Progrès de l’Archéologie grecque et romaine

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Progrès de l’Archéologie grecque et romaine
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 116-154).
PROGRÈS
DE L’ARCHÉOLOGIE
GRECQUE ET ROMAINE.

Je ne crois pas avoir à m’excuser d’entretenir le public de questions qui paraissent, au premier abord, ne devoir intéresser que quelques personnes; il me semble que je suis suffisamment justifié par l’importance que les études archéologiques ont prise depuis quelques années. Cette importance, que beaucoup de personnes trouvent inexplicable, s’explique cependant sans peine par les tendances générales de notre époque. Notre siècle appartient aux sciences; c’est une vérité que l’on ne conteste plus, et leur domination est si bien établie qu’elle se fait sentir même sur la littérature. Parmi les genres littéraires, ceux-là réussissent le mieux aujourd’hui qui ressemblent le plus aux sciences, et qui font, comme elles, plus d’usage du jugement que de l’imagination, par exemple la critique et l’histoire, et même il est visible, surtout depuis quelques années, que l’histoire et la critique cherchent à se développer de préférence du côté par où elles sont le plus scientifiques. Elles s’éloignent des grands développemens oratoires, des théories générales, dans lesquelles il entre toujours un peu d’arbitraire, et des considérations vagues d’esthétique, que chacun applique à sa fantaisie. Au contraire elles s’attachent de plus en plus aux textes, aux inscriptions, aux chartes, aux monumens de toute sorte; elles les publient, elles les analysent, elles les commentent avec ce soin minutieux que prennent les sciences physiques de multiplier les observations de détail, au lieu de perdre pied, du premier coup, dans des généralités douteuses. De là vient l’essor qu’ont pris sous nos yeux tous les genres d’érudition, l’étude des langues, la critique des textes, l’interprétation des monumens, et surtout les recherches archéologiques, qui en ce moment sont à la mode. Ce qui semblerait assez prouver que ces sortes d’études sont la véritable vocation de notre siècle, c’est qu’il est là plus original, plus véritablement inventif que dans tout le reste. Certes nous avons eu de grands poètes et d’illustres orateurs; je crois pourtant que, si les lettres voulaient opposer quelque chose aux admirables découvertes que les sciences ont faites de nos jours, elles seraient bien obligées d’avoir recours aux travaux de Champollion sur l’Egypte et à ceux d’Eugène Burnouf sur les anciennes langues de l’Orient. De cette façon elles soutiendraient la lutte sans trop de désavantage, car il n’est guère plus beau d’être parvenu à décomposer la lumière et à trouver par ce moyen de nouveaux corps simples que de nous avoir révélé toute une grande civilisation ignorée. Quelque admiration que l’on éprouve pour Cuvier quand il reconstruit les créations primitives de la terre, on peut, je crois, sans faire tort à sa gloire, placer auprès de lui le savant qui, en nous donnant la clé de ces vieilles langues perdues, et en nous faisant connaître du même coup les peuples qui les parlaient, a reculé de plusieurs siècles les souvenirs de l’humanité.

Longtemps ces études se sont poursuivies au milieu de l’indifférence générale. Les lettrés de profession affectaient de les dédaigner, et le monde se vengeait de les ignorer en s’en moquant. Il n’en est plus tout à fait de même aujourd’hui, et nous avons assisté à un revirement fort inattendu. Après avoir longtemps vécu à l’ombre des écoles et des académies, elles se sont tout à coup imposées avec éclat à l’attention publique. L’archéologie s’est mêlée aux discussions politiques, et elle est en possession aujourd’hui de fournir des armes aux partis qui se combattent. La philologie a fait plus de bruit encore, car elle s’est trouvée engagée dans les querelles religieuses. Tant que Wolf et son école se contentaient de discuter l’authenticité des ouvrages de Platon ou de Cicéron, on ne s’en inquiétait guère dans le monde; tant que Creuzer et ses disciples ne se sont occupés que des mythologies profanes, les savans seuls admiraient cette sagacité merveilleuse qui retrouvait le sens des vieilles croyances et rendait la vie à des religions éteintes. Mais le jour où ces érudits audacieux, exercés à la critique des textes grecs et latins, se sont mis à étudier les livres sacrés, et où ils ont élevé des doutes effrayans sur l’authenticité de ces livres et créé des systèmes hardis sur les diverses époques de leur rédaction, quand, de leur côté, les mythologues, appliquant au christianisme des méthodes éprouvées ailleurs, ont prétendu traiter ses légendes comme celles de la Grèce et de l’Inde et les expliquer de la même façon, l’émotion a été extrême, aussi bien que la surprise. Rien n’est plus curieux que de voir comment des gens qui se croyaient au courant du mouvement littéraire et philosophique parce qu’ils lisaient avec conscience les livres où nous refaisons tous les ans la biographie de Racine ou l’éloge de Descartes, et qui ne savaient rien, ou presque rien, de ce travail original et profond qui s’accomplissait au-delà du Rhin, ont été abasourdis quand on leur en a apporté les résultats. Il a bien fallu reconnaître alors l’importance de toutes ces études dont on se moquait. Ce ne sont point d’inutiles curiosités, comme on le croyait, des sciences vaines et mortes, sans application possible à la vie. Les voilà mêlées à ce qu’il y a de plus vivant au monde, aux questions politiques et religieuses. Elles leur ont fourni des élémens nouveaux, elles ont rafraîchi le fond d’idées sur lequel ces questions vivaient depuis trop longtemps, et du premier coup elles les ont renouvelées, en sorte qu’on peut prévoir aujourd’hui que, dans les crises prochaines de l’humanité, la critique et l’érudition tiendront la place qu’occupait la philosophie dans les révolutions du siècle dernier.


I.

De toutes les branches de l’archéologie ancienne, c’est l’épigraphie qui a été cultivée de nos jours avec le plus d’ardeur et de succès. L’étude des inscriptions, qui ne semblait pas devoir être très populaire, a attiré des hommes distingués et donné naissance à de très importans ouvrages. Il est en effet facile de prouver qu’elle est tout à fait appropriée à l’esprit de notre époque, et nous apprend des temps anciens ce qu’aujourd’hui nous souhaitons le plus en savoir. Assurément les inscriptions ne contiennent pas toute l’histoire du passé, comme quelques-uns semblent le croire ou affectent de le dire, et il faut quitter l’espérance qu’elles rendent jamais inutile Salluste ou Tacite; mais elles nous font savoir des choses que nous ne pouvons apprendre que d’elles, et dont les historiens n’ont pas songé à nous dire un mot. Si l’on veut connaître exactement la nature des services qu’on peut tirer d’elles, il suffit de jeter les yeux sur les premières pages du recueil d’Orelli, qui est une sorte de manuel épigraphique : on y voit tout de suite qu’il ne faut pas se fier aux inscriptions pour apprécier les faits ou pour connaître les hommes; la vérité y est à chaque instant outragée, les bons et les mauvais princes s’y succèdent avec les mêmes titres, ils sont tous invariablement pères de la patrie et nés pour le bien de la république. S’il y a quelque différence entre eux, c’est qu’en général les plus méchans sont aussi les plus loués. Tous ces misérables princes qui précèdent Dioclétien, même les Valérien et les Galien, si souvent humiliés par les Germains et les Perses, n’y sont pas moins appelés victores ou invicti. Arcadius et Honorius, sous lesquels l’empire achève de se dissoudre, reçoivent le nom d’invicissimi. Quatre ans avant la prise de Rome par Alaric, on y voit gravement annoncé que la nation des Goths est détruite pour toujours, ce qui n’empêche pas le Goth Théodoric, lorsqu’il est maître de Rome, d’être appelé, comme les autres, victorieux et toujours auguste, et même, ce qui est plus surprenant, défenseur de la liberté. Il est vrai que Narsès, le lendemain du jour où il a chassé le roi des Goths, devient à son tour le sauveur de la liberté de Rome et de l’Italie. Il ne faut donc pas aller chercher dans les inscriptions la vérité exacte et complète sur les hommes et les faits. Les brusques reviremens que je viens de faire voir nous montrent qu’on ne l’y trouverait pas plus que dans ces journaux officiels qui, dans tous les pays, sont invariablement l’organe du parti qui triomphe, et qu’une révolution fait passer sans transition d’un gouvernement à l’autre. On peut dire même, à ce point de vue, que les inscriptions sont une sorte de Moniteur de l’empire romain. Puisque nous avons perdu les Acta diurna, qui étaient le véritable journal de Rome, sachons au moins profiter de ce journal de pierre et de marbre que nous possédons encore; demandons-lui ce qu’il est naturel qu’il contienne, non pas une appréciation fidèle des événemens, mais le tableau de l’organisation d’une société, la vie officielle d’un peuple, qui valent bien aussi la peine d’être étudiés. Voilà ce que nous apprennent surtout les inscriptions et ce qu’elles peuvent seules nous apprendre. C’est seulement par elles que nous pouvons refaire la série complète des magistrats romains depuis les consuls et les préteurs jusqu’à ces humbles magistri vicorum, dont l’autorité ne s’étendait que sur quelques rues. C’est par elles que nous connaissons tout ce petit monde d’employés par lesquels l’administration centrale pénétrait des hauteurs du Palatin jusqu’aux dernières échoppes de Suburra : les historiens sont trop grands seigneurs pour descendre si bas; au-delà de l’édile et du questeur, ils ne connaissent presque plus personne. Si l’on souhaite en savoir davantage, si l’on veut connaître à fond le gouvernement de Rome et celui des provinces, refaire le tableau exact d’une légion ou d’un municipe, se rendre compte de cette immense machine, une des plus parfaites après tout qui aient jamais été construites, et qui comprenait tout l’univers dans ses rouages, il faut bien avoir recours aux inscriptions. C’est seulement avec leur aide qu’on peut prendre quelque idée de cette grande administration romaine qui a gouverné les nations antiques, et dans le moule de laquelle les nations modernes ont été jetées. Voilà le caractère des renseignemens qu’il faut demander à l’épigraphie, et l’on voit bien que, comme je le disais tout à l’heure, ils sont tout à fait appropriés aux besoins et aux préférences de notre époque. Aujourd’hui qu’on étudie les questions par leurs côtés scientifiques, les statistiques sont en faveur. Les sciences économiques en font un fréquent usage, et l’histoire essaie d’en retrouver les élémens épars dans les monumens du passé. Or c’est précisément la statistique administrative de l’ancien monde que l’épigraphie promet de dresser pour nous.

Notre temps a l’honneur d’avoir compris le premier tous les services que l’on peut tirer de l’épigraphie pour l’histoire, et celui qui le lui a fait comprendre, c’est Borghesi. Aussi est-ce par lui que, dans cet examen des derniers ouvrages épigraphiques, il me semble juste de commencer.

Lorsqu’on 1860 Borghesi mourut sur le rocher de Saint-Marin, où il s’était retiré depuis quarante ans pour y trouver l’indépendance, on ne pouvait certes pas dire qu’il fût mort tout entier. Sa méthode lui survivait; son esprit animait encore ces études dont il s’était occupé toute sa vie; ses élèves continuaient son œuvre. Cependant il ne laissait aucun ouvrage important auquel son nom restât attaché. L’intérêt de la science l’avait toujours beaucoup plus touché que celui de sa renommée. Depuis 1792, où, à l’âge de onze ans, il avait publié son premier mémoire archéologique, il avait donné des articles à tous les recueils de l’Italie, entretenu une immense correspondance avec tous les savans du monde, et distribué libéralement tous les trésors de son érudition et de son expérience, car il ne refusait ses conseils à personne, et toutes les fois qu’on lui demandait un renseignement, il répondait par une dissertation. Parmi ces soins qu’il se donnait pour tout le monde, il n’avait oublié que de songer à lui-même. Son grand ouvrage sur les Fastes consulaires était achevé ; mais il n’avait pu consentir à s’en séparer, et il le gardait pour le corriger encore. Ses autres mémoires de numismatique et d’épigraphie étaient disséminés, enfouis et perdus dans des journaux introuvables. On a donc pu dire avec raison qu’à sa mort son œuvre était partout et qu’elle n’était nulle part.

