Catilinaires (traduction Olivet)/1

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Traduction par Abbé d’Olivet.
CatilinairesLeroy (p. 11-49).


PREMIÈRE
CATILINAIRE,

PRONONCÉE
Dans le Sénat, le 8 Novembre 690.

I. Jusques à quand enfin abuserez-vous, Catilina, de notre patience ? Avons-nous encore long-temps à être le jouet de votre fureur ? Quelles seront les bornes de cette audace effrénée ? Quoi ! de voir que la garde se fait toute la nuit, et sur le mont[1] Palatin, et dans tout Rome ; que le peuple est saisi de crainte ; que tous les bons Citoyens accourent en foule ; que le Sénat s’est assemblé dans un lieu[2] fortifié ; que nos seuls regards vous apprennent ce que nous pensons de vous ; rien de tout cela ne fait impression sur votre esprit ? Vous ne sentez pas que vos desseins sont découverts ? Vous ne voyez pas que votre Conspiration, dès-là qu’elle est connue du Sénat, est comme enchaînée ? Pensez-vous que personne de nous ignore ce que vous avez fait la nuit dernière ? ce que vous fîtes la nuit précédente ; où vous vous êtes trouvé ; qui vous y avez appelés ; quelles mesures vous y avez prises ?

2. Ô Temps ! Ô mœurs ! Le Sénat est informé de tous ces mouvements, le Consul les voit, et Catilina vit encore ! Il vit, que dis-je ? Il vient au Sénat, il assiste à nos délibérations, il marque de l’œil ceux d’entre nous qu’il destine à la mort. Et nous, gens courageux, pourvu que nous évitions ses coups, nous croyons que notre devoir est rempli.

3. Il y a long-temps, Catilina, que le Consul devroit vous avoir fait traîner au supplice. Il y a long-temps que l’orage, dont nous sommes menacés, devroit avoir crevé sur vous. Car enfin, si l’illustre[3] Scipion, étant souverain Pontife, fit périr de son autorité privée l’un[4] des Gracques pour de légères entreprises contre la République, nous Consuls, souffrirons-nous Catilina, dont les projets sont de mettre à feu et à sang l’Univers ? Je trouverois dans un siècle plus éloigné, l’exemple[5] d’Ahala, qui, parce que Mélius vouloit introduire des nouveautés dans le Gouvernement, le tua de sa propre main. Telle fut, oui, telle fut la fermeté de nos pères, qu’ils faisoient moins de grâce à un mauvais Citoyen, qu’à l’ennemi le plus cruel. Un décret du Sénat nous ordonne sévèrement de vous poursuivre : ni le Consul, ni l’autorité de cette auguste Compagnie ne manquent à la République : c’est nous, je le dis ouvertement, c’est nous Consuls, qui lui manquons.

II. Opimius tenant autrefois le rang où je suis, reçut ordre du Sénat de prendre les précautions qu’il jugeroit nécessaires pour mettre la République en sûreté : et le jour même un autre[6] Gracchus, soupçonné de tramer quelque révolte, fut mis à mort, quoique le souvenir de son père, de son aïeul, de ses ancêtres, parlât en sa faveur. On fit subir le même sort à[7] Fulvius, qui avoit été consul, et à ses enfans. Un semblable décret ayant été fait sous le Consulat de Marius et de Valérius, l’exécution fut-elle retardée seulement d’un jour à l’égard du tribun Saturninus, et du préteur Servilius ? Mais nous, déjà nous souffrons depuis[8] vingt jours, que l’autorité du Sénat languisse. Il nous a donné des ordres, mais que nous laissons inutiles dans nos registres, comme une épée dans le fourreau. Par ces ordres, Catilina, vous deviez à l’instant perdre la vie. Vous vivez cependant, et vous vivez, non pour vous corriger de votre audace, mais pour la redoubler. Pour moi, Pères[9] Conscrits, je me sens porté à la clémence. D’un autre côté aussi, nos périls étant si grands, je ne dois point mollir ; et moi-même je me trouve déjà coupable de négligence et de lâcheté.

