Tableaux de la nature/Préface

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Tableaux de la natureGarnier frèresvol. 3 (p. 529-532).
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PRÉFACE.


Dans l’Avertissement placé à la tête du premier volume des Œuvres complètes (édition de 1829), j’ai dit : « J’ai longtemps fait des vers avant de descendre à la prose. Ce n’étoit qu’avec regret que M. de Fontanes m’avait vu renoncer aux Muses : moi-même je ne les ai quittées que pour exprimer plus rapidement des vérités que je croyais utiles. »

Dans la Préface des ouvrages politiques, j’ai dit : « Les Muses furent l’objet du culte de ma jeunesse ; ensuite je continuai d’écrire en prose avec un penchant égal sur des sujets d’imagination, d’histoire, de politique et même de finances. Mon premier ouvrage, l’Essai historique, est un long traité d’histoire et de politique. Dans le Génie du Christianisme, la politique se retrouve partout, et je n’ai pu me défendre de l’introduire jusque dans l’Itinéraire et dans les Martyrs. Mais par l’impossibilité où sont les hommes d’accorder deux aptitudes à un même esprit, on ne voulut sortir pour moi du préjugé commun qu’à l’apparition de la Monarchie selon la Charte. »

Nous avez fait beaucoup de vers, me dira-t-on : soit ; mais sont-ils bons ? Voilà toute la question pour le public.

Je sais fort bien que ce n’est pas à moi, mais au public à trancher cette question. Je ne pourrois appuyer mes espérances que sur une autorité grave à la vérité, mais peut-être fascinée par les illusions de l’amitié Je vais présenter quelques observations dont je ne prétends faire aucune application à ma personne : je le dis avec sincérité, et j’espère qu’on le croira.

Les grands poëtes ont été souvent de grands écrivains en prose ; qui peut le plus peut le moins : mais les bons écrivains en prose ont été presque toujours de méchants poètes. La difficulté est de déterminer, lorsqu’on écrit aussi facilement en prose qu’en vers, et en vers qu’en prose, si la nature vous avait fait poëte d’abord et prosateur ensuite, ou prosateur en premier lieu et poëte après.

Si vous avez écrit plus de vers que de prose, ou plus de prose que de vers, on vous range dans la catégorie des écrivains en vers ou en prose, d’après le nombre et le succès de vos ouvrages.

Si l’un des deux talents domine chez vous, vous êtes vite classé.

Si les deux talents sont à peu près sur la même ligne, à l’instant on vous en refuse un, par cette impossibilité où sont les hommes d’accorder deux aptitudes à un même esprit, comme je l’ai déjà remarqué. On vous loue même excessivement de ce que vous avez pour déprécier ce que vous avez encore, mais ce qu’on ne veut pas reconnoître ; on vous élève aux nues pour vous rabaisser au-dessous de tout. L’envie est fort embarrassée, car elle se voit obligée d’accroître votre gloire pour la détruire, et si le résultat lui fait plaisir, le moyen lui fait peine.

Répétez, par exemple, jusqu’à satiété que presque tous les grands talents politiques et militaires de la Grèce, de l’Italie ancienne, de l’Italie moderne, de l’Allemagne, de l’Angleterre, ont été aussi de grands talents littéraires, vous ne parviendrez jamais à convaincre de cette vérité de fait la partie médiocre et envieuse de notre société. Ce préjugé barbare qui sépare les talents n’existe qu’en France, où l’amour-propre est inquiet, où chacun croit perdre ce que son voisin possède, où enfin on avait divisé les facultés de l’esprit comme les classes des citoyens. Nous avions nos trois ordres intellectuels, le génie politique, le génie militaire, le génie littéraire, comme nous avions nos trois ordres politiques, le clergé, la noblesse et le tiers-état ; mais dans la constitution des trois ordres intellectuels, il étoit de principe qu’ils ne pouvaient jamais se trouver réunis dans la même chambre, c’est-à-dire dans la même tête.

Le gouvernement public dont nous jouissons maintenant fera disparoître peu à peu ces notions dignes des Velches. Il étoit tout simple que dans une monarchie militaire, où l’on n’avait besoin ni de l’étude politique, ni de l’éloquence de la tribune, les lettres parussent un amusement de cabinet ou une occupation de collège. Force sera aujourd’hui de reconnoître que le consul Cicéron étoit non seulement un grand orateur, mais encore un grand écrivain, comme César était un grand historien et un grand poëte.