Cette œuvre cependant méritait d’être recueillie. Indépendamment du profit qu’on pouvait trouver à relire encore ces savans mémoires, il importait qu’on sût quels chemins avait suivis cet esprit inventeur, et qu’en ayant sous la main l’ensemble de ses ouvrages, on pût mieux saisir l’originalité de sa figure et le caractère de sa réforme, car il n’était pas un de ces savans ordinaires qui se contentent d’aller un peu plus loin dans la voie que d’autres ont ouverte : il a fait plus qu’éclairer quelques points de détail, il a créé des méthodes et renouvelé une science. Depuis le XVe siècle, on s’était beaucoup occupé de recueillir et d’expliquer les inscriptions latines, mais on l’avait fait généralement sans système. La routine suffisait pour se tirer des plus simples ; quant aux plus difficiles, on arrivait quelquefois à les interpréter par d’heureux hasards ou des efforts de sagacité, mais rarement au moyen de règles certaines. Lorsqu’on marche à l’aventure, il est naturel qu’on n’avance guère. Aussi, après trois siècles de travail, de Scaliger jusqu’à Hagenbuch, la science était-elle à peu près restée stationnaire. On n’expliquait pas mieux les inscriptions qu’au premier jour, et l’on ne s’en servait pas davantage. Dans les jugemens qu’on portait sur leur authenticité, mêmes incertitudes ; on passait sans transition de la plus naïve crédulité aux défiances les plus exagérées : tandis que Gruter ajoute foi aux supercheries les plus visibles, Maffei élève sans cesse des doutes, quand il n’y a aucune raison de douter. C’est Borghesi qui a porté le premier la critique dans ces études, c’est lui qui a fait de l’épigraphie, qui ne semblait destinée qu’à fournir quelques lumières aux archéologues et aux commentateurs embarrassés, une science à part, qui a ses principes, ses lois et son existence propre. Pour qu’on puisse mieux comprendre la nature des services qu’il a rendus, je demande la permission d’entrer dans quelques détails techniques. On sait qu’une des principales difficultés qu’on rencontre, lorsqu’on étudie les inscriptions, est d’expliquer d’une façon satisfaisante les abréviations ou sigles qui s’y trouvent. Ce qui cause l’embarras, c’est qu’un même sigle peut signifier quelquefois différentes choses. Par exemple, ces deux lettres PR. peuvent se traduire, selon les circonstances, par proconsul, prœtor, prœfectus ou procurator. Comment choisir entre des significations si diverses ? En général on était fort embarrassé, et le plus souvent on finissait par se décider au hasard. Cependant il y avait un moyen assez simple d’arriver à fixer le sens de ces sigles d’une façon presque indubitable. Nous possédons un assez grand nombre de ces inscriptions qu’on appelle des cursus honorum, dans lesquelles sont énumérées toutes les fonctions occupées par un grand personnage. L’importance n’en avait échappé à personne ; mais il y avait un genre de services qu’on n’avait pas songé à tirer d’elles. Borghesi, en les étudiant, se demanda tout d’abord s’il était possible que toutes ces dignités qu’elles contiennent y fussent placées au hasard. Se poser cette question, c’est la résoudre quand on connaît les Romains. Un peuple qui avait des habitudes si régulières, un génie aussi administratif pour ainsi dire, n’aurait jamais souffert des irrégularités de ce genre sur des monumens destinés à des personnages politiques et dans des listes presque officielles. C’est donc dans l’ordre même où elles ont été remplies que les fonctions y sont énumérées. Dès lors ces pierres semblent prendre une sorte de vie pour nous. Elles ne contiennent plus, comme on l’avait pensé, une suite arbitraire de titres et de dignités que le graveur a groupés selon sa fantaisie : c’est le tableau exact et régulier de la vie politique d’un Romain, et en comparant ces inscriptions ensemble, en les rectifiant, en les complétant l’une par l’autre et par le témoignage des historiens, on doit arriver infailliblement à tracer les lois de la hiérarchie administrative et militaire des Romains, C’est ce qu’a fait Borghesi, et le résultat de son travail a été double : si les inscriptions lui ont permis de retrouver tous les degrés de la hiérarchie romaine, à son tour la hiérarchie mieux connue lui a fait mieux comprendre les inscriptions et expliquer tous les sigles qu’elles contiennent. En effet, du moment qu’on a la liste exacte de toutes les fonctions à chaque époque et l’ordre dans lequel elles se succèdent, il est évident qu’il suffit de connaître les dignités qui précèdent ou qui suivent un sigle douteux pour qu’il prenne aussitôt une signification précise. Cette méthode, qui nous donne confiance dans les inscriptions par la certitude où nous sommes de les bien interpréter, Borghesi ne l’a pas seulement appliquée à celles qui sont entières et dont la lecture est par conséquent plus facile, il s’en est surtout servi avec bonheur pour restituer celles qui sont frustes et incomplètes. On comprend qu’avec le nom seul d’une dignité, qu’on peut y déchiffrer avec certitude, il devienne facile de suppléer les autres à qui connaît bien la hiérarchie des fonctions romaines, et qu’on puisse ainsi rendre compte rigoureusement des fragmens de mots ou même des lettres isolées qu’autrefois on cherchait à deviner bien plus qu’on ne les expliquait. Voilà donc une immense quantité de matériaux nouveaux, indubitables, que l’épigraphie fournit à l’histoire, et non content de les avoir amassés pour elle, Borghesi lui a montré, dans une suite de savans mémoires, comment elle doit s’en servir et ce qu’ils peuvent lui apprendre.

Ce sont ces mémoires, devenus, comme je le disais, introuvables aujourd’hui, qu’il s’agit de publier. Le gouvernement français, répondant aux vœux du monde savant, s’en est généreusement chargé. A peine Borghesi venait-il de mourir qu’une commission fut formée pour recueillir et publier, aux frais de la liste civile, sa correspondance et ses ouvrages[1]. Un membre de notre Institut, M. Léon Renier, fut placé à la tête de l’entreprise. S’inspirant des exemples de Borghesi, uniquement dévoué, comme lui, à la science, et s’oubliant lui-même, M. Renier a consenti à donner à l’édition des œuvres de son maître un temps qu’il pouvait employer plus utilement pour sa réputation. Autour de lui se sont groupés tous ceux qui en Europe s’occupent avec succès des mêmes études; ils sont tous les élèves et les continuateurs de Borghesi, tous ont eu recours à son obligeance. Réunis dans une pieuse collaboration, ils essaient aujourd’hui de lui rendre les services qu’ils en ont reçus, en revoyant ses ouvrages pour corriger les erreurs qui peuvent s’y trouver, ou les mettre au courant des découvertes nouvelles de la science. Grâce à leur activité et à leur dévouement, on a pu donner au public les œuvres numismatiques du savant italien. Le grand ouvrage des Fastes est sous presse, ainsi que les mémoires épigraphiques. Il convient d’attendre qu’ils aient paru pour revenir sur les travaux de Borghesi, pour essayer de mieux marquer la place qu’il tient dans l’érudition de notre temps, et, à l’aide de la biographie que M. Noël Desvergers, qui fut si longtemps son ami, se propose d’écrire, faire mieux connaître cette figure originale dont nous n’avons pu aujourd’hui esquisser que quelques traits.

Après les travaux de Borghesi, il restait un grand ouvrage à entreprendre. On savait, grâce à lui, que l’histoire avait beaucoup de profit à tirer des inscriptions; mais, pour qu’elle pût s’en servir, il fallait lui éviter la peine d’aller les chercher trop loin. La collection qu’en avait faite Gruter à la fin du XVIe siècle était regardée depuis longtemps comme insuffisante. Le nombre des inscriptions découvertes a plus que doublé depuis cette époque, et dans celles que Gruter avait publiées une critique plus sûre a fait voir d’innombrables erreurs. Le travail était donc à refaire; mais qui pouvait avoir le courage de l’entreprendre? La tâche était trop lourde pour un seul homme, et il fallait, pour en venir à bout, les efforts réunis de plusieurs personnes. L’académie de Berlin, qui venait d’achever la collection des inscriptions grecques, se chargea du même travail pour les inscriptions latines. Malheureusement, si une réunion de savans est nécessaire pour tenter des entreprises pareilles, elle présente aussi quelques inconvéniens. Entre des gens qui ont chacun leur système et leur méthode, et qui sont habitués à les défendre avec obstination, l’accord n’est pas toujours facile. Ici la discorde éclata parmi les collaborateurs avant même qu’ils se fussent mis à l’œuvre. Ils ne parvinrent pas à s’entendre sur la première de toutes les questions, c’est-à-dire sur la manière de classer les inscriptions dans le nouveau recueil. Ce ne fut qu’après une discussion de plusieurs années que l’opinion de M. Mommsen, qui voulait qu’on les distribuât par provinces, finit par l’emporter, et que l’ouvrage enfin commença[2].

C’étaient les savans les plus renommés de l’Allemagne qui s’en étaient chargés, M. Ritschl, l’éminent philologue de Bonn, M. Henzen, le continuateur d’Orelli, et surtout M. Mommsen. Il n’y a peut-être pas aujourd’hui en Allemagne de nom plus populaire que celui de M. Mommsen. Il n’y a pas non plus de figure plus curieuse et de personnage plus complexe. Sa science est immense; l’étude spéciale qu’il a faite des inscriptions et des médailles ne l’a pas empêché d’apprendre le droit romain. Il a éclairci les problèmes les plus obscurs de la chronologie et pénétré plus profondément que personne dans la connaissance des vieux dialectes italiques; il a publié à la fois des éditions estimables d’auteurs anciens, de savans travaux de jurisprudence, des traités de numismatique et des dissertations d’épigraphie. On ne sait pas, en vérité, s’il y a quelque recoin de l’histoire ou de l’archéologie antique que n’ait exploré et fouillé cette curiosité insatiable. Chez lui, la science se recommande par le caractère aussi bien que par l’étendue. Quoi qu’il entreprenne, il ne fait jamais rien froidement : il s’anime, il s’échauffe, et quelquefois il s’emporte à propos des sujets qui semblent le plus faits pour calmer l’esprit. Il prend tellement à cœur toutes les questions qu’il étudie, qu’on lui reproche de n’y pouvoir pas souffrir d’opposition. Ses adversaires, dit-on, deviennent vite ses ennemis, et il ne fait pas toujours bon de le contredire. Ce qui explique cette passion qu’il porte dans ses travaux, c’est qu’il est surtout frappé par le côté moderne des choses anciennes; l’antiquité n’est pas pour lui quelque chose de mort, et il voit toujours le passé à travers le présent qui le lui fait comprendre. Est-il possible de demander à un homme comme lui d’être indifférent, quand il retrouve, même à deux mille ans de distance, des-hommes et des choses qu’il ne peut pas souffrir? De là quelques défauts sans doute, mais aussi de grandes qualités. A quelque mince objet qu’il l’applique, sa science, animée par la passion, a toujours un air vivant. Elle est plus pénétrante et plus nette, moins embarrassée dans sa marche, moins encombrée de vétilles qu’elle ne l’est d’ordinaire en son pays, et l’on peut dire que, quoiqu’il aime peu la France et ne s’en cache pas, il n’en est pas moins l’un des plus français parmi les savans de l’Allemagne. Toutes ces qualités, qui se faisaient jour chez lui même dans les travaux les plus érudits, il les a dégagées et mises à l’aise, quand, après avoir passé vingt ans de sa vie dans la science pure, il a subitement changé de public et de méthode en publiant sa belle Histoire romaine. Ce livre, qui a été accueilli avec tant de succès dans presque toute l’Europe, tout en faisant pénétrer le nom de l’auteur au-delà du petit monde des érudits, montre aux plus incrédules tout ce que l’archéologie bien étudiée peut donner à l’histoire qui la consulte.

Ce n’est pas une des moindres originalités de M. Mommsen d’être surtout demeuré un savant, alors même qu’il devenait par occasion un littérateur. La popularité a bien des douceurs, et d’ordinaire elle dégoûte un peu de ces travaux sérieux qui sont condamnés à rester dans l’ombre. M. Mommsen a su pourtant lui résister; il s’est dérobé lui-même à ses succès. Au lieu de continuer cette histoire romaine qui lui promettait tant d’applaudissemens, il est revenu sans hésitation à ses travaux épigraphiques dès que l’académie de Berlin a fait appel à sa science, et il a bravement pris pour lui le fardeau le plus lourd. Il avait été convenu qu’avant d’entreprendre le classement des inscriptions par provinces, on réunirait et on publierait ensemble toutes celles qui étaient antérieures à Auguste. C’est M. Mommsen qui s’était chargé de ce travail : seulement M. Ritschl devait y joindre un volume de planches où celles de ces inscriptions qui existent encore seraient reproduites en fac-similé et donner sur toutes un commentaire philologique et grammatical; mais M. Ritschl travaille à son aise, il n’a point l’ardeur et la fougue qui animent M. Mommsen, et jusqu’à présent le volume de planches seul a paru ; on attend encore le commentaire promis. C’est sans doute un retard fâcheux, que M. Mommsen a peut-être reproché un peu trop amèrement à son collaborateur : lui du moins était prêt à l’époque fixée, et il a pu l’an dernier donner au public le premier volume du recueil des inscriptions latines[3].

Ce volume contient toutes les inscriptions que l’on connaît de la république. Ce qu’il a de curieux, c’est qu’il nous fait remonter aux origines mêmes de la langue et de la société romaines, et par là il a pour nous un intérêt particulier et répond à nos préférences. Aujourd’hui nous aimons en toute chose le primitif. Les peuples nous plaisent surtout quand nous les étudions dans leur jeunesse, parce que leur génie naturel s’y développe en liberté sans être gêné par des convenances étroites ou altéré par les influences étrangères. Nous trouvons aux langues naissantes les grâces de l’enfance, et nous pardonnons aux vieux écrivains leur rudesse en faveur de leur originalité. Ce goût est nouveau. Nos pères au contraire se plaisaient uniquement au spectacle d’une civilisation polie, et ils s’occupaient de préférence des temps où domine une culture savante; le reste leur semblait barbare. Quand ils étudiaient l’histoire, ils passaient les origines ou les dénaturaient. Cette disposition était aussi à peu près celle des Romains du siècle d’Auguste. Quoiqu’on parlât souvent alors, et avec un grand respect, de ce que Florus appelle la virile jeunesse de Rome, on n’en parlait pas toujours avec une grande intelligence. Les poètes seuls semblent avoir par momens deviné et reproduit le vrai caractère du passé. Virgile se faisait par l’imagination le contemporain des temps « où les bœufs mugissaient sur le Forum et dans le riche quartier des Carènes. » Personne n’a mieux représenté les sauvages compagnons de Romulus que ne l’a fait Properce en deux mots, lorsqu’il dit : « Cent pâtres dans un pré, c’était tout le sénat. » En revanche, les historiens ne comprenaient pas grand’chose à ces temps primitifs. Je ne parle pas de Denys d’Halicarnasse, qui fait si doctement disserter ce sénat de pâtres sur la meilleure forme de gouvernement, et suppose que Romulus y vient débiter, comme un roi constitutionnel, des discours qu’on lui a faits pour la circonstance; mais Tite-Live lui-même n’est pas tout à fait exempt de ce défaut. Quoiqu’il ait par patriotisme le goût du passé, quoiqu’il ne néglige pas d’étudier les vieux rituels et qu’il en reproduise pieusement les formules, on peut lui faire le reproche d’avoir donné trop souvent à l’antiquité les couleurs de son temps. Ce n’est donc pas chez lui ni chez les autres historiens qu’il faut aller chercher la vieille Rome. Elle est bien plutôt dans le volume de M. Mommsen, et on en aura une idée plus juste en jetant les yeux sur les inscriptions qu’il renferme : les gens qui, trompés par l’apparente uniformité des récits de Tite-Live, se laissent aller à croire que les Romains ont toujours parlé la langue de Cicéron, seront fort surpris s’ils lisent les plus anciennes. Encore faut-il remarquer qu’elles ne remontent pas aussi loin que nous le voudrions. Du temps de Romulus et de Numa, on ne songeait pas plus à écrire sur la pierre que sur le papier, et si plus tard les pontifes ont conservé sur des planches de bois le récit sommaire des événemens de l’année, ou si les consuls ont fait graver sur des plaques d’airain les lois votées par le peuple, l’invasion des Gaulois et l’incendie de Rome ont détruit ces vieilles archives. A l’exception du texte de la chanson des frères Arvales, qu’une pierre de l’empire nous a transmis sans le comprendre, les inscriptions les plus vieilles sont du temps de la guerre des Samnites ou de celle de Pyrrhus. C’est bien quelque chose, on l’avouera, que d’avoir quelques élémens de la langue que parlaient Papirius Cursor et Curius Dentatus.