5. Une armée ennemie campe dans les détroits de l’Étrurie ; le nombre des rebelles augmente tous les jours ; leur Général est dans l’enceinte de nos murs ; il vient dans le Sénat même affronter nos regards ; à toute heure, et jusques dans notre sein, il forme de nouveaux projets contre nous. Que dans l’instant je vous arrête, Catilina, que je vous fasse périr : tout ce qu’il y a de bons citoyens me reprocheront, je crois, d’avoir été trop lent : et aucun d’eux, d’être trop sévère. Mais ce qui devoit avoir été fait il y a long-temps, j’ai mes raisons pour le différer encore. J’attends qu’il n’y ait pas d’homme assez méchant, assez corrompu, assez semblable à vous, pour trouver que votre mort ne soit pas juste. Tant que vous aurez donc un partisan, vous vivrez : et vous vivrez, comme vous faites, assiégé de fortes et nombreuses troupes, par qui je préviendrai le moindre de vos attentats ; il y aura, comme il y en a eu jusqu’à présent, des yeux et des oreilles, à qui, sans que vous puissiez vous en douter, rien n’échappera de toutes vos démarches.

III. Quel espoir, Catilina, vous flatteroit encore, puisque la nuit même ne peut avec ses ténèbres nous cacher vos assemblées criminelles : puisque la voix de votre Conjuration a percé les murs où vous aviez cru la renfermer : puisque tout se découvre, tout éclate ? Renoncez, croyez-moi, à vos desseins. Que ces idées de meurtres et d’incendies vous sortent de l’esprit. On vous enveloppe de toutes parts : vos projets nous sont plus clairs que le jour : je vais ici vous en faire le détail.

7. Vous souvenez-vous de m’avoir entendu dire le vingt et un d’Octobre en plein Sénat, que le vingt-sept précisément, votre satellite Mallius, le ministre de votre fureur, se montreroit les armes à la main ? Avois-je de faux avis, non-seulement d’un attentat si grand, si énorme, si incroyable ; mais, ce qui est bien plus merveilleux, du jour arrêté ? Je dis encore dans le Sénat que les principaux de la République devoient être massacrés le vingt-huit du même mois. Ce jour-là en effet, beaucoup de Sénateurs, et des plus illustres, sortirent de Rome, moins pour se dérober à vos poignards, que pour déconcerter vos complots. Mais, consolé de leur retraite, pourvu, disiez-vous, que moi qui étois resté, je fusse égorgé : ne fûtes-vous pas, ce jour-là même, tellement investi de troupes, que ma vigilance fit avorter vos desseins ?

8. Et quand vous comptiez de surprendre Préneste la nuit du premier de Novembre, ne trouvâtes-vous pas que je vous avois prévenu, et que rien ne manquoit à la sûreté de cette Colonie ? Tout ce que vous faites, tout ce que vous projetez, tout ce que vous avez dans l’ame, je l’entends, je le vois.

IV. Avouez-nous enfin où passâtes-vous la nuit d’avant-hier ? Vous allez voir que si le dessein de perdre Rome vous ôte le sommeil, l’envie de la sauver me permet encore moins de dormir. Je vous dis, et ce n’est point vous parler à mots couverts, que la nuit d’avant-hier vous fûtes chez[10] Lecca : que là se rendirent plusieurs de vos complices… Oseriez-vous le nier ? Que ne répondez-vous ? Je vous en convaincrai, si vous le niez : car je vois dans le Sénat, des gens qui étoient de cette assemblée.

9. Où sommes-nous, ô Dieux immortels ? Quelle ville habitons-nous ? Qu’est-ce que notre République ? Parmi nous, Pères Conscrits, oui dans ce lieu auguste, le plus saint de l’univers, il y a des gens qui ont conspiré votre mort et la mienne, la ruine de Rome, et par conséquent celle du monde entier ! Je les vois, moi Consul ; je prends leur avis sur les affaires présentes ; et au lieu que je devrois répandre leur sang, je ne flétris pas même encore leur nom. Vous avez donc été cette nuit-là chez Lecca : vous y avez, Catilina, partagé l’Italie en divers cantons : assigné à chacun des conjurés son poste : choisi ceux qui resteroient ici, et ceux qui vous suivroient : marqué les quartiers de Rome, où l’on mettroit le feu. Vous avez dit que ce qui retardoit votre départ, c’est qu’on ne s’étoit pas défait encore de moi. Et là-dessus il s’est trouvé deux Chevaliers Romains, qui, pour vous tirer de cet embarras, vous ont promis que cette même nuit-là, un peu avant le jour, ils viendroient me poignarder dans mon lit.

10. À peine étiez-vous séparés que tout me fut rapporté. Je renforçai la garde de ma maison. Et quand parurent ceux qui venoient de votre part me saluer le matin, je leur fis refuser l’entrée. C’étoient à point nommé ceux qu’on m’avoit dit. J’avois même instruit du coup qu’ils méditoient, plusieurs personnes d’un rang distingué.

