Promenade en Amérique/01

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Promenade
En Amérique.


PREMIÈRES IMPRESSIONS.

TRAVERSÉE. — NEW-YORK. — BOSTON. — UNIVERSITÉ DE CAMBRIDGE. — UN POÈTE AMÉRICAIN.


Quand on a parcouru l’Europe du nord au midi et mis le pied dans les deux autres parties de l’ancien monde, quand on a étudié l’antiquité en Grèce, en Italie, en Égypte, — le moyen âge et les temps modernes en Scandinavie, en Allemagne, en Espagne et en Angleterre, — le monde musulman, dont le caractère dominant est l’uniformité, au Caire et à Constantinople, — si on veut voir quelque chose d’entièrement nouveau, je crois qu’il faut aller en Amérique, du moins tant que la Chine ne sera pas ouverte et que la lune ne sera pas accessible. Voilà pourquoi je vais m’embarquer aujourd’hui à Southampton pour les États-Unis. Ce départ surprendra peut-être un peu ceux des lecteurs de cette Revue qui ont bien voulu me suivre dans d’autres pérégrinations, dont le motif se rattachait à la littérature ou à l’érudition ; à ces lecteurs assez bienveillans pour se souvenir de mes travaux, je répondrai qu’après avoir contemplé les monumens des sociétés du passé, j’ai été tenté d’observer dans son progrès une société nouvelle. Il était curieux sans doute de chercher à déchiffrer, sous des hiéroglyphes de quatre mille ans, une civilisation presque effacée ; il ne l’est pas moins peut-être de chercher à lire dans les traits d’une civilisation encore jeune ce qu’elle sera un jour. Les prodiges de l’industrie humaine, appelée à changer rapidement la face du globe, ne doivent pas être méprisés, quelque admiration que méritent les statues de Phidias et les vers de Dante ou d’Homère. Or, de notre temps, il s’est formé ou plutôt il se forme une société à laquelle un immense avenir semble promis. Nulle part sous le soleil une plus grande activité n’est déployée dans le champ de la civilisation nouvelle. J’ai été tenté de donner à mes yeux et à mon esprit ce spectacle après tant d’autres spectacles. Ajouterai-je que le beau livre de M. de Tocqueville sur la Démocratie en Amérique et les entretiens de l’illustre auteur, qui veut bien m’appeler son ami, ont encore excité mon désir en l’éclairant ? Dirai-je enfin que, sur ce continent utilitaire, à travers la fumée des usines et des locomotives, j’ai entrevu, pour les curiosités du savoir, quelques antiquités sur les bords de l’Ohio et sur le plateau mexicain ; pour les plaisirs de l’imagination une poétique nature, la chute du Niagara, les palmiers des tropiques ? Je m’arrête ; j’en ai dit assez pour m’excuser d’écrire, si, en finissant, le lecteur me pardonne d’avoir écrit.


27 août 1851. Southampton.

Hier j’étais à Londres, dans le palais de cristal. Je viens d’assister à l’exposition universelle, le premier fait vraiment universel dans l’histoire des hommes. Oui, c’est la première fois, depuis le commencement du monde, que les hommes font quelque chose en commun, que tous les peuples se réunissent dans l’unanimité d’une même entreprise, sans distinction de patrie, de race ou de croyance : événement mémorable et prophétique, car il annonce et inaugure, pour ainsi dire, l’unité future du genre humain.

Aujourd’hui je vais quitter l’Angleterre pour les États-Unis ; je vais aller contempler dans toute la liberté de son action cette puissance de l’industrie, dont j’ai admiré à Londres les résultats cosmopolites ; mais avant de laisser derrière moi le rivage de l’Europe, je demande la permission de raconter une rencontre que j’ai faite et qui a été pour moi une piquante et gracieuse anticipation de l’Amérique.

Dans le wagon qui m’a amené de Londres à Southampton, ainsi qu’un Américain très-distingué, M. Sedgwick, avec lequel je vais m’embarquer, se trouvait une dame anglaise, qui accompagnait la mère et la sœur de M. Sedgwick. Cette dame me frappa tout de suite par la fermeté de son langage et le tour original de son esprit : c’était Fanny Kemble, dont le capricieux et poétique volume sur les États-Unis, vrai livre de jeune fille, m’avait charmé il y a bien des années, et, bien qu’un peu sévère pour les mœurs américaines, m’avait donné pour la première fois l’envie de faire le voyage que je fais aujourd’hui. La nièce de Mme Siddons a sur le front, dans le regard, dans tout l’ensemble de sa personne, un reflet de Melpomène. Bien des choses se sont passées depuis qu’elle écrivait ce qu’elle appelle aujourd’hui ses impertinences sur les mœurs américaines et ses courses à cheval au bord de l’Hudson, et les vers charmans que ces lieux lui inspiraient. Quoiqu’elle ait emporté de tristes souvenirs du pays qu’elle avait choisi, elle comprend mieux aujourd’hui les avantages sociaux de ce pays, où, me disait-elle, on a le sentiment que personne ne souffre de la misère autour de vous ; mais elle paraît refroidie sur les beautés naturelles qu’il peut offrir. Pour moi, je m’en tiens, sous ce rapport, à ses impressions de vingt ans.

