passé ; la première, encore souriante,


Du goût des vers pourquoi me faire un crime ?


ressemble à quelque épître amicale et tendre de Voltaire. À tout moment, soit dans le courant d’une pièce, soit au début, la pensée part subitement du sein de Mme Valmore comme un essaim effaré ; on ne peut rendre l’essor de ces échappées violentes ; ceux qui ont entendu Mme Dorval en quelques-uns de ses cris sublimes, ont éprouvé une impression également irrésistible. Ainsi, dans la pièce Peut-être un jour, etc. etc., le mot final : Dieu ! s’il ne venait pas ! Ainsi, dans L’Indiscret, lorsqu’un de ces colporteurs désœuvrés et gauches, qui remuent sans s’en douter les secrets les plus chers, jase devant elle au hasard des infidélités de son amant, elle écoute d’abord avec patience, elle se contient et se dévore ; puis tout d’un coup :


Ah ! j’aurais dû crier : c’est moi… je l’aime… arrête !


Ainsi dans L’Attente, cette ouverture glorieuse et triomphale comme un lever de soleil :


Il m’aima. C’est alors que sa voix adorée
M’éveilla tout entière et m’annonça l’amour, etc. etc.


Je recommande encore la pièce À mes enfans, Le présage, et tant de romances rêveuses ou délirantes, qui reviennent, aux heures de mélancolie, comme des chansons de saule. Je suis, en lisant ces épars chefs-d’œuvre, de l’avis de Mme Tastu, de celle, comme la désigne Mme Valmore, dont le cœur s’enferme et bat si vite : « Qu’importe, a-t-on dit du chanteur Garat, que ce ne soit pas un musicien, si c’est la musique elle-même : qu’importe aussi que Mme Valmore ne soit pas un poète selon l’art, si elle est la poésie et l’âme ? » Lamartine a merveilleusement exprimé comment, de tous ces fragmens brisés d’une vie si douloureuse, il résultait une plus touchante harmonie ; ce tendre et bienfaisant consolateur, que nul désormais ne consolera, a dit en s’adressant à Mme Valmore :


Du poète c’est le mystère :
Le luthier qui crée une voix
Jette son instrument à terre,
Foule aux pieds, brise comme un verre
L’œuvre chantante de ses doigts.

Puis d’une main que l’art inspire,
Rajustant ces fragmens meurtris,
Réveille le son et l’admire,
Et trouve une voix à sa lyre
Plus sonore dans ses débris !…

Ainsi le cœur n’a de murmures
Que brisé sous les pieds du sort !… etc. etc.


Cette image du violon brisé, puis rajusté et trouvé plus sonore, cette particularité technique, si difficile, ce semble, à rencontrer et à exprimer, et qui prouve que les poètes savent toujours ce dont ils ont besoin, s’applique en toute exactitude à Mme Desbordes-Valmore, sauf que le rajustement mystérieux est demeuré inachevé en quelques points ; imperfection, d’ailleurs, qui nuit peu à l’ensemble et qui est une grâce.

Les Pleurs, qui viennent de paraître, avec plus de rhythme et de couleur que les précédens volumes, offrent aussi, l’avouerai-je, plus d’obscurité par momens et de manière. Le paysage, quand il y a un paysage, est beaucoup plus vif et distinct que celui que nous avons vu dans les idylles ; tous les objets s’y dessinent et quelquefois y reluisent trop. Le rhythme serré a remplacé les vers libres, dont l’usage était familier à Mme Valmore ; enchâssée là-dedans, parsemée de paillettes étrangères et d’un brillant minutieux, les ellipses de la pensée échappent, se dérobent davantage et de là cette obscurité de sens au milieu et à cause du plus de couleur. Il y a une ou plusieurs épigraphes à chaque pièce : en lisant les poètes dont les écrits ont eu la vogue dans ces dernières années, Mme Valmore s’en est affectée et teinte peut-être à son insu ; la blonde et grise fauvette a été prise au miroir, et les fleurs du nid, comme elle le dit quelque part, ont lustré son plumage ardé par le soleil. Le vocabulaire habituel de son chant ne lui a plus suffi, et elle a trouvé plaisir et fraîcheur aux vieux mots rajeunis ou aux nouveaux hasardés :


Une ceinture noire endeuille un jeune enfant.