V. Ainsi, Catilina, suivez votre plan. Partez enfin, les portes de Rome vous sont ouvertes, partez. Déjà l’armée de Mallius est dans l’impatience de posséder son Général. Faites-vous accompagner de tous vos partisans, au moins du plus grand nombre ; purgez-en Rome. Je me verrai tranquille, quand nos murs seront entre vous et moi. Vous ne sauriez plus être où nous sommes ; non, Catilina, non, je ne vous y souffrirai point.

11. On a bien des grâces à rendre aux Dieux immortels, et sur-tout à Jupiter Stateur, le très-ancien Protecteur de cette ville, pour l’avoir déjà tant de fois dérobée aux fureurs d’un monstre si dangereux : il ne faut pas sans cesse risquer pour un homme seul, le salut public. Tant que j’ai été simplement Consul désigné, j’ai su, Catilina, me défendre de vos pièges par moi-même, et sans me faire accompagner de gardes. À la dernière assemblée qui se tint pour l’élection des Consuls, quand vous eûtes la pensée d’assassiner dans le Champ de Mars, et vos compétiteurs et moi, je n’employai contre vous que le secours de mes amis, j’évitai l’éclat, Toutes les fois, en un mot, que j’ai été personnellement votre objet, je ne vous ai opposé que mes propres forces : me doutant bien pourtant que ma perte seroit fatale à l’État. Mais aujourd’hui, c’est l’État lui-même que vous attaquez ouvertement ; vous en voulez à nos temples, à nos maisons, à nos vies ; et de toute l’Italie, vous ne prétendez en faire qu’une affreuse solitude.

12. Puis donc que je n’ose encore suivre une maxime qui fut toujours regardée comme essentielle dans notre Gouvernement, toujours suivie par nos ancêtres : je prendrai un autre parti, moins sévère, mais plus avantageux. Car enfin, si je vous livre au supplice, toute la troupe de vos confédérés nous demeure. Mais si vous partez, comme il y a long-temps que je vous y exhorte, ils vous accompagneront, et Rome n’en sera plus infectée. Quoi ! ce que vous aviez résolu de vous-même, Catilina, balancez-vous à le faire par mes ordres ? Le Consul vous enjoint de sortir de Rome à titre d’ennemi. Vous me demandez si c’est un exil dans les formes ? Je ne vous[11] exile point ; mais de vous-même, si vous me voulez croire, exilez-vous.

VI. Quel agrément pourriez-vous, en effet, vous promettre dans une ville, où, à vos complices près, il n’y a personne qui ne vous craigne, personne qui ne vous haïsse ? Par quel endroit ne vous êtes-vous pas déshonoré l Quelle infâme réputation n’avez-vous pas ? Vos yeux livrés à la volupté ; vos mains au parricide ; toute votre personne à toutes sortes de crimes. Où est, de tous les jeunes gens pris dans vos filets à l’amorce du plaisir, où est celui dont les violences, dont les impudicités ne vous aient pas eu pour ministre et pour guide ?

14 Tout récemment encore, devenu veuf, n’avez-vous pas, à un premier crime, ajouté un autre crime qui passe toute croyance, mais que je tais volontiers, et qu’il faudroit ensevelir dans un silence éternel, pour laisser ignorer qu’une action si horrible ait été commise dans Rome, et commise impunément ? Je ne dis rien de l’état où vos dettes vous ont réduit : les Ides prochaines[12] vous l’apprendront. Je passe tout ce qui n’intéresse que votre honneur, tout ce qui ne regarde que l’ignominie, l’opprobre de vos affaires domestiques, et je m’attache à ce qui concerne le salut de l’État, la vie de tous les Romains.