Les monumens les plus curieux de cette époque reculée sont les tombeaux des Scipions. Ils étaient déjà très célèbres dans l’antiquité; Tite-Live et Cicéron en ont parlé plusieurs fois avec attendrissement. Heureusement pour eux et pour nous qu’ils restèrent cachés pendant tout le moyen âge. Un amas de décombres protecteurs les déroba aux barbares de toute sorte et de toute époque, goths ou papes, qui ont tant détruit à Rome, les uns pour détruire, les autres pour reconstruire[4]. Le hasard les fit découvrir vers la fin du dernier siècle. Le coup de pioche d’un ouvrier qui creusait une cave donna l’accès dans une hypogée, et l’on y trouva rangés autour de la muraille, comme ils y furent mis il y a deux mille ans, tous les sarcophages des Scipions. Tous portent des inscriptions que M. Mommsen a reproduites et éclairées par un savant commentaire. La plus ancienne est aussi la plus curieuse; c’est celle d’un des aïeux de l’Africain, de Scipion Barbatus, le vainqueur des Lucaniens et des Samnites. Elle est écrite en mètre saturnin, sorte de vers qu’Horace, qui n’aimait pas l’antiquité, appelle barbare. Il est certain que le rhythme n’en est pas fort sensible, et qu’au premier abord on la croirait écrite en prose. Cependant cette poésie, si rude et si primitive qu’elle soit, a été de son temps un progrès et une innovation grave, dont sans doute les esprits ombrageux ont pris l’alarme. C’est ce qu’un détail curieux de l’inscription permet de soupçonner. Sur la première ligne, on ne lit que le nom du défunt, et ce nom est peint au minium. Voilà quelles étaient les habitudes anciennes, et de quoi l’on se contentait avant qu’on eût appris à graver les lettres au lieu de les peindre, et à grouper les mots ensemble de manière à en former un mètre quelconque. Quand de nouveaux usages prévalurent, il fut de règle néanmoins qu’au-dessus de l’inscription nouvelle, gravée sur la pierre, on continuerait à peindre l’inscription antique, comme un dernier hommage à des traditions qu’on voulait paraître respecter, ou peut-être afin de désarmer les vieillards soupçonneux qui s’alarmaient de toutes les innovations. Ce respect du passé, ces timides aspirations vers l’avenir, ces efforts pour les accommoder ensemble, sont curieux à signaler dans ces temps reculés : on les retrouve à tous les âges de l’histoire de Rome, et ils sont le fond même du caractère romain. Quant à l’inscription de Scipion Barbatus, elle ne contient que l’énumération des victoires qu’il a remportées et des fonctions qu’il a remplies, rappelées dans des formules dont la simplicité ne manque pas de grandeur. Le passage le plus curieux est celui où il est dit expressément que la beauté de Scipion était égale à son courage, forma virtuti parissuma fuit. Ce passage cause d’abord quelque surprise, et il semble que ce souci de la beauté du corps conviendrait mieux à des Grecs qu’à des Romains de ce temps; mais il faut songer qu’il s’agit ici des Scipions, c’est-à-dire de la famille qui de toutes les familles romaines fut la plus accessible aux idées et aux usages de l’étranger, qui céda avant les autres aux charmes de la Grèce, qui se fit honneur de protéger Térence et de donner l’hospitalité à Polybe. On voit que cette tendance se manifesta chez elle de fort bonne heure, et le vieux Scipion Barbatus, qui prend soin de nous apprendre que sa beauté répondait à son courage, nous fait souvenir de son petit-fils l’Africain, que Fabius, son rival jaloux, accusait de se promener en manteau long dans les gymnases, et de passer tout son temps à lutter ou à lire comme un Grec de Syracuse ou d’Athènes.

Je ne puis pas insister ici sur toutes les réflexions que peuvent nous suggérer les inscriptions recueillies par M. Mommsen. C’est au volume lui-même qu’il faut renvoyer les gens décidés à s’instruire. Tous, à quelque genre d’études qu’ils se soient adonnés de préférence, pourront en tirer quelque profit. Il servira aux historiens à contrôler les récits de Tite-Live, et, quand ils compareront par exemple le sénatus-consulte des bacchanales que nous avons conservé avec le résumé si exact qu’en donne l’historien, ils prendront plus de confiance dans sa véracité, tant de fois contestée. Les jurisconsultes y trouveront les textes des lois les plus anciennes dont on ait gardé des copies, surtout celui de la loi agraire attribuée à Sp. Thorius, et de la célèbre loi municipale de César, avec les explications les plus lumineuses de M. Mommsen. Les littérateurs et les simples curieux auront beaucoup à y apprendre sur les mœurs, les usages, les croyances et les caractères de ce temps, car le hasard, à côté des monumens les plus graves, nous en a conservé d’autres qui sont en apparence plus futiles, mais qui nous font pénétrer bien plus loin dans la vie intime et familière des Romains. Telles sont par exemple ces imprécations placées dans des tombeaux par des amoureux mécontens qui confient leur vengeance aux bons offices des morts, ou ces tablettes de marbre et d’airain qui contiennent la bonne aventure, ou même ces balles de plomb des soldats, sur lesquelles on inscrivait des plaisanteries amères ou obscènes contre les ennemis, pour les insulter en les frappant, et qu’on recueille en si grand nombre sur les anciens champs de bataille. Que de choses n’y trouvons-nous pas dont les historiens n’ont pas parlé, et qui nous rendent l’histoire plus vivante ! Mais ceux qui feront dans le volume de M. Mommsen la plus abondante moisson de remarques utiles, ce sont encore les philologues. La vieille langue latine n’est plus que là. Les œuvres de Plaute et de Caton nous en ont bien conservé l’esprit, mais la forme a disparu. Leurs manuscrits, renouvelés de siècle en siècle par ceux qui s’en servaient et mis toujours à la dernière mode, n’ont pas gardé l’ancienne orthographe, le tour de la phrase, le véritable caractère de la langue qu’ils parlaient. Tout cela ne se retrouve que dans les inscriptions, témoins immuables du passé, et qui ne changent pas avec les modes nouvelles. Le philologue et le littérateur qui les étudient peuvent donc se donner le plaisir de suivre pas à pas la marche lente et progressive d’une langue et d’un peuple qui se civilisent. C’est le spectacle auquel on assiste quand on compare entre elles les inscriptions qui peuvent être rapportées à une date certaine. Quelquefois les tombeaux d’une même famille, ceux des Oppius à Préneste et des Scipions à Rome, suffisent pour nous faire mesurer presque d’année en année les progrès du langage. Nous y voyons les formes des lettres, les temps des verbes, les terminaisons des mots qui changent, la grammaire qui se constitue, l’orthographe qui s’établit, la poésie qui se règle; nous y passons de la prose au vers saturnin, du vers saturnin à l’hexamètre et à l’iambe. C’est une véritable histoire de la langue romaine, histoire animée et vivante, dont aucun traité, si savant qu’il soit, n’égalera pour nous l’intérêt.

Je ne veux pas cependant quitter l’œuvre de M. Mommsen sans faire voir encore par un exemple combien les questions en apparence les plus arides peuvent prendre de l’intérêt et de l’importance avec lui. Une bonne partie du volume est consacrée à étudier les fastes, c’est-à-dire le calendrier romain. C’est une étude qui ne semblait d’abord destinée qu’à satisfaire la curiosité de quelques érudits; il a su la rendre pleine d’enseignemens pour l’histoire. Le calendrier, dont la connaissance importait à tout le monde, était ou bien gravé sur la pierre, pour être placé dans un lieu public, ou bien copié et répandu sous la forme d’un petit volume qui se distribuait à peu près comme nos almanachs du jour de l’an. Nous en avons conservé des deux façons. En étudiant les fragmens qui restent de ceux qui avaient été gravés sur la pierre, on est frappé de voir que certaines parties sont écrites en gros caractères, et d’autres en caractères plus petits. M. Mommsen a trouvé le premier la raison de cette différence, et il en a tiré les conséquences les plus curieuses. Les fastes, selon lui, contiennent véritablement deux calendriers. La partie gravée en gros caractères, c’est ce qu’on appelait le calendrier de Numa, celui dont les patriciens gardèrent si longtemps la connaissance exclusive et dont ils se firent un puissant moyen de domination, celui que Cn. Flavius, le scribe des pontifes, finit par révéler au peuple. M. Mommsen fait remarquer avec raison qu’il n’y a pas de document qui nous fasse remonter aussi loin dans l’histoire romaine. Les dieux qui y sont mentionnés sont les plus anciens que Rome ait adorés. C’est avec Jupiter, dieu commun de toutes les races italiques, le Latin Mars, le Sabin Quirinus, Janus, Cousus, Robigo, Volturnus, etc., vieilles divinités d’une physionomie si originale, que l’invasion des dieux grecs a plus tard rejetées dans l’ombre. Les fêtes qui y sont indiquées sont toutes plus anciennes que l’expulsion des rois. Champêtres ou guerrières, elles servent admirablement à nous faire connaître ce peuple de laboureurs et de soldats. Nous voilà donc ramenés par les fastes jusqu’aux temps les plus obscurs de l’histoire de Rome, et nous sommes sûrs, grâce à eux, d’avoir entre les mains un monument certain d’une époque qui a laissé si peu de traces d’elle-même, et que les historiens nous racontent à leur fantaisie. La partie écrite en petits caractères n’a guère moins d’intérêt : c’est le calendrier de l’empire. Que d’études de mœurs on peut y faire! et que penser d’un régime qui avait accoutumé les hommes à une pareille servilité? Le nom d’Auguste remplit les fastes de Préneste. On fête tous les événemens de sa vie privée comme ceux de sa vie publique, sa naissance et celle de ses enfans, l’anniversaire de son départ et de son retour, celui de ses triomphes et de la mort de ses ennemis. Dès lors la mode est prise. Plus l’empereur est méchant, plus les fastes sont serviles. « Nous les avons souillés, dit Tacite, par nos adulations. » Le calendrier devint alors lâche comme tout le monde. On y conservait avec soin le souvenir des massacres de Tibère et des actions de grâces que le sénat avait à ce propos rendues aux dieux. Une seule victoire de Néron devenait le prétexte d’une incroyable prodigalité de fêtes publiques. On fêtait le jour où elle avait été remportée, le jour où la nouvelle en était venue à Rome, le jour où le sénat s’était réuni pour en délibérer, et l’anniversaire même des jeux qu’on avait célébrés à cette occasion. C’est en vain que Marc-Aurèle voulut arrêter ce débordement de flatteries qui encombrait le calendrier de jours fériés. Il régla qu’il n’y aurait plus que cent trente-cinq jours de fête dans l’année, ce qui était déjà bien honnête; mais il ne corrigea pas les hommes d’être serviles, et après lui ce nombre augmenta encore. Il est facile de conclure de là quel intérêt peuvent avoir les fastes pour celui qui étudie l’histoire de Rome. Ils nous présentent un tableau fidèle de toute la vie de ce grand peuple; ils nous font redescendre à ses origines et nous rendent témoins de sa décadence. Les souvenirs de tous les temps y sont rassemblés. La même page y conserve les restes les plus authentiques du vieux culte de Nu ma et nous montre les premières lueurs du christianisme[5]. C’est l’histoire romaine tout entière que nous embrassons d’un coup d’œil.

Voilà donc la grande collection des inscriptions latines commencée. C’est beaucoup, dans de pareilles entreprises, que d’avoir fait le premier pas. Un début heureux est un encouragement à poursuivre, et le succès du premier volume excitera le zèle de ceux qui travaillent aux autres. Je crois qu’on peut attendre autant d’activité que de talent des collaborateurs que M. Mommsen s’est choisis. Aussi le travail est-il prêt sur bien des points. On annonce que M. Mommsen, qui ne se repose pas, nous donnera bientôt les inscriptions latines de l’Asie. M. Hübner, un des plus jeunes et des plus distingués parmi ses disciples, est prêt, dit-on, à publier celles de l’Espagne. Tout indique enfin que l’académie de Berlin s’est mise sérieusement à l’œuvre, et qu’elle veut une seconde fois mériter la reconnaissance et les remercîmens du public.