M. Sedgwick, avec lequel j’ai le bonheur de faire la traversée, est un avocat et un jurisconsulte éminent de New-York ; il a toute la vivacité d’esprit et tout l’entrain qu’on attribue à nos compatriotes. Du reste, en vrai voyageur américain, il ne se presse point, regarde tranquillement sa montre, et déclare que nous avons encore un quart d’heure pour nous rendre à bord, comme s’il s’agissait d’aller de Paris à Saint-Cloud. Les dames ne sont pas plus agitées que lui. En effet, nous arrivons à temps, et au bout de deux heures nous sommes sur le Franklin, parti ce matin du Havre, et qui attendait à Cowes, dans l’île de Wight, la correspondance de l’omnibus à vapeur de Southampton. Nous ne partirons pas ce soir, parce qu’il y a du brouillard. Cette prudence chez un capitaine américain m’étonne ; mais M. Wooton est un officier aussi sage que hardi. Pour tempérer l’audace naturelle aux marins des États-Unis, le capitaine d’un bateau à vapeur de cette compagnie doit avoir 28,000 dollars à bord, environ 150,000 francs.


28 août.

Je me suis levé avant que le bâtiment fût en marche. Tout à coup les roues ont commencé à tourner, et nous voilà en route pour l’Amérique.

Tandis que nous longions l’île de Wight, un Américain m’a dit : C’est à peu près comme Long-Island, en face de New-York. Le premier trait de caractère que je remarque sur ce bâtiment où la grande majorité des passagers appartient aux États-Unis, c’est l’occupation constante et la glorification perpétuelle de la patrie. L’Amérique est l’idée fixe des Américains : la conviction de la supériorité de leur pays est au fond de tout ce qu’ils disent ; on la retrouve même dans l’aveu de ce qui leur manque. Ainsi chacun a soin de me prévenir qu’il ne faut pas m’attendre à trouver dans une société nouvelle les raffinemens des vieilles sociétés de l’ancien monde : rien de plus sensé ; mais dans cet empressement à m’avertir de ce qu’il ne faut pas chercher aux États-Unis, je reconnais les précautions d’un patriotisme inquiet, toujours en défiance des jugemens de l’étranger, des précautions ressemblent assez aux avertissemens d’un auteur invitant, dans sa préface, à ne point chercher dans son livre des qualités qu’il ne serait pas fâché qu’on y découvrît. Les Américains diraient volontiers de leur pays, né d’hier : Nous n’avons mis qu’un quart d’heure à le faire. Il est vrai qu’il serait souverainement injuste de leur répondre avec le misanthrope :

… Le temps ne fait rien à l’affaire.

Je n’entends guère articuler de louanges directes des États-Unis, mais je ne sais comment il arrive que, dans tout ce qu’on en dit, ils se trouvent toujours avoir l’avantage. Les farines françaises sont excellentes, mais les farines de Virginie sont encore meilleures ; les huîtres qu’on mange aux États-Unis sont supérieures à toutes les huîtres. Ce sont de petits faits qui viennent se placer naturellement dans la conversation, à titre de renseignement, et dont on vous laisse tirer la conséquence. Je ne saurais me défendre de la pensée que c’est un chagrin pour les habitans des États-Unis de ne pouvoir prétendre qu’un Américain a découvert l’Amérique. Du reste, ce sentiment de prédilection pour leur pays n’a jusqu’ici rien d’offensant ni d’agressif ; j’ai plaisir à le voir percer sans cesse. Les occasions qu’il saisit pour se produire peuvent me faire sourire, mais en somme il m’inspire de l’estime pour le peuple américain. En France, surtout depuis quelque temps, nous faisons trop bon marché de nous-mêmes, nous sommes trop dénués d’illusions sur notre propre compte. Il vaut mieux, pour une nation, se respecter et même s’admirer un peu trop, que se dénigrer à plaisir et se prendre philosophiquement en pitié.

Sur ce bâtiment, je trouve déjà l’occasion d’observer comment le principe d’égalité se combine avec les inégalités que l’éducation et les habitudes tendent inévitablement à établir entre les hommes. Parmi les passagers, nul n’a de titre ou de rang fixe, mais il arrive tout naturellement qu’il se forme des associations entre les personnes dont la condition sociale est analogue. Il y a une table où se trouvent réunis le fils et la fille du gouverneur de l’état de New-Jersey, M. Sedgwick et sa famille, un planteur de Virginie dont les manières et la tournure sont tout à fait européennes, et qui, avec sa jeune et charmante femme, vient de visiter l’Italie, la Grèce et Jérusalem. Des négocians de la Nouvelle-Orléans se sont assis à une autre table, des Français qui vont en Californie à une troisième : il n’existe aucune séparation absolue entre ces différens groupes, rien n’empêcherait ceux qui font partie de l’un de se mêler à l’autre ; mais cela n’arrive point, et je commence à comprendre comment des mœurs démocratiques peuvent ne pas entraîner nécessairement un pêle-mêle universel.