15. Pouvez-vous donc souffrir la lumière, et respirer le même air que nous, n’ignorant pas que de tous les Sénateurs il n’en est point qui ne sache que le dernier jour de Décembre, sous le Consulat de Lépidus et de Tullus, vous portiez un poignard aux Comices : que là, et les Consuls, et les principaux de la République dévoient être assassinés par vos confédérés : et que leur salut en cette occasion fut l’effet, non point de votre repentir, non point de votre timidité, mais de la fortune qui protège l’État ? Passons ce fait-là : aussi-bien est-il assez connu, et il y en a d’autre plus récens. Combien de fois, et depuis que je fus nommé au consulat, et depuis que je l’exerce, me suis-je vu en butte à vos coups ? Combien de fois, et avec quelles précautions ai-je évité des piéges si adroitement tendus, qu’ils paroissoient inévitables ? Vous n’entreprenez, vous n’exécutez, vous ne méditez rien, dont je ne sois informé dans le moment, et cependant toujours les mêmes projets, toujours de nouveaux efforts. Votre poignard, combien de fois vous l’a-t-on arraché ? Combien de fois, par je ne sais quel hasard, vous est-il tombé des mains ? Vous ne sauriez cependant vous en dessaisir, et il semble que vous l’ayez voué à je ne sais quelle divinité, qui vous oblige d’en percer le sein d’un Consul.

VII. En ce moment même, quel état que le vôtre ? Je vous en parle, non pas avec l’animosité qui me conviendroit, mais avec des sentimens de pitié que vous ne méritez point. Tout-à l’heure vous êtes venu au Sénat : dans une assemblée si nombreuse, où vous avez tant d’amis, tant de parens, quelqu’un vous a-t-il salué ? Si c’est là un affront, qui, avant vous, ne se fit jamais à personne, attendez-vous qu’on s’explique à haute voix ? Rien de si fort contre vous que ce silence qu’on a gardé. Et d’où vient qu’à votre arrivée, pas un Sénateur n’a voulu être assis près de vous ? Quand vous avez pris place, vous avez vu s’éloigner tous ces anciens Consuls, dont vous aviez tant de fois conspiré la mort. 17 Quel effet une aversion si marquée fait-elle donc sur vous ! Pour moi, certainement, si je me voyois redouté de mes esclaves au point que vous l’êtes de tous les Romains, je crois que j’abandonnerois ma maison ; et vous ne croyez pas, vous, devoir abandonner Rome ? Si je me voyois suspect et odieux à tous nos Citoyens, quelque innocent que je fusse au fond, j’aimerois mieux renoncer à les voir, que de soutenir leurs regards pleins de courroux : et vous qui savez avoir depuis long-temps par vos crimes, mérité leur haine, et la haine la plus juste, vous continuez à vouloir encore les aigrir par votre présence ? Si votre père, si votre mère, vous haïssoient, vous craignoient, et qu’il ne vous restât aucun moyen de regagner leur amitié, ne vous éloigneriez-vous pas de leurs yeux ? Or, la Patrie, qui est notre mère commune, vous hait, vous craint, et depuis long-temps est convaincue que vous méditez sa perte. Vous n’aurez donc, ni respect pour son autorité, ni soumission à ses volontés, ni crainte de ses châtimens ?

18. Ainsi vous parleroit-elle, si elle vous faisoit entendre sa voix. « Point de crimes depuis tant d’années, point de forfaits, dont vous n’ayez été, ou l’auteur, ou le complice. Vous avez vous seul impunément et librement assassiné nombre de Citoyens, pillé et saccagé les alliés. Vous n’avez pas seulement enfreint les lois, mais vous êtes venu à bout d’anéantir les poursuites de la justice. Tous ces désordres que je n’aurois point dû souffrir, je les ai pourtant soufferts avec le plus d’indulgence qu’il m’a été possible. Mais de me voir à cause de vous en de continuelles alarmes, de frémir sans cesse au nom de Catilina, et de vous trouver à la tête de toutes les entreprises qui, se font contre moi, ma patience est outrée. Retirez-vous donc, afin que si mes craintes sont bien fondées, votre départ fasse ma sûreté ; et que si elles sont vaines, j’en sois délivrée une bonne fois. »

VIII. Ainsi, dis-je, vous parleroit la Patrie : et ne devriez-vous pas vous rendre à ses volontés ; fût-elle hors d’état de vous y contraindre ? Mais vous-même, pour vous purger de tout soupçon, n’avez-vous pas cherché à vous mettre chez quelque personne, qui pût répondre de vos démarches ? Rebuté par Lépidus, que vous aviez d’abord prié de vous recevoir, vous eûtes le front de venir me demander à moi-même, si je voudrois bien vous garder chez moi ? Je vous répondis que n’étant pas trop en sûreté avec vous dans une même ville, je me garderois bien de vous avoir sous un même toit. Vous eûtes recours au Prêteur Métellus, qui vous refusa pareillement. De là vous allâtes enfin à votre ami Marcellus ce grand homme[13] de bien : et vous comptiez sans doute, qu’il ne manqueroit ni de vigilance pour vous garder, ni d’adresse pour découvrir vos desseins, ni de courage pour s’y opposer. Hé quoi ! un homme qui sent qu’il a besoin d’être gardé, est-il bien éloigné de mériter la prison et les fers ?

