Poésie (Albert Samain)

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Poésie (Albert Samain)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 596-605).
POÉSIE


SOIR DE PRINTEMPS




Premiers soirs de printemps : tendresse inavouée...
Aux tiédeurs de la brise écharpe dénouée...
Caresse aérienne... Encens mystérieux...
Urne qu’une main d’ange incline au bord des cieux...
Oh ! quel désir ainsi, troublant le fond des âmes,
Met ce pli de langueur à la hanche des femmes ?
Le couchant est d’or rose et la joie emplit l’air,
Et la ville, ce soir, chante comme la mer.
Du clair jardin d’avril la porte est entr’ouverte ;
Aux arbres légers tremble une poussière verte.
Un peuple d’artisans descend des ateliers ;
Et, dans l’ombre où sans fin sonnent les lourds souliers.
On dirait qu’une main de Véronique essuie
Les fronts rudes tachés de sueur et de suie.
La semaine s’achève, et voici que soudain,
Joyeuses d’annoncer la Pâques de demain,
Les cloches, s’ébranlant aux vieilles tours gothiques,
Et revenant du fond des siècles catholiques,
Font tressaillir quand même aux frissons anciens
Ce qui reste de foi dans nos vieux os chrétiens !
Mais déjà, souriant sous ses voiles sévères,
La nuit, la nuit païenne apprête ses mystères ;
Et le croissant d’or fin, qui monte dans l’azur,
Rayonne, par degrés plus limpide et plus pur.
Sur la ville brûlante, un instant apaisée.
On dirait qu’une main de femme s’est posée ;

Les couleurs, les rumeurs s’éteignent peu à peu ;
L’enchantement du soir s’achève... et tout est bleu !
Ineffable minute où l’âme de la foule
Se sent mourir un peu dans le jour qui s’écoule...
Et le cœur va flottant vers de tendres hasards
Dans l’ombre qui s’étoile aux lanternes des chars.
Premiers soirs de printemps : brises, légères fièvres !
Douceur des yeux !... Tiédeur des mains !... Langueur des lèvres !
Et l’Amour, une rose à la bouche, laissant
Traîner à terre un peu de son manteau glissant,
Nonchalamment s’accoude au parapet du fleuve,
Et puisant au carquois d’or une flèche neuve,
De ses beaux yeux voilés, cruel adolescent.
Sourit, silencieux, à la Nuit qui consent.



NOCTURNE PROVINCIAL




Le petite ville sans bruit
Dort profondément dans la nuit.

Aux vieux réverbères à branches
Agonise un gaz indigent ;
Mais soudain la lune émergeant
Fait tout au long des maisons blanches
Resplendir des vitres d’argent.

La nuit tiède s’évente au long des marronniers...
La nuit tardive, où flotte encor de la lumière.
Tout est noir et désert aux anciens quartiers ;
Mon âme, accoude-toi sur le vieux pont de pierre,
Et respire la bonne odeur de la rivière.

Le silence est si grand que mon cœur en frissonne.
Seul, le bruit de mes pas sur le pavé résonne.
Le silence tressaille au cœur, et minuit sonne !

Au long des grands murs d’un couvent
Des feuilles bruissent au vent.
 Pensionnaires... Orphelines...
Rubans bleus sur les pèlerines...
C’est le jardin des Ursulines.

Une brise à travers les grilles
Passe aussi douce qu’un soupir.

Et cette étoile aux feux tranquilles,
Là-bas, semble, au fond des charmilles.
Une veilleuse de saphir.

Oh ! sous les toits d’ardoise à la lune pâlis.
Les vierges et leur pur sommeil aux chambres claires,
Et leurs petits cous ronds noués de scapulaires.
Et leurs corps sans péché dans la blancheur des lits !..

D’une heure égale ici l’heure égale est suivie.
Et l’Innocence en paix dort au bord de la vie...

Triste et déserte infiniment
Sous le clair de lune électrique,
Voici que la place historique
Aligne solennellement
Ses vieux hôtels du Parlement.

A l’angle, une fenêtre est éclairée encor.
Une lampe est là-haut, qui veille quand tout dort !
Sous le frôle tissu, qui tamise sa flamme,
Furtive, par instans, glisse une ombre de femme.

