Premières poésies (Évanturel)/Trois Sonnets

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Augustin Côté et Cie (p. 165-172).


TROIS SONNETS





I



LE soir, quand on est seul à bâiller, qu’on s’ennuie
De n’avoir rien à faire ou de n’être pas deux,
Quelqu’un frappe à la porte — et la mélancolie
Se glisse dans la chambre à pas silencieux.


Le passé reparaît et le présent s’oublie ;
Et la tête baissée et la main sur les yeux,
On se rappelle encor comme elle était jolie,
Du temps où grand bambin l’on était amoureux.



La flamme du foyer soudain s’est ranimée.
Si l’on fume, on dirait qu’à travers la fumée,
Un ange vient du ciel et nous prend dans ses bras.


L’on voudrait remonter sur les ailes du rêve,
Loin, vers les régions où le soleil se lève,

Mais la réalité survient qui ne veut pas.




II



QUAND tu m’aimais assez, beaucoup, sans le savoir,
Par caprice (à seize ans on peut être un peu folle),
Je restais devant toi, dans un coin du boudoir,
Immobile, longtemps, sans dire une parole.


Or, ceci te fâchait. Mais j’accourais m’asseoir
À tes pieds, sous les feux de ton œil de créole,
Pour le simple plaisir un instant de te voir
Me faire la leçon, comme un maître d’école.



Tu rougissais, frappant le parquet du talon ;
Puis, c’était la bataille et c’était un sermon
Mêlé de gros soupirs — de larmes de colère.


De guerre lasse, enfin, il fallait t’apaiser.
J’allais derrière toi ; je volais un baiser.
Méchante !
MéchanteTu courais en avertir ta mère !




III



VOUS serez toujours là, créole prisonnière !
Au-dessus du feuillet que j’aurai profané,
Comme au balcon du ciel un archange incliné,
Ou comme les rayons de l’étoile polaire ;


Vous serez toujours là, penchée avec mystère,
Promenant çà et là votre front étonné,
Sur ce sonnet qu’un soir ma main a crayonné,
Ayant, à votre insu, vos grands yeux pour lumière



Vous serez toujours là — prisonnière un peu pâle !
Au milieu des fleurons, dans votre cadre ovale,
Où l’artiste est venu vous poser à genoux ;


Vous serez toujours là, sans vous douter peut-être,
Que ces fleurs, à vos pieds j’aurais voulu les mettre,

Si l’on pouvait monter pour aller jusqu’à vous.