On parle beaucoup politique autour de moi ; j’écoute avec un grand empressement ces conversations ; elles roulent rarement sur les intérêts généraux de l’Union, presque toujours sur les intérêts particuliers des différens états dont la fédération se compose, et qui, comme on sait, ont chacun leur code et leur gouvernement. En ma qualité de Français, il m’est arrivé de demander comment tel ou tel point de droit, tel ou tel détail de l’administration étaient réglés aux États-Unis ; on me demandait à mon tour duquel des vingt-trois états je voulais parler. Il y avait quelquefois vingt-trois réponses à ma question. Les hommes, fort éclairés du reste, que je consultais me paraissaient connaître surtout la législation et l’organisation politique de leur état ; bien qu’un esprit analogue pénètre dans toutes les parties de l’Union, les diversités de détail sont grandes. L’indépendance et la vie propre des états, en tout ce qui ne touche point à l’intérêt universel de la fédération, sont un des premiers traits qui frappe un Français dans les institutions américaines.

Un autre résultat de ces institutions, c’est la facilité avec laquelle elles peuvent être modifiées sans secousse et sans danger. J’entendais sans cesse parler de conventions et de révolutions auxquelles plusieurs personnages présens avaient pris une part active. Chez nous, ces mots réveillent des idées terribles. Aux États-Unis, le jour où l’on veut changer quelque article de la constitution d’un état, on s’adresse à la législature, qui propose la réunion d’une convention. Le peuple consulté prononce que la convention sera convoquée. La constitution amendée par celle-ci est soumise à la ratification du suffrage populaire. C’est ce qu’on appelle ici une révolution.

Une de ces révolutions a changé dans l’état de New-York l’organisation judiciaire, et ce changement a été imité dans plusieurs autres états ; il consiste à faire nommer les juges par les électeurs. C’est une application bien étrange et bien extrême du principe de l’élection que de faire voter ceux qui doivent être pendus pour la nomination de ceux qui doivent les pendre, d’autant plus que les juges ainsi élus ne le sont que pour un temps et pour un temps assez court. Il me paraît impossible que cette mesure n’ait de grands inconvéniens, ou au moins n’offre de grands dangers. Voilà le droit sacré de rendre la justice, ce droit qu’on doit s’efforcer de maintenir dans une région supérieure aux passions politiques, tombé dans leur domaine et devenu le prix du combat, la proie du vainqueur. On me répond par cette expression transportée du langage de la mécanique dans l’idiome politique des États-Unis : it works well, cela fonctionne bien. On m’assure que les choix ont été jusqu’ici excellens, que le discernement populaire a décerné la magistrature aux meilleurs jurisconsultes. Je n’en pense pas moins que ce mode d’élection est un empiétement du suffrage universel sur ce qu’il serait le plus important de lui soustraire, que cette magistrature précaire n’a ni la majesté ni la force convenable, et que les états qui n’ont pas encore essayé de cette révolution feront bien de ne pas l’accomplir.

Tout en recueillant ces renseignemens et bien d’autres de la bouche des hommes les plus compétens, en m’initiant par eux aux secrets de la société singulière que je viens visiter, je n’oublie pas la mer et le ciel. Je passe de longues heures tantôt à l’avant du bâtiment, m’enivrant de la brise, plongeant mon regard dans cette étendue si courte pour les yeux, mais que ma pensée déroule devant moi jusqu’aux rivages de l’Amérique, tantôt à l’arrière, suivant du regard l’allée verdoyante que trace le sillage du vaisseau. Je ne trouve point que la mer offre un spectacle monotone, comme on le dit souvent : elle change à chaque instant d’aspect, de couleur, de physionomie. Cette puissance formidable a le charme du caprice : tantôt sombre et troublée, tantôt calme et radieuse, la mer est tour à tour d’azur, d’émeraude, de plomb fondu, d’huile, d’encre ou d’or. La vie de bord ne m’ennuie point. Je vais de groupe en groupe, comme on va le matin à Paris d’un salon dans un autre. À deux pas sont la solitude, la rêverie, l’immensité. En présence de cette immensité, les enfans jouent sur le pont ; la partie jeune de la société rit et danse gaîment, tandis que le ciel se rembrunit et que l’Océan commence à gronder. Enfin, après onze jours de cette vie de conversations, de lectures, de promenades même, car le pont du Franklin ferait une assez belle allée de jardin, nous approchons du nouveau continent, ayant franchi mille lieues presque sans nous en apercevoir. Avant d’arriver, un brouillard épais nous enveloppe : ce sont les brumes de Terre-Neuve qui s’étendent jusqu’ici et qui sont formées surtout par la condensation de la vapeur de l’eau plus chaude qu’entraîne vers le nord le grand courant maritime appelé gulf-stream. La machine s’arrête, et si elle recommence à marcher, on sonne une cloche pour avertir les bâtimens qui pourraient nous heurter. Le capitaine et le pilote s’évertuent à percer du regard ces ténèbres ; elles se dissipent enfin. Nous entrons dans la rade de New-York, qui, quoi qu’on en dise autour de moi, ne ressemble point à la rade de Naples, mais qui n’en est pas moins une rade magnifique, et le Franklin vient, à l’embouchure de l’Hudson, toucher le quai que borde à perte de vue une foule d’autres bâtimens à vapeur. Nous sommes en Amérique.

Avant de mettre pied à terre, et tandis que nous attendons nos bagages, nous apprenons l’issue de l’expédition de Cuba ; elle a échoué, Lopez a été pris et exécuté. Ces nouvelles nous sont données par un jeune cocher de fiacre auquel M. Sedgwick me recommande après avoir causé un moment politique avec lui. Je quitte le bateau, chargé de lettres de recommandation, comblé d’invitations cordiales pour toutes les parties des États-Unis ; je n’ai pas lieu de me plaindre jusqu’ici.