La fenêtre sentr’ouvre un peu ;
Et la femme, poignant aveu,
Tord ses beaux bras nus dans l’air bleu...

O secrètes ardeurs des nuits provinciales !
Cœurs qui brûlent ! Cheveux en désordre épandus !
Beaux seins lourds de désirs, pétris par des mains pâles
Grands appels supplians, et jamais entendus !

Je vous évoque, ô vous, amantes ignorées,
Dont la chair se consume ainsi qu’un vain flambeau,
Et qui sur vos beaux corps pleurez, désespérées,
Et faites pour l’amour, et d’amour dévorées.
Vous coucherez, un soir, vierges dans le tombeau !

Et mon âme pensive, à l’angle de la place.
Fixe toujours là-bas la vitre où l’ombre passe.

Le rideau frêle au vent frissonne...
La lampe meurt... Une heure sonne.
Personne, personne, personne.



IDEAL



Hors la ville de fer et de pierre massive,
A l’aurore, le chœur des beaux adolescens
S’en est allé, pieds nus, dans l’herbe humide et vive,
Le cœur pur, la chair vierge et les yeux innocens.

Toute une aube en frissons se lève dans leurs âmes.
Ils vont rêvant de chars dorés, d’arcs triomphaux.
De chevaux emportant leur gloire dans des flammes,
Et d’empires conquis sous des soleils nouveaux !

Leur pensée est pareille au feuillage du saule
A toute heure agité d’un murmure incertain ;
Et leur main fièrement rejette sur l’épaule
Leur beau manteau qui claque aux souffles du matin.

En eux couve le feu qui détruit et qui crée ;
Et, croyant aux clairons qui renversaient les tours,
Ils vont remplir l’amphore à la source sacrée
D’où sort, large et profond, le fleuve ancien des jours.

Ils ont l’amour du juste et le mépris des lâches,
Et veulent que ton règne arrive enfin, Seigneur !
Et déjà leur sang brûle, en lavant toutes taches.
De jaillir, rouge, aux pieds sacrés de la Douleur !

Tambours d’or, clairons d’or, sonnez par les campagnes !
Orgueil, étends sur eux tes deux ailes de fer !
Ce qui vient d’eux est pur comme l’eau des montagnes,
Et fort comme le vent qui souffle sur la mer !

Sur leurs pas l’allégresse éclate en jeunes rires,
La terre se colore aux feux divins du jour.
Le vent chante à travers les cordes de leurs lyres,
Et le cœur de la rose a des larmes d’amour.

Là-bas, vers l’horizon roulant des vapeurs roses.
Vers les hauteurs où vibre un éblouissement.
Ivres de s’avancer dans la beauté des choses.
Et d’être à chaque pas plus près du firmament ;

Vers les sommets tachés d’écumes de lumière
Où piaffent, tout fumans, les chevaux du soleil,
Plus haut, plus haut toujours, vers la cime dernière
Au seuil de l’Empyrée effrayant et vermeil ;

Ils vont, ils vont, portés par un souffle de flamme...
Et l’Espérance, triste avec des yeux divins,
Si pâle sous son noir manteau de pauvre femme,
Un jour encore, au ciel lève ses vieilles mains !







Pieds nus, manteaux flottans dans la brise, à l’aurore,
Tels, un jour, sont partis les enfans ingénus.
Le cœur vierge, les mains pures, l’âme sonore...
Oh ! comme il faisait soir, quand ils sont revenus !

Pareils aux émigrans dévorés par les fièvres,
Ils vont, l’haleine courte et le geste incertain.
Sombres, l’envie au foie et l’ironie aux lèvres ;
Et leur sourire est las comme un feu qui s’éteint.

Ils ont perdu la foi, la foi qui chante en route
Et plante au cœur du mal ses talons frémissans.
Ils ont perdu, rongés par la lèpre du doute,
Le ciel qui se reflète aux yeux des innocens.

Même ils ont renié l’orgueil de la souffrance.
Et dans la multitude au front bas, au cœur dur,
Assoupie au fumier de son indifférence,
Ils sont rentrés soumis comme un bétail obscur.