Par une coïncidence heureuse, tandis que le premier volume du recueil des inscriptions romaines paraissait en Allemagne, M. de Rossi publiait à Rome le premier volume du recueil des inscriptions chrétiennes[6]. Ces deux ouvrages étaient depuis longtemps attendus avec une égale impatience du public savant de l’Europe, et l’on peut dire dès aujourd’hui que l’attente qu’ils avaient fait naître n’a pas été trompée, et qu’ils feront le plus grand honneur l’un et l’autre à l’érudition de notre siècle.

Il y a longtemps qu’on avait signalé l’importance de l’étude des inscriptions chrétiennes pour l’histoire de l’église. Vers la fin du siècle dernier, Marini se chargea de les recueillir. Il y travailla pendant quarante ans, et mourut sans achever ce qu’il appelait son œuvre favorite. Après sa mort, ses notes furent confiées à Angelo Maï, qui s’occupa de les mettre en ordre et commença de les publier; mais quoique assurément celui qui, à force de persévérance et de sagacité, avait arraché aux palimpsestes la République de Cicéron et les lettres de Marc-Aurèle ne manquât pas de courage, il fut effrayé de la grandeur de l’entreprise, et remit le fardeau à des mains plus jeunes. M. de Rossi, qui s’était déjà fait un nom dans l’épigraphie, osa s’en charger, et se mit au travail avec une ardeur que vingt-deux ans d’études et de fatigues de tout genre n’ont pas rebutée. C’est grâce à lui que le public peut enfin jouir d’un monument auquel trois hommes d’une science profonde ont mis successivement la main, et dont les premières assises ont été posées il y a près d’un siècle. Si je parais faire avec quelque complaisance le calcul des années que coûtent des œuvres pareilles, ce n’est pas que je veuille apitoyer personne sur le sort de ceux qui les entreprennent. Ils ne sont pas à plaindre, quoi que puisse prétendre la légèreté des gens à qui de longs ouvrages font peur. Au contraire, si l’on connaissait bien l’intérêt que jettent dans une vie ces grandes entreprises, l’ordre et l’unité qu’elles y mettent, la passion qu’elles font naître par le travail même qu’elles demandent, cette estime de soi que donne le sentiment qu’on a d’être utile et l’orgueil légitime qui vient du dédain d’une popularité frivole, enfin cette plénitude de contentement intérieur qu’on ressent à vivre dans son œuvre et qui fait que certains savans regardent avec plus d’effroi que de plaisir et diffèrent sans cesse le jour où elle sera terminée, je ne doute pas qu’on ne préférât de beaucoup ces existences obscures et solitaires à celles de nos écrivains en renom, uniquement occupés d’ouvrages de courte haleine, et qui n’ont d’autre souci que de chercher par des travaux de quelques semaines des succès de quelques jours.

L’ouvrage de M. de Rossi s’ouvre par une savante préface, dans laquelle il attaque courageusement la principale difficulté de son sujet. Si l’on ne s’est pas servi des inscriptions chrétiennes avec autant de succès que des autres, c’est qu’elles présentent un grave inconvénient. On en a trouvé à Rome plus de onze mille, et sur ce nombre il y en a quatorze cents à peine qui soient datées. Or des inscriptions sans dates ne peuvent pas être très utiles à un historien. Pour qu’il en tire quelques lumières, il faut qu’il puisse les rapporter à une époque certaine. M. de Rossi pense avoir trouvé le moyen d’y arriver. Nous saurons plus tard, quand il aura publié les autres volumes de son recueil, si ce moyen est aussi infaillible qu’il le suppose; en attendant, il nous fait part dans sa préface des principales règles de sa méthode, et nous pouvons les résumer après lui. Quand une inscription chrétienne ne porte pas sa date avec elle, c’est par conjecture qu’il faut l’établir. M. de Rossi veut qu’on cherche d’abord à savoir en quel lieu elle a été trouvée. Si elle vient des catacombes, ce qu’il est assez facile de reconnaître à certains signes particuliers, elle est antérieure au triomphe du christianisme. Jusqu’à Constantin, l’église cachait soigneusement ses morts, et c’est seulement sous son règne qu’elle commence à étaler ses sépultures. Elle prend alors si bien confiance en sa victoire que Julien lui-même ne réussit pas à l’intimider et à la faire rentrer dans ses souterrains. M. de Rossi a victorieusement établi, contrairement à l’opinion générale, que toutes les pierres qui viennent des catacombes sont antérieures au Ve siècle. Voilà une première indication, mais encore bien incertaine, et qui laisse l’esprit flotter entre trois ou quatre siècles. Si l’on veut arriver à des résultats plus précis, il reste la ressource d’étudier l’inscription en elle-même. Bien des signes, quand on la regarde de près et avec un œil exercé par la comparaison, trahiront son âge. M. de Rossi montre comment les symboles qui y sont peints ou gravés, le nom des personnages qui, comme on sait, change avec chaque époque, enfin, à défaut d’autres renseignemens, la façon dont elle est écrite, le style et le langage qui y sont employés pourront fournir de précieux indices. Les plus anciennes sont aussi les plus simples. Cachées dans les catacombes, elles n’étaient pas faites pour la vanité. On y écrivait tout juste ce qui suffisait aux parens pour reconnaître la tombe où ils voulaient venir prier. Elles ne contenaient guère que le nom du mort, point de titre officiel, rarement la mention de son âge et du jour de sa sépulture[7], quelques symboles que devaient seuls comprendre les initiés, le poisson, la branche de laurier, la colombe, signes d’une religion persécutée et qui se cache, et de temps en temps quelques paroles touchantes et courtes : « Vivez en paix, avec le Christ, avec les saints ! — Que Dieu vous donne le rafraîchissement ! — Priez pour nous, pour votre femme, pour vos enfans, etc. » Avec le triomphe de l’église, le style change, l’épitaphe prend un ton plus fier; on a souci des intérêts du siècle, les rangs se marquent parmi les morts. Aux noms se joignent les titres, exactement transcrits, comme sur un acte public. Le monogramme de l’empereur remplace le poisson et la colombe. On mentionne avec soin la durée de la vie et d’autres choses mondaines dont les premiers chrétiens se souciaient peu. On y joint même, ce qui les aurait fort scandalisés, des éloges pour le défunt; sans souci de l’humilité chrétienne, il y est quelquefois qualifié d’homme très innocent et très sage, mirœ innocentiœ, mirœ sapientiœ. Voilà bien le ton d’une église officielle et victorieuse, qui est en train de se gâter par sa victoire même !

C’est en tenant compte de toutes ces différences que M. de Rossi espère parvenir à fixer l’âge de toutes les inscriptions chrétiennes; mais, avant d’entrer dans la partie conjecturale de son sujet et de s’occuper de celles dont l’époque n’est pas connue, il a voulu d’abord publier les autres, qui, comme il le dit lui-même, doivent servir de point de départ à toutes ses recherches et de contrôle à tous ses résultats. Le volume qu’il vient de donner au public contient donc toutes les inscriptions chrétiennes qui sont datées. Ce ne sont pas toujours les plus curieuses. Beaucoup d’entre elles ne présentent d’autre intérêt que leur date même, c’est-à-dire les noms des consuls qu’elles portent. Grâce à elles, on peut établir une liste plus complète de ces magistrats jusqu’au VIIe siècle. Ce n’est pas un petit service quand on songe que ces noms des consuls servaient partout à désigner l’année, et que, dans l’empire romain, c’est-à-dire dans tout le monde civilisé, ils étaient placés en tête de toutes les transactions privées comme de tous les actes publics. Dans cette partie de son travail, M. de Rossi a rencontré les difficultés les plus graves. Tant que Rome reste la capitale unique du monde romain, la liste des consuls est assez facile à établir; les embarras commencent lorsque l’empire se divise. On sait quelles rivalités furent la suite de ce partage. Les consuls reconnus en Occident ne l’étaient pas toujours en Orient, et, à partir de Théodoric, Rome cesse de vouloir accepter ceux de Constantinople. Placées entre ces deux capitales, les provinces hésitent, et elles finissent par se décider suivant leurs relations naturelles ou leurs alliances du moment. De là des variations qui amènent de grandes obscurités dans la chronologie. En même temps les invasions de l’étranger se joignent aux dissensions intérieures; les relations deviennent de plus en plus difficiles entre les divers peuples qui composaient l’empire romain; les journaux ne vont plus porter, comme autrefois, jusqu’aux extrémités du monde les actes du sénat et les décrets du prince; les postes, si régulièrement organisées par Auguste, ne fonctionnent plus; on ne sait plus à Lyon ou à Arles qui est consul à Constantinople ou à Rome, et en attendant qu’on l’apprenne, comme il faut bien désigner de quelque façon l’année où l’on se trouve, on rappelle les noms des consuls précédens et l’on emploie ces formules singulières : «la première ou la seconde année après le consulat de Symmaque ou de Messala. » Ces formules, qu’on appelle ordinairement des postconsulats, non-seulement M. de Rossi les a expliquées, mais il en a tiré des conséquences très importantes et fort inattendues pour l’histoire si confuse de ce temps. En les étudiant avec soin, il a été amené à reconnaître que l’on avait eu pour les employer d’autres motifs encore que celui que je signalais tout à l’heure. Il a remarqué que les provinces y avaient recours toutes les fois qu’elles étaient en désaccord avec la métropole. Par exemple, lorsqu’en 509 Clovis est en guerre avec Théodoric, alors maître de Rome, les inscriptions de la Gaule ne mentionnent plus que les consuls de l’année précédente. Une fois la paix rétablie, le nom des consuls actuels reparaît jusqu’à de nouvelles difficultés. C’était donc une sorte de rupture diplomatique avec Rome et un acte d’hostilité que de ne pas reconnaître les consuls en exercice, et il devient ainsi possible, au moyen des inscriptions, de constater quelle était aux diverses époques la situation des différentes provinces et l’état de leurs relations avec la capitale de l’empire. C’est là un moyen curieux que nous fournit l’épigraphie de contrôler les récits de l’histoire, ou même, s’il en est besoin, de suppléer à son silence[8]. Parmi les inscriptions publiées dans le premier volume de M. de Rossi, il n’y en a qu’une trentaine qui soient antérieures à Constantin, et de ces trente une seule présente un intérêt véritable. C’est celle de Prosénès, intendant des trésors et du domaine privé de Commode, qui semble avoir eu dans cette cour une certaine importance. Ses affranchis l’aimaient, et après sa mort ils lui élevèrent à leurs frais un somptueux tombeau qui existe encore dans la villa Borghèse. Au premier abord, rien ne le distingue des autres tombes païennes. Les mêmes formules y sont employées, et Commode y reçoit son surnom officiel de divus ; mais, en regardant bien, on trouve au côté droit du sarcophage, en caractères modestes et qui semblent vouloir se cacher, une courte inscription qui parle d’un autre ton. Elle est l’œuvre d’un pieux affranchi de Prosénès qui nous apprend que, de retour à Rome d’une expédition, il a voulu écrire sur cette tombe la date du jour où son maître est retourné à Dieu. Ce soin de mentionner la date de la mort et surtout cette expression : receptus ad Deum, ne laissent plus de doute. Prosénès était chrétien, mais probablement un chrétien timide, qui tenait à ses fonctions et craignait de compromettre sa fortune. Aussi n’avait-il pas fait à ses serviteurs, à ses amis, la confidence de sa foi. Un d’entre eux pourtant la connaissait, et précisément celui-là se trouvait loin de Rome quand son patron mourut. A son retour, le pauvre affranchi, qui gémissait sans doute de ce que son maître avait été privé de la sépulture sacrée des catacombes, voulut au moins sanctifier d’un souvenir et d’un mot la tombe païenne qu’on lui avait élevée. Il y a donc là toute une histoire intime que nous font soupçonner ces quelques paroles.