20 Puisque vous ne sauriez plus couler ici vos jours tranquillement, hésitez-vous à vous enfuir dans quelque coin du monde, où la solitude : vous dérobe aux supplices, dont vous êtes si justement menacé ? Prenez, me dites-vous, l’avis du Sénat : et s’il m’exile, j’obéirai. Non, je n’aimerois point à vous attirer une condamnation expresse : il y auroit à cela une dureté qui me répugne : mais en prenant un autre biais, je vous ferai concevoir la pensée du Sénat : Partez, Catilina, mettez fin à nos alarmes : si vous attendez qu’on ait proféré le mot d’exil, on le profère : partez. Hé bien, remarquez-vous le silence de tout le Sénat ? Il acquiesce, il se tait. Pourquoi attendre qu’il parle, qu’il commande, puisque son silence en dit assez.

21. Si j’avois tenu le même discours au jeune et vertueux Sextius, ou à l’illustre[14] Marcellus, j’aurois vu le Sénat, dans ce Temple même s’élever avec indignation contre moi, tout Consul que je suis ; il auroit eu raison. Mais sur votre sujet, Catilina, le Sénat, en se taisant, approuve ; en acquiesçant, il commande ; en ne disant mot, il prononce hautement votre arrêt. Tel est donc l’avis, non-seulement de ces Sénateurs, dont vous feignez de révérer l’autorité, prêt à répandre leur sang, mais encore de tous ces illustres Chevaliers Romains, et de tous ces généreux Citoyens qui environnent le Sénat. Vous êtes témoin de leur affluence et de leur zèle : vous avez entendu, il n’y a qu’un moment, leurs clameurs : j’ai eu peine jusqu’ici à les empêcher d’assouvir sur vous leur colère ; et cependant, si vous quittez Rome, je me fais fort d’obtenir qu’ils vous accompagnent par honneur jusqu’aux portes.

IX. Je parle en vain. Quelle espérance y a-t-il, que rien vous ébranle ? que jamais vous changiez ? que vous puissiez vous résoudre à vous enfuir, à vous exiler de vous-même ? Veuillent les Dieux, immortels vous en inspirer la pensée ! Je vois bien, pourtant que votre exil, si on le regarde comme une suite du discours que je vous tiens, me suscitera tôt ou tard une foule d’ennemis. Peut-être, attendront-ils à se déclarer, que l’idée de vos crimes ne soit plus si présente. Quoi qu’il en soit, pourvu que la République ait été mise en sûreté, je me consolerai de toute disgrace, qui ne tombera que sur moi. Mais non, ne nous flattons point que vos désordres vous fassent horreur ; que la rigueur des lois vous intimide ; qu’en faveur des conjonctures où se trouve l’État, vous cédiez. Jamais l’honneur, jamais la crainte, jamais la raison ne put rien sur vous.

23. Partez donc, je vous le répète. Car si je suis votre ennemi, comme vous le publiez, votre exil vous vengera. Quand il sera connu pour être l’ouvrage du Consul, j’en deviendrai odieux, et j’aurai peine à ne pas succomber sous le poids de l’indignation publique. Ou si, au contraire, vous aimez mieux travailler à la gloire de mon nom, partez avec tous vos complices ; rendez-vous au camp de Mallius ; soulevez tout ce qu’il y a de mauvais Citoyens ; séparez-vous des bons ; déclarez la guerre à votre patrie ; faites gloire d’un brigandage impie ; et qu’il paroisse que vous avez été non point banni par le Consul, mais appelé par vos partisans.

24 Qu’est-il besoin de vous y exhorter, puisque déjà vous avez fait partir des gens armés, qui vous attendent[15] sur votre route ; puisque déjà vous avez pris jour avec Mallius ; puisque déjà vous avez fait partir avant vous cette Aigle[16] d’argent, qui, je l’espère, vous sera fatale, et à vous, et à tous les vôtres ? Elle avoit, cette Aigle, ses autels sacriléges dans votre maison. Pourriez-vous plus long-temps vous voir éloigné d’une Divinité, à qui sortant de chez vous pour quelque assassinat, vous aviez coutume d’adresser vos hommages, et dont les autels tant de fois furent encensés de cette main impie, que vous alliez incontinent plonger dans le sang de nos Concitoyens ?