Leurs rêves engraissés paissent parmi les foules ;
Aux fentes de leur cœur d’acier noble bardé.
Le sang altier des forts goutte à goutte s’écoule,
Et puis leur cœur un jour se referme, vidé.

Matrone bien fardée au seuil clair des boutiques,
Leur âme épanouie accueille les passans ;
Surtout ils sont dévots aux seuls dieux authentiques,
Et, le front dans la poudre, adorent les puissans.

Ils veulent des soldats, des juges, des polices,
Et, rassurés par l’ordre aux solides étaux.
Ils regardent grouiller au vivier de leurs vices
Les sept vipères d’or des péchés capitaux.

Pourtant, parfois, des soirs, ils songent dans les villes
A ceux-là qui près d’eux gravissaient l’avenir.
Et qui, ne voulant pas boire aux écuelles viles,
S’étant couchés là-haut, s’y sont laissés mourir ;

Et le remords les prend quand, au penchant des cimes,
Un éclair leur fait voir, les deux bras étendus.
Des cadavres hautains, dont les yeux magnanimes
Rêvent, tout grands ouverts, aux idéals perdus !


AUX FLANCS DU VASE




I. — LE REPAS PRÉPARÉ




Ma fille, lève-toi ; dépose là ta laine.
Le maître va rentrer ; sur la table de chêne,
Que recouvre la nappe aux plis étincelans,
Mets la faïence claire et les verres brillans.
Dans la coupe arrondie à l’anse en col de cygne
Pose les fruits choisis sur des feuilles de vigne :
Les pêches qu’un velours fragile couvre encor,
Et les lourds raisins bleus mêlés aux raisins d’or.
Que le pain bien coupé remplisse les corbeilles ;
Et puis ferme la porte, et chasse les abeilles.
Dehors le soleil brûle, et la muraille cuit ;
Rapprochons les volets ; faisons presque la nuit,
Afin qu’ainsi la salle, aux ténèbres plongée.
S’embaume toute aux fruits dont la table est chargée.
Maintenant, va chercher l’eau fraîche dans la cour,
Et veille que surtout la cruche, à ton retour.
Garde longtemps, glacée et lentement fondue,
Une vapeur légère à ses flancs suspendue.



II. — AMYMONE



Amymone en ses bras a pris sa tourterelle,
Et, la serrant toujours plus doucement contre elle.
Se plaît à voir l’oiseau, docile à son désir.
Entre ses jeunes seins roucouler de plaisir ;

Même elle veut aussi que son bec moins farouche
Pique les grains posés sur le bord de sa bouche.
Puis, inclinant la joue au plumage neigeux,
Et toujours plus câline et plus tendre en ses jeux.
Elle caresse au long des plumes son visage,
Et sourit, en frôlant son épaule au passage.

De sentir, rougissant chaque fois d’y penser,
Son épaule plus douce encore à caresser.



III. — LE LABOUREUR



Mars préside aux travaux de la jeune saison ;
A peine l’aube errante au bord de l’horizon
Teinte de pâle argent la mare solitaire,
Le laboureur, fidèle ouvrier de la terre,
Penché sur sa charrue, ouvre d’un soc profond
Le sein toujours blessé, le sein toujours fécond.
Sous l’inflexible joug, qu’un cuir noue à leurs cornes,
Les bœufs à l’œil sanglant vont, stupides et mornes,
Balançant leurs fronts lourds sur un rythme pareil.
Le soc coupe la glèbe, et reluit au soleil.
Et dans le sol antique ouvert jusqu’aux entrailles
Creuse le lit profond des futures semailles...
Le champ finit ici, près du fossé bourbeux ;
Le laboureur s’arrête, et dételant ses bœufs.
Un instant immobile, et reprenant haleine,
Respire le vent fort qui souffle sur la plaine ;
Puis, sans hâte, touchant ses bœufs de l’aiguillon,
Il repart, jusqu’au soir, pour un autre sillon.