Les petits enfans qu’elle aime à peindre, ont été plus précoces et ont parlé un langage plus impossible que jamais. Ils se sont détachés frêles et angéliques, parmi les étoiles, les rossignols, les fleurs humides de rosée, et comme sur un fonds imité des feuillages chatoyans de Lawrence. Moi, j’aurais mieux aimé Mme Valmore fidèle à sa précédente manière, non pas précisément à celle des idylles, mais à celle des dernières élégies, avec l’absence du rhythme, comme un ruisseau qui court sans trop savoir, avec l’insouciance et le hasard des teintes, un sentiment borné à peu d’images, et sous le gris-de-lin de sa parure. Ce n’est pas à dire pourtant que Les Pleurs ne renferment pas des trésors ; la passion jeune et presque virginale y reparaît dans une auréole nouvelle ; l’amour malheureux y a des transes, des agonies et d’éternels retours, dont Mme Valmore est seule capable entre nos poètes. Le cri Malheur à moi ! se trouve dans Les Pleurs. La Jalouse, qui débute comme une folle gaîté, finit en délire amer. L’idée de l’ancienne élégie de L’Indiscret est reprise dans Réveil, et le premier mouvement a toute la secousse d’un effroi ressenti :


C’est qu’ils parlaient de toi, quand, loin du cercle assise,
Mon livre trop pesant tomba sur mes genoux ;
C’est qu’ils me regardaient, quand mon âme indécise
Osa braver ton nom qui passait entre nous.


Je ne fais qu’indiquer Tristesse, Abnégation, L’Impossible, Lucrétia Davidson. Dans les morceaux intitulés Pardon et la Crainte, l’idée religieuse se mêle tendrement au poids de la faute, à l’amertume du calice : Mme Valmore n’a jamais proféré en poésie de plus hautes paroles. Répondant avec une belle effusion aux vers de Lamartine, elle a dit, toute noyée, comme Ruth, dans ses pleurs reconnaissans :


Je suis l’indigente glaneuse
Qui d’un peu d’épis oubliés
A paré sa gerbe épineuse,
Quand ta charité lumineuse
Verse du blé pur à mes pieds.


Il n’y a qu’un mot à dire du roman qui a pour titre Une raillerie de l’Amour, et que Mme Valmore vient de publier ; c’est une heure et demie de lecture légère et gracieuse, qui reporte avec charme au plus beau temps de l’empire, à cette société éblouie et pleine de fêtes, après Wagram. Les amours étourdis, élégans, et là-dessous profonds peut-être, les jeunes et belles veuves, les pensionnaires à peine écloses d’Écouen et de Saint-Denis, les valeureux colonels de vingt-neuf ans, tout cela y est agréablement touché ; l’exaltation romanesque pour Joséphine, à propos du grand divorce, ajoute un trait et fixe une date à ces bouderies jaseuses. Tout ce petit volume de Mme Valmore est une nuance, et une nuance bien saisie. « À vingt ans, dit-elle en un endroit, la souffrance est une grâce, quand elle n’a pas trop appuyé, et que ses ailes n’ont fait qu’effleurer une belle femme. » Mme Valmore a fait partout comme elle dit là si bien ; elle n’a nulle part trop appuyé.

Mais Mme Valmore poète, celle qui perce et qui déchire, c’est à elle qu’on reviendra ; qui l’a lue une fois, la relira souvent. Il ne nous appartient pas de lui assigner une place parmi les talens de cet âge ; on aime mieux d’ailleurs la goûter en elle-même que la comparer. Son rôle dans la création lui a été donné cruel et simple, toujours souffrir, chanter toujours ! Elle n’y a pas manqué jusqu’ici ; et si, contre l’usage, ses paroles harmonieuses n’ont pas été guérissantes pour elle, elles n’ont pas du moins été inutiles à d’autres ; elles ont aidé dans l’ombre bien des cœurs de femme à pleurer. L’avenir, nous le croyons, ne l’oubliera pas ; tout d’elle ne sera pas sauvé sans doute ; mais dans le recueil définitif des Poetœ minores de ce temps-ci, un charmant volume devra contenir sous son nom quelques idylles, quelques romances, beaucoup d’élégies, toute une gloire modeste et tendre. Ce devra être, même plus tard, dans ce monde éternellement renaissant de la passion, une lecture à jamais vive et pleine de larmes. À part quelques grands poètes qui soutiendront dans l’ensemble de leur œuvre l’assaut du temps, qui de nous oserait en désirer pour lui, en espérer davantage ? En lisant Mme Valmore, on se fait à cette idée que la vie, l’amour, la poésie et la gloire ne s’échappent qu’en débris.


Sainte-Beuve.

  1. Les Pleurs, poésies nouvelles. — Une Raillerie de l’Amour, roman. Chez Charpentier, Palais-Royal.