Il est vrai que je n’ai pas trouvé les cochers américains aussi aimables que les gentlemen. Celui qui parlait si bien sur les affaires de Cuba, et qui devait me conduire à l’hôtel d’Astor pour un demi-dollar, a exigé le double. J’ai fait ce que j’aurais fait en Europe, j’ai demandé en arrivant ce que je devais donner. Deux messieurs étaient au bureau ; je me suis adressé à l’un d’eux en lui montrant ma lettre de recommandation pour le propriétaire de l’hôtel. Je dois dire qu’on n’a pas eu l’air de faire la moindre attention à ma lettre, et que l’un des deux employés, sans me répondre, a remis un dollar au cocher avec une facilité qui eût été pleine de bonne grâce s’il eût tiré l’argent de sa poche.

Bientôt le tam-tam, qui remplace la cloche du dîner ici comme à bord, m’a averti d’aller m’asseoir à une table d’hôte de deux cents couverts ; je n’ai eu aucune peine à me placer ; on ne se précipitait point sur les plats. Suivant l’usage universel aux États-Unis, on buvait de l’eau glacée. Un menu qu’on imprime chaque jour était placé près de chaque convive, et, sur un signe, on était servi par des garçons qui ne manquaient point d’empressement, quoique, ignorant l’usage américain, j’eusse négligé de stimuler leur zèle en donnant d’avance un pour-boire à celui qui, dès lors, se charge spécialement de votre personne. En revanche, on ne donne rien pour le service en partant. Le dîner n’a pas été long, mais il ne m’a pas semblé démesurément rapide. On était très silencieux : ce silence n’était interrompu que par les bouteilles de vin de Champagne, dont les bouchons sautaient en l’air ; mais je n’ai pas un tel goût pour les conversations de table d’hôte que j’en aie beaucoup regretté l’absence.

Je ne connais pas de plus grand plaisir en voyage que d’errer au hasard dans une ville inconnue. Chaque ville, en effet, a sa physionomie, son air, et jusqu’à ses bruits particuliers. Ici cet intérêt est plus vif encore. Arrivé depuis quelques heures en Amérique, cette nouvelle ville est en même temps pour moi un nouveau monde. Je suis longtemps la Large Rue (Broadway), et, au mouvement des voitures et des omnibus, je pourrais presque me croire à Londres, dans le Strand. Je marche pendant une heure entre de beaux magasins. Broadway, c’est la rue Vivienne de New-York ; mais cette rue est plus longue que l’avenue des Champs-Élysées. Ce vacarme, cet éclat, font un singulier effet quand depuis onze jours on n’a vu que les flots. Je cherche un quartier moins étourdissant ; je longe les bords de l’Hudson. Ici c’est une autre agitation, un autre bruit : les ateliers où l’on construit les machines à vapeur retentissent du fracas des marteaux. Sur le fleuve passent et se croisent les bateaux à vapeur qui le montent ou le redescendent. Une très-vive lumière éclaire cette scène, pour moi nouvelle. Mon premier coucher de soleil en Amérique est bien américain : c’est à travers des mâts, et par-dessus des chantiers, que je vois l’astre étincelant disparaître dans un ciel d’or. Suivant alors des rues silencieuses, je crois retrouver l’ancienne petite ville hollandaise, aussi calme, aussi flegmatique que la ville américaine est active et ardente, et dont Washington Irving a raconté si drôlement l’histoire imaginaire : les trottoirs en brique, les arbres qui bordent les rues, aident à l’illusion de la Hollande. Puis je rentre dans la partie animée de New-York ; je m’arrête devant un magasin comme il n’en existait pas dans le Nouvel-Amsterdam, comme il n’en existe peut-être ni à Londres ni à Paris ; le Petit Saint-Thomas est éclipsé. Je viens de compter cinq étages et soixante-quinze fenêtres. Je n’étais pas seul à admirer ; en me retournant, que vois-je ? deux sauvages en grand costume, le visage peint, des plumes sur la tête, là, au milieu de cette foule, dans cette rue, devant ce magasin ! les propriétaires naturels du sol, devenus étrangers sur ce sol, et presque aussi dépaysés dans la patrie de leurs ancêtres que le serait un Chinois dans les rues de Paris ! Toute l’histoire des deux races est là. Le plus redoutable chef indien, dans ses forêts, aurait moins frappé mon imagination par sa présence, m’aurait moins donné à réfléchir et à rêver, que ces deux badauds du désert flânant dans la grande rue de New-York.

Je rentre ; il y a un concert dans l’hôtel. Je m’endors, la fenêtre ouverte, au bruit de la musique, au murmure d’une eau jaillissante, par un clair de lune napolitain.


De New-York à Boston.

Je reviendrai à New-York ; mais je suis pressé d’aller voir la ville qu’on dit la plus intellectuelle des États-Unis, Boston, et l’université de Cambridge auprès de Boston. Trois ou quatre steamers partent aujourd’hui ; j’en prends un au hasard. Un domestique noir, en me remettant les numéros gravés sur de petites plaques de cuivre qui doivent me servir à réclamer mon bagage, a soin de les glisser adroitement dans ma main sans la toucher. Ce procédé peut avoir ses avantages, mais il fait faire une réflexion pénible sur le rapport des deux races.