Les inscriptions postérieures à Constantin sont loin d’avoir le même intérêt. Ce sont des épitaphes qui se succèdent d’une façon monotone avec des formules à peu près semblables. La seule différence qu’on puisse établir entre elles, c’est qu’à mesure qu’on avance, le latin se corrompt, les fautes deviennent plus graves et l’orthographe plus capricieuse. Tout à l’heure, avec M. Mommsen, nous assistions aux efforts d’un peuple qui se civilise et aux progrès d’une langue qui se polit. Partis du dialecte grossier des vainqueurs des Samnites, nous nous acheminions par degrés jusqu’à l’élégance des contemporains d’Auguste. C’est une marche contraire que nous fait suivre M. de Rossi. Avec lui, nous nous sentons enfoncer pas à pas dans la barbarie. L’année 410 semble être le dernier degré de cette décadence. C’est alors qu’Alaric s’empara de Rome et la mit au pillage. La désolation fut immense dans l’empire à cette terrible nouvelle. « La lumière du monde s’est éteinte, s’écriait saint Jérôme; l’empire est décapité, et la ruine d’une seule ville est celle du genre humain tout entier. » M. de Rossi nous fait remarquer qu’il ne nous reste aucune inscription funéraire de cette triste année. Ce n’étaient assurément pas les morts qui manquaient; mais les survivans étaient si découragés et tremblaient tellement pour eux-mêmes qu’ils ne s’occupaient guère de ceux qu’ils avaient perdus. Cependant Rome revint de cette épouvante. On se fait à tout, même aux pillages et aux massacres, et dans cette ville qu’un Barbare venait de prendre et que d’autres Barbares menaçaient, la vie bientôt se réveilla. Nous avons pour les années qui suivent un assez grand nombre d’inscriptions, et même, ce qui a surpris tout le monde, des inscriptions plus correctes, plus élégantes, et qui semblent l’œuvre d’une société plus lettrée. Que faut-il penser de ce changement inattendu, et de quelle façon convient-il de l’expliquer? Je ne crois pas que ce soit assez de dire que les familles affligées, au lieu d’exprimer leurs regrets elles-mêmes, comme elles le faisaient jusque-là, et avec plus de douleur véritable que de correction ou d’orthographe, faisaient composer ces inscriptions par des grammairiens de profession, et qu’ainsi la différence qu’on remarque entre les épitaphes de ce temps et celles de l’époque précédente vient de ce qu’auparavant elles étaient l’œuvre des parens même du mort, tandis que plus tard on se contenta de les commander à des gens dont c’était le métier. Il faut, je pense, aller plus loin; nous devons reconnaître qu’il y a eu à cette époque une sorte de courte renaissance, et que cette littérature, qui sentait qu’elle allait finir, a fait comme un effort suprême pour résister à la barbarie qui l’envahissait. C’est le temps où Théodoric, un Barbare qui avait l’instinct et le goût de la civilisation, donna à cette société tourmentée quelques années de repos; c’est l’époque de Boëce et de Cassiodore, et les inscriptions publiées par M. de Rossi rendent ce service à l’histoire littéraire de prouver que ces deux écrivains n’étaient pas seuls, et que leurs efforts pour rendre quelque éclat aux lettres romaines n’ont pas été tout à fait sans succès. On en trouve quelques-unes qui contiennent non-seulement une poésie correcte, souvent élégante, mais, ce qui est plus rare dans les temps de décadence, un sentiment vrai et beaucoup de goût et de mesure dans l’expression. Je n’en citerai qu’une, que l’anthologie latin a précieusement recueillie, et dans laquelle le poète fait parler un père qui vient de perdre ses deux fils. La voici :


« Enfans, vous habitez aujourd’hui le royaume du ciel, après nous avoir été ravis si jeunes par une mort prématurée; mais moi, quel repos puis-je trouver dans cette vie qui me pèse et me retient, moi qui n’ai plus rien à attendre qu’une éternelle douleur? Pourquoi donc m’avez-vous donné ces joies trompeuses? Pourquoi ai-je connu cet amour qui devait faire mon tourment? Je me retrouvais dans vos jeunes visages, et il me semblait que ma vie écoulée allait renaître avec la vôtre. Je sens maintenant tous les chagrins que cause une espérance trompée. Ce qu’il y a de plus cruel dans les malheurs qu’on souffre, c’est l’amer souvenir des vœux qu’on avait autrefois formés. »


On ne croirait guère que ces vers aient été écrits au VIe siècle, dans le royaume des Ostrogoths, après Alaric et Attila; mais on n’en écrivit pas longtemps de pareils. Après la mort de Théodoric, les troubles recommencèrent. Les Barbares, un moment arrêtés, se remirent en marche pour l’Italie, et la victoire des Lombards rendit la barbarie complète. M. de Rossi s’était proposé, comme terme de son travail, le commencement du VIIe siècle; mais il est obligé de s’arrêter plus tôt. Dès 589, on ne trouve plus d’inscriptions.

Tel est le premier volume de M. de Rossi. Quelque intérêt qu’il présente, il ne me paraît pas douteux que les volumes suivans en offriront encore bien davantage. Ils doivent contenir un plus grand nombre d’inscriptions antérieures à Constantin, et celles-là sont de beaucoup les plus importantes. Aujourd’hui l’attention publique est fixée sur les origines du christianisme. On veut remonter le plus haut qu’on le peut dans l’histoire de son établissement, de ses luttes, de ses premières victoires. Or ce n’est que par les inscriptions qu’on peut le faire. Bien avant que Méliton, saint Justin ou Minucius Félix n’aient commencé à écrire, les chrétiens enterraient leurs morts dans les catacombes, et écrivaient sur ces sarcophages de pieuses épitaphes. Quelques-unes d’entre elles, surtout si M. de Rossi parvient à les rapporter à des dates certaines, nous donneront, il faut l’espérer, des renseignemens curieux sur la vie chrétienne en ces premiers temps, sur les croyances, sur les pratiques, sur la hiérarchie et le gouvernement de l’église naissante, et jetteront ainsi quelques lumières nouvelles sur le plus grand événement de l’histoire.


II.

Le lecteur aura remarqué, sans doute avec quelque regret, que les hommes éminens dont je viens de citer les noms, Borghesi, Mommsen, de Rossi, n’appartiennent pas à la France. Il faut bien reconnaître que l’Italie et l’Allemagne se livrent avec plus d’ardeur que nous à l’étude de l’archéologie ancienne. L’Italie n’a jamais cessé de s’en occuper depuis la renaissance ; c’est pour elle un culte de famille. L’Allemagne, qui ne l’a jamais négligée non plus, semble s’être tournée de ce côté avec plus de passion encore depuis quelques années. La France ne vient qu’au troisième rang. C’est une infériorité dont on ne se préoccupe guère chez nous, mais qui a cependant inquiété quelques esprits sérieux. Elle a surtout servi de prétexte, dans ces dernières années, pour attaquer notre enseignement public. On s’est demandé comment l’université et l’École normale, qui ont fourni tant d’hommes distingués à la philosophie, à l’histoire et aux lettres, ont si peu produit de véritables érudits, quand c’était, à ce qu’il semble, leur véritable mission d’en produire. Un événement dont le souvenir n’est pas oublié a mis ce fait étrange en pleine lumière. Lorsqu’on 1852 des rigueurs maladroites, en jetant hors de l’enseignement presque toute une génération de jeunes professeurs, leur rendirent la liberté de se livrer à leur vocation naturelle, ils se firent publicistes, critiques ou romanciers; mais parmi tant d’aptitudes diverses qu’ils révélèrent tout d’un coup il n’y eut que les travaux d’érudition, auxquels ils semblaient préparés par leurs études antérieures, qui ne tentèrent personne. C’est là une singularité que je ne prétends pas défendre, mais dont il est facile de rendre compte. Tout s’explique, si l’on réfléchit un moment au caractère de notre enseignement public, à la part qu’il fait à la littérature, aux conséquences qu’il a pour la science.

Les étrangers qui nous visitent sont d’ordinaire fort surpris quand ils examinent l’organisation de notre enseignement national. Il est certain qu’il ne ressemble pas à celui des autres pays; mais ce n’est pas un motif de le condamner, si l’on peut prouver qu’il est mieux accommodé qu’un autre au tempérament de la France. Tel qu’il est, il ne date pas d’hier; voilà plus de deux cents ans qu’il s’est constitué, et c’est assurément une des choses les plus anciennes qu’il y ait dans la France nouvelle. Dès le commencement du XVIIe siècle, toutes les corporations religieuses ou laïques qui se disputent ou se partagent chez nous le droit d’enseigner sont à peu près animées du même esprit. Elles s’éloignent de plus en plus des recherches érudites qui étaient à la mode au siècle précédent et n’étudient plus l’antiquité que par son côté littéraire et mondain. Si l’enseignement des jésuites a joui alors d’une si grande vogue, c’est qu’ils semblent être entrés plus résolument que les autres dans cette voie, et le Traité des études de Rollin nous montre que l’université de Paris, quelque antipathie qu’elle éprouvât pour eux, ne tarda pas à les suivre. Depuis cette époque, les tendances de l’enseignement public en France ont peu varié. Il ne serait pas difficile de faire voir que, malgré la différence des temps, l’esprit en est resté à peu près le même, et que la plupart de nos méthodes d’aujourd’hui sont celles qu’ont pratiquées tour à tour les oratoriens, les jésuites, les doctrinaires et la vieille université. Cet enseignement, qu’ont respecté cinq ou six révolutions, qui a survécu à la société qui l’avait fondé, présente surtout deux caractères qu’il importe de remarquer. Le premier, c’est qu’il est uniformément donné à tout le monde de la même façon. Il n’admet pas de diversité, il ne cherche pas à s’approprier à la situation sociale ou à la destination des élèves. Tandis qu’en Angleterre, par exemple, un petit nombre de jeunes gens que leur naissance appelle à la vie politique, ou que leur goût porte vers les carrières libérales, étudient seuls les littératures anciennes, et que le reste ne dépasse pas un fort enseignement primaire, chez nous on impose à tout le monde les études classiques; il n’y a pas d’éducation sérieuse sans elles, et tous ceux qui apprennent quelque chose apprennent la même chose. Le second caractère de notre enseignement, aussi remarquable et moins remarqué que le premier, c’est qu’il cherche avant tout à être pratique. Ce n’est pas la qualité qu’on lui accorde ordinairement, et tous ses ennemis semblent unanimes à lui reprocher le défaut contraire. Cependant il est certain que c’est cette préoccupation pratique qui distingue nos lycées des gymnases de l’Allemagne. Nous n’étudions pas les langues et les littératures antiques pour elles-mêmes, comme on le fait au-delà du Rhin, mais pour nous. Nous avons moins le désir de les connaître à fond que de nous servir d’elles comme d’un moyen de cultiver notre intelligence. Tout, dans les exercices de nos classes, est calculé pour ce résultat. On y explique moins de textes qu’en Allemagne, mais on y corrige plus de devoirs. Chaque jour l’élève est mis en demeure d’appliquer les observations qu’il a pu faire dans les auteurs qu’il a lus. On veut qu’il se pénètre d’eux en les imitant. On lui demande moins de les comprendre en philologue que de les analyser en littérateur. On lui en fait moins remarquer les curiosités érudites que les vérités générales. La grande affaire pour lui, c’est d’en tirer tout ce qui peut lui servir de quelque chose dans la pratique de la vie. Qui ne reconnaît, dans ces deux caractères de notre éducation publique, le caractère même et les instincts les plus profonds de la France? Cette uniformité dans l’enseignement, cette répugnance à créer des distinctions et des classes dans la culture intellectuelle de la nation n’est-elle pas une suite naturelle de ce désir d’égalité, la première et la plus violente de nos passions politiques? Et quant à cette façon d’étudier les auteurs antiques par leur côté moral et pour s’en approprier les vérités générales, ne répond-elle pas tout à fait aux tendances même de notre littérature, la plus pratique, et, pour parler comme les anciens, la plus humaine de toutes, celle qui semble avoir eu, plus que toutes les autres, le souci de s’appliquer à la vie, et le désir d’analyser finement les passions afin d’arriver à les conduire? Il n’est donc pas surprenant que la France, qui se retrouve dans cette éducation, l’ait jusqu’ici fidèlement conservée, et que, quoi qu’on dise, elle éprouve une grande répugnance à s’en défaire.

Je ne veux insister que sur un seul des services qu’elle nous a rendus. C’est elle surtout qui a fait de la France une nation lettrée. Chez presque tous les autres peuples, la littérature n’est que le divertissement de quelques esprits délicats. Nulle part elle n’entre aussi profondément que chez nous dans la vie de tout le monde; nulle part elle n’a pour tous, comme en France, une importance sociale. Cette importance, à quoi la doit-elle, sinon à la diffusion de l’éducation classique? Il faut descendre bien bas dans notre bourgeoisie pour trouver des gens qui n’aient pas fréquenté quelque temps nos collèges et expliqué au moins quelques pages de latin. Si peu qu’ils en connaissent, cela suffit pour éveiller dans leur esprit quelques instincts littéraires. Ce sont, je l’avoue, des instincts encore bien vagues et qui sommeillent confusément en eux, tant qu’on les laisse à eux-mêmes, à leur entourage vulgaire, à leurs affaires de tous les jours; mais qu’on les place en présence de quelque chef-d’œuvre, ou mieux encore qu’on les réunisse, aux heures de repos, pour entendre quelque pièce de théâtre, ces instincts se réveilleront alors, ils se fortifieront par cette sorte de communication réciproque qui, dans les grandes assemblées, s’établit confusément de l’un à l’autre, et l’on aura un public lettré. Le principal service que l’éducation classique ait rendu à notre littérature, c’est de lui faire un public capable de la comprendre. Les matelots et les maquignons ou, comme on disait alors, les puants (stinkards) de Black-Friars, qui sous la reine Elisabeth formaient l’auditoire ordinaire des théâtres de Londres, ne savaient pas lire. A Paris, le clerc qui allait pour quinze sous siffler l’Attila de Corneille avait fait ses classes, ou à peu près. Il fallait s’y prendre différemment pour le satisfaire. Encore aujourd’hui, malgré bien des déchéances, la France est peut-être le seul pays au monde où la littérature ait un véritable public; c’est le seul où, au-delà d’un cercle restreint d’esprits cultivés, on ait souci des qualités littéraires, le seul où il existe vraiment un théâtre. L’Europe le reconnaît bien. Aussi, malgré tous les motifs qu’elle a de nous en vouloir, elle continue de nous emprunter, non-seulement, comme disait Voltaire, nos tailleurs et nos cuisiniers, mais, ce qui vaut mieux, nos romans et nos comédies, et quoique nous ne soyons plus aussi riches qu’autrefois, nous n’avons pas perdu le privilège que nous avions de la fournir de littérature.