X. Vous irez donc enfin où d’impétueux et d’aveugles désirs vous entraînoient depuis long-temps. Cette démarche, loin de vous attrister, vous comble de joie. Vous étiez né pour ce dernier crime ; vos anciennes habitudes vous y ont préparé ; la fortune vous en offre l’occasion. Jamais vous n’aimâtes le repos, ni même la guerre, à moins qu’elle ne fût criminelle. Vous avez trouvé à vous faire une troupe de scélérats, qui se voient sans bien, sans ressource.

26. Quel charme pour vous que leur société ! De quelles délices vous y allez regorger ! Quelle douceur de ne voir, de n’entendre pas un homme de probité, dans une si nombreuse compagnie ! Apparemment ces laborieuses veilles, que vous supportiez, tantôt pour commettre des actions de brigand et d’assassin ; tantôt pour tendre des piéges au sommeil d’un mari ; apparemment, dis-je, ces travaux que l’on vante en vous, étoient des préparations au genre de vie que vous embrassez. Vous pourrez y faire preuve de ce grand courage à souffrir la faim, le froid, une extrême disette ; et vous y succomberez dans peu. Au moins, en vous faisant exclure du Consulat, ai-je gagné que la République seroit exposée, non pas aux violences d’un Consul, mais aux vains efforts d’un banni : et que dès-lors votre entreprise passeroit, non pour une guerre, mais pour l’attentat d’un brigand.

XI. Pour aller maintenant, Pères Conscrits, au devant des plaintes que la Patrie auroit lieu, ce semble, de former contre moi, je vous prie de redoubler ici votre attention, et de conserver le souvenir de ce que je vais dire. Supposons que la Patrie, qui m’est plus chère mille fois que la vie même ; supposons que toute l’Italie, que la République entière m’adresse à moi ce discours : « Que faites-vous, Cicéron ? Un homme qui vous est connu pour l’ennemi de l’État, qui va se mettre contre nous à la tête d’une armée, qui déjà est attendu dans le camp ennemi, qui est l’auteur et le chef d’une Conspiration, qui soulève, qui enrôle esclaves et Citoyens : vous, instruit de tout cela, vous souffrirez qu’il se retire tranquillement, et de manière à faire dire, non que vous l’avez chassé de Rome, mais que vous lui avez donné les moyens de s’y introduire plus sûrement ? Pourquoi ne pas le charger de chaînes ? Pourquoi ne pas le faire traîner au supplice ? Pourquoi ne pas l’immoler ?

28 Qu’est-ce qui vous retient ? est-ce la coutume de nos ancêtres ? Mais parmi eux il s’est vu souvent de simples particuliers, qui, de leur autorité privée, ont fait mourir de pernicieux Citoyens. Seroient-ce les lois qui concernent la punition des Citoyens Romains ? Mais dans Rome, tout Citoyen qui se révolte, fut toujours censé déchu de ses droits. Craignez-vous les reproches de la postérité ? Mais la crainte d’être blâmé, ou la vue de quelque autre danger que ce soit, vous fera-t-elle négliger la vie du peuple Romain ? Ah ! ce seroit bien reconnoître les grâces qu’il vous a faites, en vous élevant de si bonne heure au pouvoir suprême, après vous avoir fait passer par tous les degrés d’honneur, vous qui n’êtes connu que par vous personnellement, et qui ne tirez aucun éclat de vos ancêtres. D’ailleurs, si les jugemens du public vous épouvantent, croyez-vous qu’à être ferme et sévère, vous risquiez plus qu’à prévariquer par foiblesse et par lâcheté ? Quand la guerre désolera l’Italie, quand nos villes seront au pillage, quand le feu consumera nos maisons, est-ce qu’alors vous ne serez pas la victime d’un ressentiment général ? »

XII. À ces plaintes sacrées de la République, et à tous ceux qui pensent ainsi, je réponds en peu de mots. Si j’avois cru, Pères Conscrits, que le meilleur parti à prendre dans les conjonctures présentes, ce fut de faire mourir Catilina, je n’aurois pas laissé une heure de vie à ce gladiateur. Car enfin, puisque de grands hommes et de très-illustres Citoyens n’ont point souillé leur mémoire, mais l’ont bien plutôt ennoblie, par le sang qu’ils ont répandu et de Saturninus, et des Gracques, et de Fulvius, et de quantité d’autres plus anciens : je n’avois pas à craindre certainement, que la mort d’un parricide indignât contre moi la postérité ; et quand même j’aurois eu tout sujet de m’y attendre, mon sentiment fut toujours que des plaintes uniquement fondées sur ce que nous avons fait notre devoir, ne sont pas des plaintes, mais des éloges.