IV. — LA MAISON DU MATIN



La maison du matin rit au bord de la mer,
La maison blanche au toit de tuiles rose clair.
Derrière un frêle écran de pâle mousseline,
Le soleil luit, voilé comme une perle fine ;
Tout l’espace frissonne au vent frais du matin.
Sur le haut des rochers, redoutés du marin,
Nysa, debout au seuil, qu’une vigne décore.
Un enfant sur ses bras, sourit, grave, à l’aurore.
Et laisse, en regardant au large, le vent fou
Dénouer ses cheveux mal fixés sur son cou.

Par l’escalier du ciel l’enfantine journée
Descend, légère et blanche, et de fleurs couronnée,
Et, pour mieux l’accueillir, la mer au sein changeant
Scintille, à l’horizon, toute vive d’argent.
Mais déjà les enfans s’échappent ; vers la plage
Ils courent, mi-vêtus, chercher le coquillage.
En vain Nysa les gronde ; enivrés du ciel clair,
Leur rire de cristal s’éparpille dans l’air...
La maison du matin rit au bord de la mer.



V. — AMPHISE ET MIÎLITTA



Assis au bord du lac, où baignent leurs pieds nus,
Amphise et Melitta, depuis qu’ils sont venus,
Immobiles, les doigts unis, les lèvres closes,
S’enivrent du beau soir d’or limpide et de roses,
Et remplissent leur âme à la splendeur qui sort
Des grands monts violets reflétés dans l’eau d’or !
Le calme est infini... D’une insensible haleine,
La brise à leurs pieds roule une eau ridée à peine,
Et les cygnes, au long des jardins d’orangers.
Voguent, lourds de paresse et de parfums chargés.
Jamais comme ce soir, et sans rien qui l’altère,
Amphise n’a goûté la douceur de la terre.
— O Melitta !... dit-il, et laissant à dessein
Son front lourd attardé sur la tiédeur du sein
Il écoute — si doux au fond du soir qui sombre —
Le bruit divin du cœur qui bat pour lui dans l’ombre.
— Prends mon âme à ma bouche, ami ! dit Melitta.
— Prends mes yeux ! dit Amphise ; et, depuis qu’ils sont là,
La nuit bleue a noyé le lac et les campagnes ;
Et la lune se lève au-dessus des montagnes...



VI. — LA SAGESSE



Polybe, le vieillard aux secrets merveilleux,
Que cent ans de sagesse ont fait semblable aux dieux,

Avec Clydès le pâtre étendu sur la mousse,
Ecoute, en lui parlant, descendre la nuit douce,
Et regarde, pensif, dans le golfe désert
Les constellations se lever sur la mer...
Clydès est pur et doux ; sa chevelure brune
Couvre un beau front plus blanc qu’un marbre au clair de lune ;
Il fuit les jeux bruyans et les propos légers ;
Et le vieillard, qui l’aime entre tous les bergers.
Pour lui laisse, à longs flots, de sa barbe ondoyante
La science couler comme une huile abondante.
Il dit les fruits, les fleurs, les baumes, les poisons.
Les vents du ciel et l’ordre alterné des saisons.
Partout il montre l’âme éparse en la matière,
La vie épanouie en jardins de lumière.
Et célèbre d’un geste élargi peu à peu
L’eau sombre et douce unie à la splendeur du feu !
Clydès l’écoute, avide ; une ardeur le dévore ;
Il n’est pas satisfait ; il veut savoir encore.
Comprendre tout, saisir l’ordre unique et fatal.
Monter à l’infini l’escalier de cristal.
Et par delà le temps, l’étendue et le nombre,
Contempler un instant, fulgurante dans l’ombre.
Sous son voile criblé de millions d’astres d’or,
La Face dont les yeux vivans donnent la mort !
Il frémit ; la pensée en lui comme une ivresse
Monte ; ses yeux profonds brillent ; sa voix se presse ;
Mais le vieillard l’arrête, et, lui prenant le bras,
Met un doigt sur sa bouche, et, ne lui répond pas.
Clydès frissonne... Il a compris son insolence.
Et, pâle, il croit entendre, au sein du calme immense.
Chaque mot proféré par son orgueil mortel
Tomber, sans fin, au fond du silence éternel.


ALBERT SAMAIN.