Le bateau à vapeur côtoie une rive bordée de vaisseaux, couverte de magasins, d’entrepôts, dont l’aspect n’a rien de poétique, mais qui parlent à l’imagination par leur étendue et par leur nombre. Combien tout cela représente de volonté, d’activité, de puissance ! À droite, je ne vois d’autres bâtimens que des hôpitaux, des prisons aux murs gris, à l’air triste et froid, nécessités sévères de la civilisation. À mon retour, j’irai visiter ces hôpitaux et ces prisons, comme en Italie j’allais visiter des galeries et des palais. En attendant, j’ai ce soir la nature à contempler. Depuis l’Egypte, je n’ai pas vu un semblable coucher de soleil. Même en Italie, on ne trouverait point ces teintes enflammées et sanglantes. À l’horizon, je découvre en face de moi une fournaise d’où jaillissent des traits de feu et des lignes d’ombre. Bientôt la fournaise devient un volcan au cratère de nuages lézardés de lignes rouges, puis le cratère semble se briser et faire explosion dans le ciel. Voilà ce qu’est la lumière à cette époque dans l’Amérique du Nord.

Ces bords ne sont pas assez élevés et assez hardis pour être pittoresques ; mais le pittoresque n’est pas tout, la grandeur est quelque chose, et la grandeur n’est pas absente, surtout quand, dépassant au clair de lune une foule de bâtimens à voiles qui semblent fuir comme des fantômes, on se représente les mêmes eaux alors qu’elles baignaient des forêts séculaires, et n’avaient vu que la pirogue de l’Indien glisser à l’ombre de ces forêts, au lieu d’être labourées comme aujourd’hui par les roues bruyantes de ce char triomphal de l’industrie et de la civilisation. Je salue cette puissance de la vapeur, qui est l’âme de la société américaine, en répétant ces vers prophétiques de Darwin :


« Bientôt, ô vapeur encore indomptée ! ton bras traînera la barque paresseuse ou poussera le char rapide, ou bien portera un chariot aérien, déployant ses ailes et fuyant à travers les champs de l’espace. »


Une partie de la prédiction reste encore à accomplir ; mais la réalisation de la première semble un garant de l’accomplissement de la seconde.

Sur le bateau, j’ai remarqué, ce qui est assez aristocratique, que les passagers des secondes n’entrent dans la salle du souper que lorsque les passagers des premières sont assis. En revanche, voici qui est très démocratique : après le souper, j’ai demandé un verre d’eau à un garçon ; celui-ci, sans répondre, m’a montré un verre, à deux pas, sur la table, avec un geste d’une incomparable majesté.

À moitié route, on quitte le bateau à vapeur pour le chemin de fer. Dans cette partie du trajet, j’ai commencé à faire connaissance avec le caractère américain. On a passé d’un wagon sur un autre. Moi, avec le laisser-aller de mes habitudes européennes, je suis arrivé sans me presser au moment où l’on venait de détacher les deux wagons, et où ils commençaient à s’écarter l’un de l’autre. Tout le monde avait déjà passé du premier sur le second ; j’ai sauté, mais dans cette opération, ma redingote s’est accrochée au wagon que je venais de quitter. L’homme qui les séparait s’est mis à les rapprocher, et, parlant vivement, mais sans élever la voix, m’a commandé l’exercice : « Sautez en arrière ! — Attendez ! — Sautez en avant ! » Du reste, ni une explication, ni une excuse, ni un reproche. Il me semble que ce petit incident offre un frappant exemple du sang-froid et du laconisme des Américains. Plusieurs fois déjà j’ai cru voir comme une exactitude militaire transportée dans les habitudes de la vie civile. Souvent les domestiques qui apportent les plats arrivent au pas, les déposent, à un signal donné, sur la table, y placent ensuite les assiettes en exécutant un mouvement uniforme et mesuré, puis les couteaux et les fourchettes, qui retentissent en même temps comme des crosses de fusil frappant simultanément la terre. Ici tout se fait avec ponctualité, précision, rapidité ; nul n’a de temps ni de mots à perdre.


Boston, 10 septembre.

Le chemin de fer qui m’amène à Boston suit pendant quelque temps une rue de la ville. Les enfans courent près des portières de nos wagons, et les habitans debout devant leurs portes nous regardent passer. On est loin des précautions européennes ; point d’hommes sur la route du train, le bras tendu, tenant un signal. Ici, lorsqu’un chemin de fer traverse un autre chemin, en général il n’y a point de barrière ; seulement on sonne une cloche au passage du train, et un écriteau avertit les passans de faire attention quand la cloche sonnera. Si un passant ne fait pas attention ou ne se presse pas assez, si une vache se trouve sur la voie, il arrive un accident. On met dans le journal un article avec ce titre en grosses lettres : Horrible catastrophe ! et il n’en est que cela. Les wagons sont très-peu comfortables ; il n’y a point de seconde classe, chacun s’établit dans de longs omnibus attachés à la suite les uns des autres, et qui communiquent ensemble par une plateforme ; de chaque côté est une banquette à deux places, au milieu un sentier étroit et un poële de fonte. Les dossiers des banquettes ne sont pas assez élevés pour qu’on puisse appuyer la tête. On n’a ni sécurité ni commodité ; mais il y a trois mille lieues de chemins de fer aux États-Unis. Ces chemins traversent des forêts où il n’existait naguère que des sentiers d’Indiens. Si on était plus difficile et plus exigeant, on attendrait encore les chemins de fer, qui, malgré leurs imperfections, sont, il faut en convenir, plus commodes que les sentiers d’Indiens.