30. Une réflexion que j’ai faite, c’est que divers Sénateurs, ou ne voient pas, ou affectent de ne point voir nos dangers ; que leurs timides avis ont nourri les espérances de Catilina ; que leur incrédulité a fortifié sa Conjuration naissante ; et que leurs sentimens ont influé, non-seulement sur ceux qui ont de mauvaises intentions, mais encore sur ceux qui savent peu les affaires. Or, si j’en usois ici à la rigueur, ils me traiteroient de cruel et de tyran. Au lieu que si Catilina, suivant son projet, se rend au camp de Mallius, alors les moins éclairés seront convaincus qu’il y a une Conspiration, et les plus méchans, contraints de l’avouer. J’ai compris, d’ailleurs, que sa mort toute seule n’eût fait que pallier le mal pour un temps, et ne l’eût pas guéri pour toujours. Que s’il quittoit Rome, s’il étoit suivi de ses partisans, et s’il rassembloit de toutes parts au même endroit tous les factieux, non-seulement nous étoufferions cette peste, dont les progrès sont déjà si grands ; mais nous arracherions jusqu’à la racine, jusqu’au germe de nos maux.

XIII. Car, Pères Conscrits, il y a longtemps que cette Conjuration se trame ; mais la fureur, l’audace, toutes sortes de crimes sont venus, je ne sais comment, à maturité sous mon Consulat. En se bornant à faire périr le Chef de ces brigands, peut-être suspendroit-on pour un peu de temps nos peines et nos craintes, tandis que le danger, toujours le même, se renfermeroit dans les veines et dans les entrailles de la République. Comme des malades qui ont une fièvre violente, semblent d’abord s’être soulagés en buvant de l’eau froide dans le fort de l’accès, et que par là ils s’attirent un redoublement plus fâcheux, de même quand le supplice du Chef nous auroit donné quelque relâche, si le reste des conjurés lui survit, nos maux ne feront que croître.

32. Que les pervers se retirent donc. Que séparés des bons, ils fassent un corps à part. Qu’ils mettent, comme je l’ai dit souvent, les murs de Rome entre eux et nous. Qu’ils cessent de tendre des pièges au Consul jusques dans sa maison ; d’entourer le tribunal du préteur j de venir avec des poignards au Sénat ; de préparer[17] des torches pour nous brûler. Qu’enfin on lise sur le front de tout Citoyen, les sentimens qu’il a pour la patrie. Je vous annonce, Pères Conscrits, et reposez-vous-en sur l’attention des Consuls, sur l’autorité de cet auguste Corps, sur la valeur des Chevaliers Humains, sur le zèle unanime de tous les fidèles Citoyens : je vous annonce qu’au départ de Catilina, tous ses desseins vont être découverts, manifestés, renversés, punis.

33. Avec de tels présages, Catilina, partez, et faites-nous une guerre sacrilége, dont l’issue sera le salut de la République, votre perte assurée, et la ruine entière de tous ceux que le crime, que le parricide vous associe. Ô vous, dont le culte fut établi par Romulus, et sous les mêmes auspices que cet Empire ! vous, à qui le nom de Stateur n’est pas donné en vain ! protégez vos autels, jupiter ! protégez les temples des Dieux, les murs de Rome, nos maisons, nos vies, nos biens : et faites que tous ces brigands, dont le détestable complot a pour but d’exterminer les bons Citoyens, d’anéantir la Patrie, de saccager l’Italie, soient livrés avec leur Chef aux plus cruels supplices, et pendant leur vie, et après leur mort.