Ainsi, grâce à la diffusion de notre éducation classique, la littérature a chez nous un public : c’est un grand avantage; mais, pour la même raison, la science n’en a pas. Dans les pays où l’on n’enseigne le grec et le latin qu’à peu de personnes, il est naturel qu’on leur en fasse apprendre davantage. Lorsqu’on distribue, comme chez nous, l’instruction classique à tout le monde, on est bien forcé de la donner à moins forte dose. Les connaissances qu’on acquiert de cette façon sont toujours un peu sommaires. Une fois qu’on a pris des littératures antiques ce qu’un commerce rapide avec elles peut donner d’élégance et de finesse à l’esprit, on se tient pour satisfait. Il est bien rare que nos jeunes gens aient la fantaisie ou la patience de pousser plus loin ces études. Aussi nos facultés de province, destinées à aider ceux qui souhaitent avoir un enseignement plus profond, ont-elles en général peu réussi malgré les sacrifices qu’on a faits pour elles. Tout le talent des excellens professeurs qu’on y envoie s’use à retenir auprès d’une chaire déserte quelques désœuvrés toujours disposés à s’enfuir. Il en est bien autrement dans les universités allemandes. Comme ceux-là seuls s’y rendent qui éprouvent un attrait véritable pour la science ou qui en feront un jour leur profession, les études les plus arides ne rebutent personne, et tous les cours faits sérieusement sont certains d’avoir des auditeurs. L’an dernier, le docteur Ritschl, la gloire de l’université de Bonn, enseignait la grammaire latine avec tant de détail qu’à la fin du premier semestre il en était encore à l’alphabet, et aucun des deux cents auditeurs qui entourent sa chaire n’a songé à s’en plaindre. C’est là que se forme le public savant de l’Allemagne. Plus tard, lorsque ces jeunes gens ont quitté l’université, lorsqu’ils se sont séparés pour devenir avocats ou médecins, professeurs de gymnases ou pasteurs de petite ville, ils continuent à s’intéresser aux sciences qu’ils ont étudiées pendant leur jeunesse. Ils lisent, suivant leur spécialité, les Annales de Tübingue ou le Musée du Rhin qui les tiennent au courant de tous les progrès qu’elles font. C’est un public restreint, mais curieux et intelligent, devant lequel sont posées et débattues toutes les questions scientifiques. Il est assez important pour que son suffrage vaille la peine d’être conquis et qu’il puisse donner à ceux qui le méritent une sorte de réputation; il est assez exercé pour qu’on puisse aborder sans crainte devant lui les sujets les plus difficiles et les moins populaires. Quelque obscure que soit l’étude à laquelle vous les conviez, il se trouvera toujours parmi eux des personnes qui vous suivront avec courage. Ils ne vous demanderont pas d’être amusant, de dissimuler la science sous les agrémens de la forme, ils sont gens, comme parle Platon, à l’avaler toute pure. Surtout ils vous permettront de parler hardiment, quelque sujet que vous traitiez. Même les questions religieuses, si dangereuses en tout autre pays, y sont agitées sans scandale. Les luttes y sont très vives, mais elles gardent un caractère scientifique et sérieux, et d’ailleurs, comme elles restent circonscrites dans ce monde peu étendu et qu’elles n’ameutent jamais la foule, elles ne nécessitent pas l’intervention de l’autorité, toujours fatale aux libres discussions. La hauteur où s’élève d’abord le débat et le petit nombre de gens qui y prennent part font que personne ne songe à le gêner. C’est ainsi qu’au moins pour les choses de l’esprit la science a donné à l’Allemagne deux biens que d’autres nations n’ont pas su conquérir par plusieurs révolutions, la tolérance et la liberté.

Il n’y a rien de tout cela en France. Comme, par les conditions mêmes de notre éducation, ce public savant et restreint n’existe pas chez nous, les questions tombent tout de suite dans le domaine du grand public lettré dont j’ai parlé. Elles y sont posées avec plus d’éclat et débattues avec plus de bruit. C’est un grand malheur, car avec l’éclat et le bruit disparaissent le calme et la liberté des discussions scientifiques; mais il n’y a pas de milieu : il faut se faire lire de tout le monde ou se résigner à n’être lu de presque personne, et comme cette dernière alternative est la plus fâcheuse, on se trouve forcément entraîné vers l’autre. Voilà comment on déserte l’érudition pour les genres qui donnent des succès populaires, voilà comment nos jeunes professeurs, qui sont à l’âge où la vanité est exigeante, et où l’on ne se contente pas des applaudissemens de sa conscience, chez qui d’ailleurs on n’a pas assez développé le goût des études scientifiques, se tournent du premier coup vers la littérature, qu’ils voient plus honorée, et qui a plus de chances de trouver un libraire et des lecteurs. Quelque excuse qu’ils puissent avoir, ils n’en ont pas moins tort de céder si tôt à cette popularité séduisante. C’est d’abord un malheur pour eux-mêmes. Tout le monde n’est pas de taille à attaquer les sujets littéraires, et tel qui ne réussit qu’à répéter ce qu’on a dit sur Racine et sur Bossuet aurait pu, en choisissant des questions moins étendues et plus savantes, faire des travaux utiles et quelquefois originaux. C’est ensuite un grand malheur pour l’enseignement, non pas qu’on doive entretenir les élèves d’érudition et d’archéologie, mais parce qu’il faut que celui qui enseigne ait du texte qu’il explique une connaissance complète, pour en donner la pleine intelligence à ceux qui l’écoutent. C’est beaucoup pour des gens du monde que d’avoir entrevu Homère et Virgile à travers une lecture rapide; ce n’est rien pour un professeur. Il faut qu’il les connaisse à fond et par le détail, qu’il les ait pénétrés et épuisés, et qu’il n’y laisse aucune expression dont il ne puisse rendre compte. S’il est véritablement possédé de ce besoin de connaissances précises, on peut affirmer qu’il sera tôt ou tard entraîné à faire quelques études philologiques pour restituer son texte dans sa pureté, et que pour savoir la signification exacte des mots il voudra connaître l’organisation et les habitudes des sociétés antiques, c’est-à-dire qu’il ne pourra pas rester tout à fait étranger à l’archéologie. Son enseignement y gagnera sans qu’il ait besoin de faire parade de son savoir. Les élèves s’aperçoivent bien, dans les explications qu’on donne, si l’on reste à la surface du sujet ou si on le possède à fond, et ils ont bien plus confiance dans la science solide qui aborde résolument une difficulté que dans le bavardage agréable qui essaie de la tourner avec grâce. Le discrédit de l’érudition signale partout l’affaiblissement des études classiques. C’est abandonner l’antiquité que de se contenter de la connaître à peu près et seulement par ses côtés littéraires. Les sociétés et les littératures anciennes ne redeviennent vivantes pour nous que lorsqu’on descend au détail, et cette prétendue critique qui s’amuse à discuter à propos des auteurs, qui, après un examen superficiel, fabrique des théories, qui recherche partout les idées générales afin de se dispenser d’avoir des idées précises, est la mort des véritables études.

C’est pour cela que nous voyons avec tant de plaisir que, depuis quelques années, le goût de l’érudition, au moins sous quelques-unes de ses formes les plus appropriées à notre génie national, semble vouloir se ranimer chez nous. Le mouvement qui, dans toute l’Europe, entraîne les esprits du côté des questions scientifiques s’est communiqué aussi à la France. L’importance de ces questions commence à y être mieux appréciée, et l’on n’est plus pour elles aussi dédaigneux qu’autrefois. La philologie est encore beaucoup trop négligée; mais l’archéologie au moins a repris quelque faveur. Si la France n’a pas vu naître, comme l’Allemagne et l’Italie, quelques-uns de ces grands ouvrages que j’analysais tout à l’heure, elle a cependant produit des travaux intéressans, et dont le résultat mérite d’être mis sous les yeux du public. Il convient de lui faire connaître ces hommes courageux qui savent résister aux séductions de la popularité, qui renoncent aux succès bruyans, qui se résignent d’eux-mêmes à l’obscurité, et que les austérités de la science et la solitude dans laquelle on laisse ceux qui la cultivent ne rebutent pas.

C’est d’abord à l’Académie des Inscriptions qu’il faut faire honneur de ce retour aux études sérieuses d’érudition. Elle n’a jamais cessé de les encourager par les récompenses qu’elle décerne, par les questions qu’elle met au concours, et par les choix qu’elle fait pour se recruter; mais ses encouragemens les plus efficaces sont encore les exemples qu’elle donne. Le public sait bien dire que c’est une des classes de l’Institut où l’on travaille le mieux. Indépendamment des travaux personnels de ses membres, l’Académie s’est courageusement chargée du lourd héritage que laissaient les bénédictins. Grâce à elle, ces beaux ouvrages qui faisaient honneur à l’érudition française, et que la révolution avait interrompus, ont été repris, et, quelle que soit la juste réputation de ceux qui les avaient commencés, ils n’ont rien perdu à passer en d’autres mains. Il n’est plus permis d’insinuer aujourd’hui, comme le faisait Chateaubriand au commencement de ce siècle, que la science ne se relèvera pas de la destruction des ordres monastiques. L’érudition s’est faite laïque, comme tout le reste. Si l’on en doutait encore, il me suffirait de citer une publication récente, que les anciens travaux des bénédictins ne surpassent pas, le Discours sur l’état des Lettres au quatorzième siècle, couronnement d’une vie austère toute consacrée à la science, œuvre puissante d’un homme dont on admire l’active et vaillante vieillesse, et qui semble avoir attendu l’âge où tout le monde se repose pour élever le monument auquel son nom restera attaché.

Il est naturel que l’Académie des Inscriptions ne néglige pas l’épigraphie. Elle serait infidèle à ses traditions et au nom même qu’elle porte, si elle le faisait. Lorsqu’il y a quatre ans la mort de M. Ph. Le Bas, un de ses membres, interrompit la publication des inscriptions grecques et latines qu’il avait recueillies en Asie-Mineure, elle ne voulut pas laisser ce livre inachevé, et chargea un épigraphiste habile, M. Waddington, de le continuer. C’était la partie la plus délicate de l’ouvrage qui restait à faire. M. Le Bas avait publié les textes; il fallait les expliquer et les commenter. Dans ce travail difficile, M. Waddington s’est montré digne de la confiance que lui avait témoignée l’Académie par le talent et l’activité qu’il a déployés pour la satisfaire. L’œuvre a marché rapidement, ce qui n’est pas ordinaire aux travaux de ce genre, et elle sera bientôt complète. En attendant, M. Waddington a eu l’heureuse idée d’en détacher un long et curieux fragment, et de le répandre dans le public comme un spécimen de l’ouvrage : c’est le commentaire d’un édit de Dioclétien sur le prix des denrées. Peu de monumens épigraphiques sont aussi importans que celui-là, et peuvent rendre autant de services à l’histoire et à l’économie politique. Je vais me servir du commentaire lumineux dont M. Waddington l’accompagne pour en donner rapidement une idée. L’édit de Dioclétien commence par un interminable préambule qui est tout à fait dans le style ordinaire des chancelleries despotiques : c’est une homélie embrouillée qui débute par de touchantes réprimandes et finit par des menaces terribles. L’empereur, qui se qualifie de père du genre humain (parens generis humani), se plaint d’abord assez doucement que ses enfans se laissent beaucoup trop entraîner à l’amour des gains illicites. L’avidité ne connaît plus de bornes, et tout le monde est d’accord que ce qui se vend sur les marchés et dans les boutiques a atteint des prix exorbitans. Cette cherté des denrées, Dioclétien prétend qu’elle est factice, et il en accuse, comme on le faisait chez nous en 93, les spéculateurs et les accapareurs. Pour ceux-là, il est sans pitié. Ce sont des misérables « qui s’affligent de l’abondance, qui se réjouissent de la disette, et font commerce de la misère publique. » Ne croirait-on pas entendre parler un démagogue de notre révolution? Non-seulement il parle, mais il agit comme eux. « J’ai résolu, dit-il, de fixer d’une manière invariable, non pas le prix des denrées, ce qui ne serait pas juste, parce qu’il y a des provinces plus favorisées que d’autres, et où elles se vendent moins cher, mais un maximum que nulle part on ne pourra dépasser. » Ce remède lui semble admirable, et il s’applaudit naïvement de l’avoir trouvé. C’est la félicité du genre humain qu’il assure, puisque, dans les temps d’abondance, toutes les denrées se vendront aussi bon marché qu’on voudra, et qu’elles ne pourront pas dépasser, dans les époques de disette, le taux fixé par l’empereur. Voilà donc des limites qu’on met pour jamais à la misère, tandis qu’il n’y en a point à la prospérité. Vient ensuite la sanction de l’édit. « Comme il a remarqué que la peur est le maître qui enseigne le mieux aux hommes leur devoir, » Dioclétien n’édicte qu’une peine contre tous ceux qui violeront ses ordres : la mort, — la mort pour les trafiquans qui essaieront de se faire payer plus cher qu’ils ne le doivent, la mort pour les accapareurs de toute sorte qui gardent chez eux plus de marchandise qu’il ne leur en faut, la mort pour tous ceux qui de quelque façon se seront faits leurs complices. À ce moment, le père du genre humain se demande si la sévérité de ces peines ne le fera pas accuser d’être un peu dur : cette considération ne l’arrête guère, et il se rassure par cette raison très naïve, qu’après tout il est facile d’éviter le châtiment en évitant la faute. — Mais il eut beau menacer, son édit eut le sort de toutes les lois semblables : il amena des soulèvemens terribles dans toute l’Asie, il fit couler le sang et augmenta la misère, qu’il devait à tout jamais conjurer; puis, lorsque l’empire, déjà si malade, se fut encore affaibli dans ces luttes intérieures, il fallut que l’empereur reconnût publiquement qu’il s’était trompé et qu’il abrogeât cette loi, dont il s’était trop hâté de célébrer par avance les heureux résultats.