Boston ressemble plus à une ville anglaise que New-York ; on y trouve un plus grand nombre de rues d’un aspect tranquille et retiré, mais la ville n’a rien de sombre ni de puritain. La brique rouge des maisons est plus gaie que la brique noire de Londres. L’entourage des portes et les marches par lesquelles on y arrive sont communément en granit. Très souvent les maisons font saillie par une sorte de demi-cylindre, ce qui rompt l’uniformité des façades. Les colonnes de grès rouge, les jalousies vertes et les cheminées blanches égaient le regard. Devant la plupart des maisons, on voit un peu de verdure, des arbustes et quelques fleurs. Cependant le vieux puritanisme n’est pas mort ; je lis dans le journal d’aujourd’hui que deux jeunes garçons ont été condamnés à l’amende pour avoir joué au bouchon le dimanche.

Dans la promenade publique, une affiche avertit que les infractions aux règlemens de police seront punies plus sévèrement le jour du Seigneur que les autres jours. Ceci me semble très caractéristique. Partout ailleurs, les délits que l’on peut commettre dans un jardin public, contre les gazons et les fleurs, sont punis uniquement pour empêcher qu’ils ne se multiplient : ici, ils sont envisagés au point de vue de leur criminalité morale. Il est naturel alors que cette criminalité soit plus grande les dimanches, et que, par suite, les punitions soient plus fortes.

Cette promenade est très agréable. C’est un parc planté sur un terrain incliné ; vers le milieu est une petite élévation d’où l’on voit la mer. Un jet d’eau énorme s’élève du milieu d’un bassin en forme de croissant. Cette pièce d’eau est le reste d’un petit lac caché autrefois dans l’épaisseur de la forêt primitive, dont a fait partie un vieil orme qui existe encore, et qu’on entretient religieusement. C’est un bel arbre que l’orme américain, avec son tronc blanc jusqu’à une certaine hauteur, son feuillage élégant qui retombe et qui rappelle à la fois le chêne et le bouleau. Michaux l’appelle le plus magnifique végétal de la zone tempérée. Dans la promenade publique de Boston, on bat des tapis, comme dans celle de New-York oh séchait du linge. Le peuple est chez lui, il fait son ménage. L’autre extrémité de Boston a un caractère tout différent : c’est le quartier commercial. Là est le mouvement, l’activité : c’est la ville des États-Unis à côté de la ville anglaise.

Après tout ce qu’on a écrit sur le sans-gêne des habitudes américaines, j’ai été surpris qu’un policeman m’ait invité à éteindre mon cigare. À Boston, il n’est pas permis de fumer dans la rue. C’était, il faut bien le reconnaître, le Français qui était le barbare.

Quoi qu’on en dise, il y a des souvenirs en Amérique, au moins l’on n’y oublie pas la lutte pour l’indépendance. En 1840, une colonne a été élevée sur l’une des hauteurs de Boston, avec cette noble et touchante inscription : « Américains, tandis que de cette éminence votre vue se promène sur une contrée fertile, sur les merveilles d’un commerce florissant et sur les asiles du bonheur social, n’oubliez pas ceux qui, par leurs efforts, vous ont assuré ce bonheur. » Il y a même des légendes sur ce passé encore si voisin. Dans le parc, on montre la place où était l’arbre de la liberté, le père de tous ceux du continent, qui fut détruit par les Anglais en 1775, et, dit-on, en écrasa un en tombant. Cette grande maison, d’un aspect singulier, avec son toit pointu, ses nombreuses fenêtres, son air d’un autre temps, c’est Faneuil-Hall, lieu célèbre dans l’histoire de la révolution par les délibérations patriotiques dont il fut alors le théâtre, et qu’on appelle le berceau de la liberté. On pourrait donner ce nom à la ville même de Boston. C’est d’ici que partirent les miliciens qui poursuivirent si rudement les troupes anglaises dans les prés de Lexington, premier combat livré pour la cause de l’indépendance. La ville est dominée par les hauteurs de Bunker-Hill, sur lesquelles s’élève un monument commémoratif de la résistance que ces troupes novices y opposèrent aux soldats anglais. On a placé dans le monument l’ingénieux appareil imaginé par M. Foucaut pour rendre sensible le mouvement de la terre ; un autre appareil semblable existe près de Boston, à l’université de Cambridge. Cette double reproduction d’une expérience curieuse semble indiquer qu’on cherche à se tenir ici au courant des travaux de l’Europe.

On voit à Boston le lieu où est né Franklin, et où fut la boutique dans laquelle il commença, en faisant des chandelles, cette carrière qu’il termina après avoir agrandi le champ des connaissance humaines, après avoir été à la mode dans les salons de Paris, et concouru, ce qui vaut mieux encore, à fonder l’indépendance de son pays.