  1. Rome fut d’abord bâtie sur le mont Palatin, et comme non-seulement Romulus, mais Auguste et la plupart des Empereurs y ont fait leur séjour, le mot de Palais, Palatium, nous est venu de là, pour signifier une maison de Roi ou de Prince.
  2. Dans le Temple de Jupiter Stateur. Mais que signifie ce titre de Stateur ? Il y a là-dessus deux opinions : celle de Tite-Live, liv. I, ch. 12, et celle de Sénèque, Des Bienfaits, liv. IV, chap. 7. Sed nunc non erat his locus. Car de vouloir, comme quelques-uns de nos Traducteurs en ont amené la mode, qu’à tout propos on fasse un étalage d’érudition, c’est se moquer. À moins que des remarques ne soient nécessaires et courtes, elles ne servent qu’a montrer la vanité du Scoliaste, et qu’à détourner l’attention du Lecteur. Je n’ai pas employé ici la centième partie de celles que j’ai trouvées toutes faites dans les anciens commentaires : et j’en aurois employé bien moins encore, si n’avois considéré que ce Volume pourroit tomber entre les mains des jeunes gens qui n’ont pas toujours la patience ou la facilité de chercher dans les sources connues, un point d’Histoire, de Chronologie, ou de Géographie. Ceci soit dit une fois pour toutes.
  3. P. Corn. Scipio Nasica Serapio, Quoique Souverain Pontife, il est appelé ici homme privé, parce que le Sacerdoce n’étoit pas mis au rang des Magistratures.
  4. Tibérius Gracchus. J’évite les prénoms autant que je puis, parce qu’ils sont peu agréables en français, surtout dans un discours oratoire. Il faut plus d’exactitude, quand on traduit un Historien.

    Touchant la sédition de ce Gracchus, voyez Plutarque, Vie des Gracques ; et Florus, liv. III, chapitre 14.

  5. Caius Servilius Ahala. Voyez ce fait dans Tite-Live, Décad. I, chap. 14.
  6. Caius Gracchus, frère de ce Tibérius dont nous venons de parler. Voyez Plutarque, Vie des Gracques ; et Florus, Liv. III, ch. 15.
  7. Fulvius Flaccus. À la fin de cette première Catilinaire, et dans la quatrième, Cicéron parlant de lui, ne l’appelle que Flaccus ; mais en ces deux endroits, je l’appellerai toujours Fulvius, afin de n’avoir point à varier. Il fut Consul en 620.
  8. Il n’y avoit que dix-huit jours, suivant la remarque d’Asconius. Mais, ni les Orateurs ni les Poètes ne sont obligés de supputer avec tant d’exactitude. Ils aiment les comptes ronds. Rotundare numerum voluit, dit ici Muret.
  9. Plusieurs de nos bons écrivains ont déjà employé ce mot, Pères Conscrits. J’avoue qu’il ne s’entend pas trop en français : mais sans nous embarrasser de l’étymologie, qui n’est pas même bien certaine parmi les auteurs latins, il nous suffit ici de savoir que c’est ainsi qu’on appeloit les Sénateurs.
  10. Il y a ici dans le Texte, inter Falcarios, comme qui diroit, dans le quartier, dans la rue des Fourbisseurs. C’est aujourd’hui une chose peu importante, que de savoir où la maison de Lecca étoit située. Mais il est bon de savoir, Salluste nous l’apprend, que Lecca étoit Sénateur.
  11. Aussi n’étoit-il pas permis d’exiler un Citoyen. Mais il y avoit d’autres peines imposées par la loi pour quelque crime que ce fût ; et le coupable étoit maître de préférer l’exil à la peine que la loi lui imposoit. Voyez Cicéron pro Cælina, chap. xxxiv.
  12. Les Ides de Novembre tomboient le treize de ce mois, et par conséquent, cette Oraison ayant été prononcée le huit, Catilina ne se voyoit plus que quatre jours devrait lui pour se préparer à compter avec les usuriers, qui lui avoient prêté de l’argent. Voyez les Commentateurs d’Horace, sur ce vers Epod. ii, 66. Omnem redegit Idibus pecuniam.
  13. Quintilien, liv. IX, chap. 2, parlant de l’ironie, rapporte cet exemple.
  14. On voit assez que ce Marcellus n’est pas celui dont il est parlé dans la pape précédente. C’est ici celui pour qui Ciréron, dix-sept ans après, fit une si belle harangue devant César.
  15. Il y a dans le Latin, ad forum Aurelium mais comment le dire en Français, d’une manière qui ne blesse pas l’oreille ? il est vrai qu’en traduisant un Historien, il faudroit l’exprimer, de quelque manièr que ce fût. Mais, en traduisant un Orateur, la satisfaction de l’oreille est préférable à cette exactitude servile, quand il s’agit d’une légère circonstance, dont l’omission ne gâte rien.
  16. Espèce d’étendard. Voyez Dion, liv. 40.
  17. Il y a dans le Texte, malleolos et faces. Ces malleoli étoient une sorte de machine dont la description se trouve dans Ammien Marcellin, liv. 23, chap. 10.