Après ce long préambule viennent les tarifs, qu’on n’a malheureusement pas tous conservés, mais qui se complètent tous les jours par les découvertes qu’on fait en Grèce et en Asie. Ce qui caractérise le maximum de Dioclétien, c’est qu’il n’était pas borné aux céréales et qu’il s’étendait à tout. Le prix de chaque objet est soigneusement fixé dans ces listes, et les chiffres qu’elles contiennent, quand on les étudie de près, nous donnent plus d’un renseignement précieux[9] : on y trouve le salaire des différens ouvriers qui travaillent aux champs ou à la ville, et même les appointemens des divers professeurs calculés d’après l’importance de leurs fonctions; le prix qu’on paie à chacun d’eux indique l’estime qu’on fait de la science qu’il enseigne. Les dépenses de la table y tiennent une grande place : les Romains ont toujours été très gourmands. On peut savoir ce que coûtaient les différens vins qu’on buvait alors, aussi bien le vin ordinaire (vinum rusticum) que les crus plus renommés que nos marchands appellent les grands vins (vinum primi gustus). Il y est question des huîtres et des coquillages de diverses qualités, des légumes frais ou secs, de la volaille et du gibier, du poisson, de la viande de bœuf ou de porc, avec ses diverses catégories, sans oublier ces comestibles renommés qui arrivaient jusque dans l’Orient et faisaient l’objet d’un grand commerce d’importation, par exemple les jambons qu’on préparait dans le pays des Ménapes, entre le Rhin et la Meuse, et ceux qui venaient du pays des Cerretaniens, au pied des Pyrénées, ou, comme on dirait aujourd’hui, les jambons de Mayence et de Bayonne. L’édit parcourt ensuite l’ameublement et le mobilier dans ses moindres détails; mais il est surtout prolixe sur l’article des vêtemens. On peut, avec les notes savantes de M. Waddington, prendre une idée juste de cette branche importante du commerce de l’antiquité; on peut refaire le trousseau d’une grande dame ou la garde-robe d’un élégant du IVe siècle après Jésus-Christ. Nous connaissons exactement la qualité ou la valeur des étoffes et le prix de la main-d’œuvre, nous savons ce que coûtaient alors les torchons, les toiles à matelas, les draps de lit, les bandelettes qu’on enroulait autour des jambes et qui remplissaient l’office de nos bas, et même les serre-tête, car les Romains aussi s’en servaient. Nous pouvons évaluer le prix des tapis de toute sorte, des pourpres de toute qualité, des vêtemens de toute étoffe et de toute façon, depuis les simples tuniques de laine portées par les pauvres gens jusqu’à ces tissus de soie, si transparens et si fins, que recherchaient avec tant de passion les femmes du monde, et dont Pline dit qu’ils les déshabillaient beaucoup plus qu’ils ne les habillaient (denudat feminas vestis). Quoique l’édit s’applique surtout à l’Orient, il y est souvent question des vêtemens fabriqués en Gaule, car, comme le fait très bien remarquer M. Waddington, les Gaulois exerçaient déjà sur les modes du monde romain la même influence qu’exercent leurs descendans sur celles de l’Europe moderne. Ils avaient introduit partout leurs braccœ, qui sont devenues notre pantalon, vêtement plus commode qu’élégant; le sagum, ample manteau dont les Romains avaient fait leur habit de guerre, et un peu plus tard le caracalla, sorte de robe longue avec un capuchon, dont le nom resta au fils de Septime-Sévère, qui le mit à la mode, et que les moines portent encore. Le dernier service que nous rend ce curieux édit, c’est de nous faire connaître la persistance de certaines industries dans certaines localités. Ainsi on travaille encore aujourd’hui à Mossoul et à Diarbekir ces étoffes transparentes dont la Syrie fournissait autrefois tout le monde romain, et dès le temps de l’empire, il y avait à Arras des fabriques de draps qui expédiaient leurs produits jusqu’au fond de l’Orient. J’ai tenu à faire connaître en quelques mots l’intérêt et l’importance du travail de M. Waddington. Ce commentaire sur l’édit de Dioclétien nous montre que le recueil commencé par M. Le Bas ne pouvait, après lui, tomber en de meilleures mains, et que la suite de cette publication utile sera tout à fait digne du savant qui l’avait commencée et de l’Académie qui la patronne.

A côté des œuvres importantes entreprises ou encouragées par l’Académie des Inscriptions, il faut placer les résultats déjà connus des voyages scientifiques exécutés en Grèce et en Asie par l’ordre du gouvernement français. Ces résultats ont dépassé toutes les espérances. Il semble que cette archéologie militante qui va conquérir ses trésors dans des pays étrangers et quelquefois inconnus, au prix de beaucoup de fatigues et de quelques périls, qui campe à la belle étoile et court les aventures, convienne mieux à notre caractère que celle qui s’enferme dans les bibliothèques et ne voyage que dans de vieux livres. Aussi presque toutes ces explorations ont-elles été fécondes pour la science. Elles ont fait mieux connaître des pays qui ont tenu une grande place dans l’histoire du passé, résolu des questions douteuses, et rapporté des monumens épigraphiques du plus haut intérêt. M. Heuzey, l’habile explorateur du mont Olympe et de l’Acarnanie, a visité la Thrace et la Macédoine, et étudié avec soin les champs de bataille de Philippes et de Pharsale, où le gouvernement du monde a été changé. M. F. Lenormant a fouillé le sol sacré d’Eleusis, qui conserve tant de souvenirs de la religion et de la gloire d’Athènes. M. Guérin a parcouru la Tunisie. M. Renan a cherché les monumens phéniciens qui restent encore dans la Palestine. M. Perrot, pour son coup d’essai, a découvert une partie inédite du texte grec du testament d’Auguste, et rapporté une copie plus exacte du texte latin. enfin MM. de Vogué et Waddington ont pénétré dans des pays qu’on n’avait pas visités avant eux, et ils y ont fait d’importantes découvertes. Dans la partie la plus sauvage de la Syrie et dans le Haouran, ils ont trouvé, non pas des monumens isolés, mais des villes entières, telles qu’elles furent abandonnées, il y a douze siècles, à l’approche des Arabes. Près de trois cents de ces villes s’aperçoivent encore dans ces pays, habités par les Druses, et qui sont fermés aux Européens. On peut se promener dans leurs rues désertes, visiter leurs maisons effondrées et ces portiques où grimpe la vigne sauvage. On y reconnaît des monumens d’âges divers, depuis les temples grecs construits par les successeurs d’Hérode jusqu’aux basiliques chrétiennes, sur les murs desquelles on fit encore de pieuses inscriptions. Tout a été respecté, car les Arabes sont les plus conservateurs de tous les barbares. Comme ils ne se bâtissent pas de demeure, ils n’éprouvent pas le besoin de détruire les monumens anciens pour en prendre les pierres, ainsi qu’on a fait à Rome dans des siècles qui se disaient civilisés. Après avoir traversé en curieux ces villes d’où les chrétiens venaient de s’enfuir, ils se sont empressés de les abandonner pour aller dresser leurs tentes dans les plaines voisines. MM. de Vogué et Waddington n’ont pas encore fait connaître au public le récit détaillé de leurs découvertes; la plupart des autres relations de voyage sont en voie de publication, et quelques-unes commencent à peine. Il sera temps, quand elles seront achevées, de les étudier chacune à part et avec le soin qu’elles méritent. Aujourd’hui je dois me borner à une énumération rapide, qui suffit à montrer que ces dernières années n’ont pas été perdues, chez nous, pour l’archéologie ancienne. La mention que je viens de faire des missions scientifiques m’amène naturellement à parler de notre école d’Athènes. C’est de là que sortent la plupart des jeunes et hardis voyageurs dont j’ai cité les noms. Avant de partir pour ces expéditions savantes, ils avaient passé plusieurs années en Grèce; ils s’étaient familiarisés avec les monumens dont elle est pleine; ils avaient pris le sens et l’intelligence de l’antiquité grecque en étudiant les débris qui nous en restent. Ils étaient donc mieux préparés que personne à aller explorer l’Orient, et cette expérience des ruines qu’ils avaient acquise en vivant au milieu d’elles devait rendre leurs recherches fécondes. Voilà quel genre de services nous sommes surtout en droit d’attendre de l’école française d’Athènes; elle doit nous former des archéologues. Nous n’envoyons pas en Grèce des littérateurs oisifs qui se contentent d’admirer le spectacle dont on jouit du haut de l’Acropole ou d’aller rêver de Platon au cap Sunium; il ne nous suffit pas qu’on nous rapporte de si loin, pour toute conquête, quelques phrases sonores sur la transparence du ciel ou la découpure des côtes : le résultat serait petit pour un si long voyage, il faut qu’on aille y chercher une science plus solide et qu’on en revienne avec des travaux plus sérieux. C’est du reste ce que l’école a vite compris. Après quelques tâtonnemens qu’expliquent les incertitudes du début, elle a trouvé sa véritable voie, et y est courageusement entrée. Dieu merci, nous ne sommes plus au temps où l’on songeait à instituer des cours de littérature française pour les belles dames d’Athènes, et où l’on disait, sans rire, qu’il nous fallait enseigner aux Grecs leur vieille langue qu’ils ne savent plus. Le retentissement qu’eurent par toute l’Europe les belles découvertes de M. Beulé montrèrent à l’école de quel côté était son avenir, et depuis ce moment elle est devenue pour la France une sorte de séminaire archéologique. Si les travaux de ses élèves recevaient la publicité qu’ils méritent, on verrait avec quelle ardeur et quelle intelligence ces jeunes gens parcourent et fouillent la Grèce et l’Orient, et l’on comprendrait quels services ils sont appelés à rendre à l’archéologie, à l’histoire et à la géographie anciennes.

Le plus récent de ces travaux est peut-être aussi un des plus importans que l’école nous ait encore envoyés. Je veux parler des inscriptions trouvées à Delphes par MM. Wescher et Foucart. Il ne reste plus de ce temple fameux, qui se disait le centre religieux du monde, que les substructions immenses sur lesquelles il était assis. Elles supportent aujourd’hui tout un village, qui se presse sur la plate-forme de l’ancien temple. L’illustre Ottfried Müller s’occupa le premier à les déblayer. Il s’était mis avec ardeur à cet ouvrage, qui semblait lui promettre de riches découvertes, et il avait déjà trouvé une cinquantaine d’inscriptions nouvelles ; mais sa généreuse passion lui coûta la vie : c’est sur les ruines mêmes de Delphes qu’il prit le germe du mal qui l’enleva si prématurément à la science. Après sa mort, les fouilles étaient restées interrompues pendant plus de vingt ans, lorsqu’un membre de l’école d’Athènes, M. Foucart, eut la pensée de les reprendre, et comme il vit, dès le premier coup de pioche, que la moisson serait abondante, il appela à son aide son camarade, M. Wescher, déjà connu par ses travaux épigraphiques. Le résultat de leurs recherches fut la découverte de quatre cent quatre-vingts inscriptions qu’ils viennent de donner au public[10]. Elles présentent toutes quelque intérêt : on n’inscrivait sur les murs d’un temple que des choses dont il importait de garder le souvenir. Les unes nous font mieux connaître ces corporations de comédiens dont les membres, sous le nom d’artistes dionysiaques, allaient de ville en ville et de fête en fête donner des représentations au nom de Bacchus et sous la présidence de l’un d’entre eux qu’ils avaient élu ; en même temps, par l’énumération des exercices qu’elles mentionnent, elles nous donnent des renseignemens précieux sur l’état du théâtre grec au IIIe siècle avant Jésus-Christ. D’autres, en plus grand nombre, nous font mieux apprécier l’importance du sanctuaire de Delphes, dont la réputation s’étendait jusqu’aux pays les plus barbares. De toutes parts on venait consulter l’oracle, et l’on souhaitait être mis au rang des proxènes ou hôtes de la ville sacrée. MM. Wescher et Foucart ont retrouvé une liste de ces proxènes avec la mention de leur patrie. Il y en a véritablement de tous les coins du monde, depuis le fond du Pont-Euxin jusqu’à l’Egypte et à la Gaule. On y trouve aussi les noms de plusieurs Romains, et parmi eux celui du célèbre Quinctius Flamininus, le vainqueur de Philippe, qui, en proclamant aux jeux isthmiques la liberté de la Grèce, lui donna la dernière grande joie qu’elle ait éprouvée ; mais la série la plus importante et la plus nouvelle comme aussi la plus nombreuse de ces inscriptions est celle qui contient les actes d’affranchissement sous forme de vente à une divinité. Cette manière d’affranchir les esclaves n’était sans doute pas tout à fait ignorée, mais on n’en connaissait encore ni les lois ni les conditions. Aujourd’hui toute obscurité a cessé, et l’on peut, avec les inscriptions de Delphes, ajouter un chapitre curieux et nouveau à l’histoire de l’esclavage antique.