Franklin est un personnage à part dans l’histoire des États-Unis. Homme de science, de raisonnement pratique, de philosophie positive, bien que né à Boston, il est entièrement étranger à l’élément puritain de la Nouvelle-Angleterre. Philosophe du XVIIIe siècle, par la direction de son esprit il a été le lien de l’Amérique nouvelle et de l’Europe. Les autres hommes de la révolution, Washington à leur tête, avaient beaucoup du type anglais. Il est moins marqué chez Franklin : Franklin aurait plutôt quelque chose de l’esprit français, s’il n’était parfaitement Américain.

Je vais commencer le cours de mes visites et de mes conversations. Aux États-Unis, ce qui est intéressant, ce ne sont pas les monumens, mais les institutions et les hommes. J’irai donc étudiant les unes et interrogeant les autres. En ce pays, où tout change sans cesse, où tout se fait par le concours des efforts individuels, on ne peut trouver rassemblés nulle part les renseignemens dont on a besoin ; il faut s’enquérir de toute chose à tout le monde. Heureusement les Américains répondent volontiers aux questions et en général avec une précision remarquable. À propos des hommes distingués dans la politique, la religion, les sciences ou les lettres, que je trouverai sur mon chemin, je dirai ce que j’aurai observé ou recueilli sur les partis, les sectes, les travaux scientifiques, les productions littéraires, car je tâche que ma promenade en Amérique s’accomplisse à la fois à travers le pays que je parcours et à travers les idées, les mœurs, la vie sociale et intellectuelle de ce pays. C’est dans ce double sens que j’entends une visite au Nouveau-Monde.

Parmi les écrivains renommés de Boston, il en est trois surtout dont la réputation est européenne, et que j’étais impatient de connaître : c’étaient M. Prescott, l’historien d’Isabelle, du Mexique, du Pérou ; M. Bancroft, qui écrit l’Histoire des États-Unis, et M. Ticknor, l’auteur de l’Histoire de la littérature espagnole. Malheureusement, M. Prescott n’est pas à Boston. Tout le monde sait en Europe que M. Prescott est un écrivain judicieux de la famille de Robertson ; on ajoute en Amérique qu’il est un homme aimable et excellent. Je regrette vivement de ne l’avoir pas rencontré ; mais, si je vais au Mexique, j’y retrouverai son histoire. M. Bancroft est également absent ; j’espère le rejoindre à New-York. M. Ticknor a donné la première histoire complète de la littérature espagnole ; il est assez singulier que ce livre soit venu des États-Unis. M. Ticknor a résidé longtemps en Espagne ; il y a formé, à l’aide d’un zèle soutenu et d’une assez grande fortune, une bibliothèque espagnole, sans rivale même dans la Péninsule. Cette bibliothèque a servi de base à un livre remarquable surtout par les notions variées qu’il suppose sur une littérature vaste et en général peu connue. C’est un ouvrage que devront consulter tous ceux qui s’occupent de l’histoire de la littérature espagnole. M. Ticknor a vécu à Paris ; il connaît tout le monde ; il a les manières françaises, et parle notre langue sans le plus léger accent, ce que je n’ai guère rencontré chez les Anglais, mais que j’ai remarqué chez plusieurs de ses compatriotes. Sa bibliothèque est celle d’un dilettante, d’un raffiné de la littérature ; il a sur Dante, sur Shakspeare une foule de raretés et de curiosités bibliographiques, et, comme je l’ai dit, sa collection de livres espagnols est certainement une des plus complètes qu’il y ait au monde.

Encore aujourd’hui, en revenant sur la jetée de Charlestown, j’ai été stupéfait de ces teintes empourprées et dorées du couchant, qui me rappellent les plus éblouissantes soirées de l’Orient. La ville avec ses maisons de briques rouges, et noyée dans un reflet rouge, offrait un spectacle extraordinaire. Nulle part je n’ai vu l’atmosphère plus diaphane, les contours des objets plus nets. Cette lumière ne diffère qu’en un point de la lumière de l’Italie et de la Grèce : elle a quelque chose de sec et de dur, tandis que, dans ces pays favorisés, la lumière est à la fois vive et moelleuse. En ce pays, tout est, comme l’homme, énergique et décidé ; il semble qu’il n’y ait place nulle part pour la mollesse et la grâce.

J’ai été aujourd’hui entendre un prédicateur unitairien qui a de la réputation, le docteur Walker. Il est assez remarquable que dans Boston, qui fut longtemps le foyer du calvinisme le plus rigide, où régnaient avec le plus d’empire les doctrines de la nécessité absolue de la grâce et de l’impuissance radicale de la volonté humaine à faire le bien, la secte qui est aujourd’hui en progrès, qui rallie chaque jour davantage la portion la plus éclairée de la société, soit la moins mystique, la plus rationaliste des sectes chrétiennes, l’unitairianisme. On nomme unitairiens tous ceux qui rejettent le dogme de la Trinité. Leur croyance est donc une sorte d’arianisme inclinant au déisme. Ce changement est évidemment le produit d’une réaction. Les indépendans, qui furent les premiers colons de la Nouvelle-Angleterre et jetèrent les fortes bases de la nationalité future des États-Unis, étaient croyans jusqu’à la férocité. Tandis que les catholiques, à Baltimore, et Roger William, à Providence, donnaient, avant Penn, l’exemple de la tolérance, les puritains de Boston condamnaient cette tolérance comme un crime ; tout en protestant de leur attachement à leur mère l’église épiscopale d’Angleterre, ils ne permettaient pas qu’on reconnût l’autorité de cette église, et se vengeaient des persécutions qu’on leur avait fait subir en brûlant des sorcières et en pendant des quakeresses. La tyrannie qu’ils imposaient à la communauté, au nom de la religion, fut poussée par eux jusqu’au plus minutieux et au plus ridicule despotisme ; il n’était pas permis d’avoir des cheveux longs et de porter perruque. Les femmes ne pouvaient porter des manches courtes ou ayant plus d’une demi-aune de largeur dans l’endroit le plus large. Il était défendu, sous peine du fouet, d’embrasser sa femme dans la rue, et aux mères d’embrasser leurs enfans le dimanche. Il ne fallait pas préparer la bière le samedi, de peur qu’elle ne travaillât pendant le jour du sabbat. La Bible était le code de cette société, et, la Bible à la main, on mettait à mort la femme adultère, oubliant le pardon du Christ. Deux théologiens signèrent une déclaration par laquelle ils approuvaient qu’on ôtât la vie à l’enfant d’un chef indien vaincu et tué par les puritains, parce que la race de l’impie devait être exterminée.