De ces considérations (que, pour le dire encore une fois, je présente dans un intérêt général, nullement dans celui de ma vanité), je passe à l’historique de mes poésies.

Si j’avois voulu tout imprimer, le public n’en auroit pas été quitte à moins de deux ou trois gros volumes. Je faisois des vers au collège, et j’ai continué d’en faire jusqu’à ce jour : je me suis gardé de les montrer aux gens. Les Muses ont été pour moi des divinités de famille, des Lares que je n’adorois qu’à mes foyers.

Les poésies, en très petit nombre, que je me suis déterminé à conserver sont divisées en deux classes, savoir : les poésies échappées à ma première jeunesse, et celles que j’ai composées aux différentes époques de ma vie. J’en ai marqué les dates autant que possible, afin qu’on pût suivre dans mes vers, comme on a suivi dans ma prose, l’ordre chronologique des idées et le développement graduel de l’art.

Tous mes premiers vers, sans exception, sont inspirés par l’amour des champs ; ils forment une suite de petites idylles sans moutons, et où l’on trouve à peine un berger. J’ai compris les vers de 1784 à 1790 sous ce titre : Tableaux de la Nature. Je n’ai rien ou presque rien changé à ces vers : composés à une époque où Dorat avoit gâté le goût des jeunes poëtes, ils n’ont rien de maniéré, quoique la langue y soit quelquefois fortement invertie ; ils sont d’ailleurs coupés avec une liberté de césure que l’on ne se permettoit guère alors. Les rimes sont soignées, les mètres variés, quoique disposés à se former en dix syllabes. On retrouve dans ces essais de ma Muse des descriptions que j’ai transportées depuis dans ma prose.

C’est dans ces idylles d’une espèce nouvelle que le lecteur rencontrera les premières lignes qui aient jamais été imprimées de moi. Le neuvième tableau fut inséré dans l’Almanach des Muses de 1790 ; il y figure à la page 205 sous ce titre, que je lui ai conservé : l’Amour de la campagne, par le chevalier de C***. On en parla dans la société de Ginguené, de Lebrun, de Chamfort, de Parny, de Flins, de La Harpe et de Fontanes, avec lesquels j’avois des liaisons plus ou moins étroites. Je prenois mal mon temps pour faire Ma veille des armes dans l’Almanach des Muses : on étoit déjà en pleine révolution, et ce n’étoit plus avec des quatrains qu’on pouvait aller à la renommée.

Voici ce que je lis dans les Mémoires inédits de ma vie, au sujet de mon début dans la carrière littéraire. Après avoir fait le tableau des diverses sociétés de Paris à cette époque et le portrait des principaux acteurs, je dis :

« On me demandera : Et l’histoire de votre présentation, que devint-elle ? — Elle resta là. — Vous ne chassâtes donc plus avec le roi après avoir monté dans les carrosses ? — Pas plus qu’avec l’empereur de la Chine. — Vous ne retournâtes donc plus à la cour ? — J’allai deux fois jusqu’à Sèvres, et revins à Paris. — Vous ne tirâtes donc aucun parti de votre position et de celle de votre frère ? — Aucun. — Que faisiez-vous donc ? — Je m’ennuyais. — Ainsi vous ne vous sentiez aucune ambition ? — Si fait : à force d’intrigues et de soucis, je parvins, par la protection de Delisle de Sales, à la gloire de faire insérer dans l’Almanach des Muses une idylle (l’Amour de la campagne) dont l’apparition me pensa faire mourir de crainte et d’espérance. »

Au retour de l’émigration, mon ami M. de Fontanes, qui connaissait mes secrets poétiques, m’engagea à laisser insérer dans le Mercure les vers intitulés la Forêt. Tandis que j’étais à Londres, M. Peltier avait publié dans son journal mon imitation de l’élégie de Gray sur un Cimetière de campagne. Cette imitation a été réimprimée, en 1828, dans les Annales romantiques. Les autres pièces ont été publiées pour la première fois, en 1828, dans l’édition de mes Œuvres complètes.