C’est ce qu’a fait l’un des auteurs de la découverte, M. Foucart. Il a entrepris, dans un savant mémoire, d’interpréter tous ces documens qu’il venait de publier avec son ami, et il en a tiré tout ce qu’ils contiennent pour l’histoire de l’esclavage. C’est une question de droit grec entièrement nouvelle, et en même temps une étude très intéressante de la société de cette époque. Il était naturel que l’esclave qui, à force de privations, parvenait à ramasser l’argent nécessaire pour sa délivrance cherchât à entourer son affranchissement des garanties qui pouvaient le mieux en assurer le respect. Plus le bien qu’il voulait conquérir était précieux, plus il importait qu’il fût solide. L’idée vint donc d’assez bonne heure d’appeler ce qu’il y a de plus respectable au monde, la religion, à sanctionner le contrat que l’esclave faisait avec son maître. Ce contrat était dressé sous forme de vente à une divinité, et l’on choisissait de préférence la divinité la plus puissante et la plus honorée. C’est ainsi que l’usage s’établit d’amener à Delphes, de tous les pays voisins, l’esclave qu’on voulait affranchir. Le maître s’avançait avec lui jusqu’à l’entrée du temple, et là, en présence de témoins choisis parmi les premiers citoyens, en face du sanctuaire vénéré, au fond duquel on apercevait les statues des trois Parques et l’entrée du mystérieux oracle, il le vendait solennellement au prêtre d’Apollon. Cette vente était fictive : c’était l’esclave qui fournissait l’argent que le prêtre payait pour sa rançon, et il le fournissait pour être libre. Il y avait un grand avantage pour lui à devenir l’affranchi d’un dieu : il était désormais sous sa protection ; il pouvait, en cas de malheur, se réclamer de lui ; si quelqu’un contestait sa liberté, ce n’était plus à un homme, ou plutôt à moins qu’un homme, à un esclave, c’était à Apollon même qu’il faisait outrage. Voilà pourquoi on dressait avec tant de soin l’acte de vente. Cet acte était écrit par le néocore ou sacristain, signé par les témoins, les cautions et les prêtres, et gardé sans doute dans les archives ; mais, pour le mettre à l’abri de toutes les chances de destruction auxquelles un simple papyrus est exposé, on en faisait un extrait qu’on gravait sur la muraille même du temple. Ce sont ces extraits que MM. Wescher et Foucart ont retrouvés ; ils ont duré plus que le temple et que le dieu. Ils ont surtout une valeur, c’est de nous faire connaître à quelles conditions l’affranchi avait recouvré sa liberté. Rarement il était assez heureux pour sortir d’esclavage tout entier, et il lui arrivait d’y laisser une partie de lui-même. Tantôt c’est une jeune fille dont les vieux parens restent esclaves : ils ont conquis péniblement l’argent nécessaire pour la délivrer, et ils se sont oubliés pour songer à elle. Plus souvent c’est une pauvre mère qui n’a pas pu racheter avec elle ses enfans. Les enfans nés à la maison (vernœ) sont un revenu qui appartient au maître, un produit sur lequel il compte, comme sur le blé à l’été et le vin à l’automne ; si la mère veut les avoir, il faut qu’elle paie aussi pour eux. On se rachetait donc tout seul, et encore ne se rachetait-on que très imparfaitement. La liberté, quoiqu’on la payât cher, était rarement complète, et l’on n’arrivait guère à se reconquérir tout entier d’un seul coup. Rien ne prouve avec autant d’évidence combien le maître regarde l’esclave comme sa chose, combien il a le droit absolu de disposer de lui selon ses caprices, que ces restrictions sans nombre qu’il apporte comme il lui plaît à la liberté qu’il lui vend. D’ordinaire il stipule qu’il ne sera entièrement libre qu’après avoir continué de le servir un certain nombre d’années qui sont rigoureusement fixées, et s’il lui arrive d’être malade plus de deux mois, il doit rendre le temps de sa maladie. Souvent sa délivrance ne commence qu’à la mort du maître et de la femme du maître, et même à ce moment, après avoir cessé d’être leur esclave, il reste celui de leur tombeau, et l’on règle minutieusement le nombre des couronnes de rose et de laurier qu’il sera tenu d’y apporter toutes les semaines sous peine de perdre sa liberté. Ce n’est rien encore : le maître se réserve quelquefois d’être l’héritier de son ancien esclave et de ses enfans, prolongeant ainsi une partie de la servitude jusqu’à plusieurs générations. Il y en a même un, plus cruel que les autres, qui ordonne que les fils de l’affranchi, quoique nés dans la liberté, seront ses esclaves, et qu’ils viendront reprendre dans sa maison la place que leur père a laissée vide.

C’était donc une liberté fort restreinte, pleine de menaces et de gênes, qu’achetait l’esclave, ou plutôt ce n’était pas encore la liberté, ce n’en était que l’espérance; mais il avait au moins la certitude d’être libre un jour : une fois qu’il avait été vendu au dieu, il ne pouvait plus être vendu à personne. De plus, il est probable qu’à partir de ce moment il était traité avec plus d’égards. Nous voyons dans les inscriptions de Delphes que plusieurs fois, en vendant un esclave, on se réserve expressément le droit de le battre. Le soin qu’on prend ici de mentionner ce droit prouve qu’il avait ses limites, et qu’il fallait ménager un homme qui était devenu la propriété d’un dieu. Ce qui est plus important encore, c’est que, dans les discussions qui s’élèvent entre le maître et l’esclave au sujet de la vente et du contrat, ce n’est plus le maître qui décide seul : un tribunal d’arbitrage est institué, choisi par les deux parties, et devant lequel l’esclave plaidera sa cause; mais l’innovation la plus grave, c’est qu’au moment de la vente le maître et l’esclave doivent jurer tous les deux d’en respecter fidèlement les conditions. L’importance de ce serment, prêté devant les autels les plus respectés de la Grèce, en présence des prêtres et des magistrats, a été très bien montrée par M. Foucart. Il fait voir que l’exiger de l’esclave, c’était le relever de cet état dégradant où il comptait pour un instrument et non pour un homme, que le croire capable de comprendre et de respecter la foi jurée, c’était lui supposer une âme, et avant de lui donner sa liberté définitive, lui rendre déjà sa dignité. Voilà donc une importante transformation qui s’opère dans l’esclavage au IIIe siècle, et, ce qui est plus grave, une transformation sous les auspices et par l’influence de la religion. N’est-il pas très remarquable que ce soit dans des actes auxquels la religion préside, qui sont accomplis dans un temple et par un prêtre, que l’esclave traite d’égal pour la première fois avec l’homme libre, qu’on lui reconnaît des droits, qu’on lui assure des garanties, et qu’enfin le nom d’Apollon devienne indissolublement lié pour lui à l’idée d’affranchissement et de liberté? Cependant il ne faut rien exagérer. La religion grecque, qui pouvait par accident venir en aide aux esclaves et les protéger, n’a jamais fait naître dans l’esprit du maître aucun doute sur la légitimité de son droit, et elle ne condamnait pas le principe de l’esclavage[11]. Ce n’est donc pas à elle que pouvait être réservé l’honneur de le détruire. Pour faire sentir ce qui a manqué à ces actes d’affranchissement auxquels elle présidait, ce qui les a rendus stériles pour l’humanité, M. Foucart, à la fin de son mémoire, compare ces inscriptions de Delphes à un papyrus trouvé récemment dans la Haute-Egypte. C’est une lettre d’un chrétien à ses esclaves qui se termine par ces mots : « Je déclare volontairement, de mon plein gré et sans regret, que je vous rends la liberté, par piété envers le Dieu plein de miséricorde et par reconnaissance de la bonne volonté que vous m’avez toujours montrée, de votre affection et de vos services. » Il n’y a là pour l’esclave ni rançon à payer, ni dures restrictions, ni obligations onéreuses : la liberté lui est rendue gratuitement, complète et sur-le-champ; mais surtout que le ton de celui qui parle est changé! Que cette façon de parler tendre et touchante ressemble peu à ces sèches formules gravées sur la muraille de Delphes, par lesquelles le maître vendait au dieu u un corps mâle ou femelle, nommé Ménarche ou Sosia! » On sent qu’une révolution profonde s’est accomplie et qu’un souffle nouveau a passé sur le monde.

L’importance des travaux que je viens d’analyser n’échappera pas à ceux même qui ne sont pas familiers avec les études archéologiques. Ils ont été bien accueillis à l’étranger; ils montrent que, comme je le disais tout à l’heure, ces dernières années n’ont pas été stériles chez nous pour l’archéologie ancienne. Espérons que ce mouvement une fois donné ne s’arrêtera pas. La France a plus à gagner qu’elle ne le suppose à ne pas négliger l’érudition. La pente ordinaire de notre esprit est d’aller vite aux généralisations précoces. Nous avons plus le goût des aperçus brillans et des grandes théories que des recherches patientes. Quoi que nous entreprenions d’étudier, nous sommes toujours pressés de conclure, et une sorte d’impatience nous entraîne à des systèmes douteux. L’érudition, avec ses méthodes lentes et ses procédés réguliers, pourra servir de contre-poids à tous ces défauts, qui lui sont contraires. Si l’exemple des érudits et leur façon de travailler peuvent donner aux autres l’habitude d’aller plus au fond des sujets qu’ils traitent, s’ils leur apprennent à être moins superficiels dans leurs études et plus circonspects dans leurs conclusions, ce sera assurément un résultat qui ne manquera pas d’importance. D’un autre côté, l’érudition n’a pas moins à gagner à se faire française que la France à devenir plus érudite. Les Allemands eux-mêmes reconnaissent qu’elle est très souvent chez eux confuse et embarrassée, qu’elle néglige l’ensemble et se perd dans les détails, qu’elle est trop éprise de subtilités, et se soucie moins d’être vraie que nouvelle et piquante. Nous lui donnerons les qualités qui sont celles mêmes de notre esprit, l’ordre et la clarté. Nous la réglerons par le bon sens. Nous lui ferons prendre l’habitude de subordonner les questions entre elles, de les mettre chacune à son rang et de les traiter selon leur importance. Nous lui apprendrons enfin à ne pas faire avec la littérature un divorce qui serait fâcheux pour toutes les deux. L’exemple de Bayle, d’Henri Estienne et des autres grands érudits français montre que la finesse, l’élégance, la vivacité, le sentiment des beautés littéraires, un certain esprit caustique et malin, peuvent servir à quelque chose, même dans l’érudition. Ainsi tout nous indiqua que nous avons à prendre dans la science une place qui est vide depuis le XVIIe siècle, et que nous pouvons seuls occuper. Il faut donc espérer que le dédain de quelques esprits légers, chez qui la raillerie sert à déguiser l’impuissance, n’empêchera pas les gens sérieux d’encourager des travaux utiles, et qui nous feront honneur.


GASTON BOISSIER.

  1. Cette commission se compose de MM. Mommsen, Henzen, de Rossi, Noël Desvergers, Ritschl, Cavedoni, Minervini et Rocchi. M. Léon Renier en est le président et M. E. Desjardins le secrétaire.
  2. M. Saint-René Taillandier a déjà entretenu le public de cette discussion. — Voyez la Revue du 1er août 1856.
  3. Corpus inscriptionum latinarum, vol. I, Berlin, G. Reimer.
  4. Quand je dis que les tombeaux des Scipions ont échappé aux barbares, cela n’est pas tout à fait vrai. Il y a des barbares dans tous les temps, et lorsqu’on transporta, au siècle dernier, les plus importans de ces tombeaux au Vatican, ils furent ouverts et profanés. Les curieux se partagèrent ce qui restait des ossemens. C’est ainsi qu’un amateur vénitien parvint à se procurer le crâne de L. Scipion et à en orner son cabinet.
  5. Dans le calendrier de Sylvius, la mention de la fête de saint Pierre et saint Paul se trouve à côté de celle des Lupercales.
  6. Inscriptiones christianœ, t. Ier. Rome, imprimerie pontificale.
  7. Suivant M. de Rossi, ce n’est qu’à partir du IIIe siècle que la mention du jour de la mort devient fréquente sur les sépultures chrétiennes. Dès lors cette mention sert à les distinguer des tombes des païens.
  8. M. de Rossi a développé la découverte qu’il a faite dans une note intéressante lue à l’Académie des Inscriptions et qui a été reproduite par la Revue archéologique, recueil qui s’est fait chez nous l’organe de ces sortes d’études et jouit de beaucoup d’autorité à l’étranger. À cette occasion, M. de Rossi rend à un savant français, M. Le Blant, la part qui lui revient dans cette découverte : il dit qu’en travaillant chacun de son côté, ils sont arrivés tous les deux en même temps au même résultat. Cet aveu fait d’autant plus d’honneur à M. Le Blant qu’il n’expérimentait que sur les inscriptions chrétiennes de la Gaule, tandis que M. de Rossi avait à sa disposition celles du monde entier.
  9. Voici comment M. Waddington évalue approximativement les prix des salaires et des denrées les plus usuelles tel qu’il est fixé dans l’édit de Dioclétien. Le prix du blé et de l’orge manquent.
    ¬¬¬
    fr. c. fr. c.
    Seigle, l’hectolitre 21 55 A l’ouvrier de campagne, nourri, par jour 1 55
    Avoine, — 10 75 Au maçon, charpentier, — 3 10
    Vin ordinaire, le litre » 92 Au peintre en bâtimens, — 4 65
    Huile ordinaire, — 1 38 Au peintre décorateur, — 9 30
    Viande de porc, le kilogramme. 2 28 Au berger, — 1 24
    — de bœuf, — 1 52 Au barbier, par personne » 12
    — de mouton, — 1 52 Au maître de lecture, par enfant et par mois. 3 10
    Une paire de poulets 3 72 — de calcul, — 4 65
    — de canards 2 48 — d’écriture, — 3 10
    Un lièvre 3 30 — de grammaire, — 12 40
    Un lapin 2 48 Au rhéteur ou sophiste, — 15 50
    Huîtres, le cent 6 20 A l’avocat pour une requête 12 40
    Œufs, — 6 20 — pour l’obtention d’un jugement 62 »
    Au garçon de bain, par baigneur « 12


    M. Waddington fait remarquer que, dans leur ensemble, ces prix diffèrent peu des prix de nos jours dans les villes. La cherté du vin ordinaire s’explique peut-être par un droit élevé qu’il payait au fisc.

  10. Inscriptions recueillies à Delphes par C. Wescher et P. Foucart. Paris, Didot, 1863.
  11. M. Foucart fait très bien remarquer à ce propos que Delphes, théâtre de ces affranchissemens solennels, était aussi un célèbre marché d’esclaves qui fournissait la Grèce et l’Asie. Le maître qui venait de vendre son esclave au dieu pouvait, à quelques pas de son temple, en acheter un autre, plus jeune et plus utile, avec l’argent même qu’il avait tiré du premier.