La doctrine théologique de ces sectaires impitoyables anéantissait le libre arbitre, elle niait que l’homme fût capable de faire et même de désirer le bien. Leurs docteurs les plus célèbres, Jonathan Edwards et Hopkins, en vinrent à affirmer que le péché, là où il se rencontre, est, en somme, meilleur pour le monde que ne le serait, à sa place, la sainteté, que non seulement il est permis par le père des lumières, mais, en son lieu, préféré par lui à la sainteté et introduit directement par son action. Enfin on mit en avant ce dogme étrange, « que le désir d’être damné pour la gloire de Dieu est nécessaire au salut. » À ces violences dogmatiques s’était opposé, dès le principe, un parti de théologiens modérés, appelé le parti des anciennes lumières ; mais les nouvelles lumières prévalaient chaque jour davantage. Les Américains apportent dans la religion l’ardeur et l’impétuosité qu’ils mettent en toute chose ; même aujourd’hui, dans l’hôpital de Worcester, le nombre des fous pour cause de religion égale celui des fous pour cause d’intempérance. Puis vinrent les revivais avec accompagnement de convulsions et de frénésie, les sermons des prédicateurs ambulans, qui insultaient les ministres établis, et décrivaient les tourmens de l’enfer à leur auditoire de manière à lui donner des attaques d’épilepsie. Le méthodiste Whitefield vint deux fois d’Angleterre aviver encore cet enthousiasme, qui touchait au délire. Les chaires, qui s’étaient d’abord ouvertes pour lui, lui furent fermées. Alors il prêcha sous le grand orme du parc, devant trente mille auditeurs. Toute cette exaltation finit par révolter le bon sens des Bostoniens. La résistance à ces saturnales du fanatisme religieux est venue, après plusieurs générations, aboutir à l’unitairianisme. Repoussé par une doctrine qui anathématisait la liberté morale, dégoûté par des excès de convulsionnaires, on s’est jeté, pour ainsi dire, à l’autre extrémité du christianisme, sauf à être tout près d’en sortir. Voilà comment l’unitairianisme a pu faire des progrès si considérables à Boston. Aujourd’hui il y a dans cette ville vingt églises unitairiennes, et il n’y en a que quatorze qui se rattachent au puritanisme, savoir : treize congrégationalistes et une presbytérienne ; il y en a dix épiscopales, dix catholiques, huit baptistes ; c’est donc l’unitairianisme qui est en majorité.

En attendant le sermon de M. Walker, j’ai parcouru le livre qui contient les hymnes composées pour la congrégation unitairienne devant laquelle il va prêcher. Ces hymnes sont en général consacrées aux vérités de la religion universelle. On y trouve la prière de pope. Jésus-Christ y est appelé l’homme du Calvaire, le grand prophète. Cependant deux faits surnaturels sont mentionnés dans ces hymnes : la résurrection et le second avènement du Christ. L’unitairianisme n’est donc point un pur déisme, c’est une secte chrétienne prenant l’Écriture pour base de sa foi et l’interprétant à sa manière. La forme extérieure du culte est la même que dans les églises calvinistes ; mais le sermon ne saurait être accusé de mysticisme, ce sermon me surprend même pour un sermon unitairien. Ce n’est pas un discours sur la théologie ou la morale, ce sont des conseils sur l’art de se conduire en ce monde, qui peuvent s’appliquer à toutes les professions aussi bien qu’à la profession de chrétien. Le point de sagesse pratique que M. Walker s’attache à développer est celui-ci : « il faut concentrer ses efforts sur un objet déterminé et ne pas les éparpiller sur plusieurs ; il faut avoir un plan bien arrêté et le suivre invariablement ; il faut, dans ce plan, subordonner les détails à l’ensemble. » Tout cela me semblait être dit au point de vue de la réussite beaucoup plus qu’au point de vue du devoir. M. Walker est cependant lui-même un homme d’une haute moralité ; mais la moralité proprement dite manquait presque entièrement à son sermon. Pour le dogme, même philosophique, il n’en a pas été question. Je dois dire que dans la dernière phrase il y a eu un mot sur l’éternité. Je ne voudrais pas juger l’unitairianisme sur le hasard d’un sermon. On me parle d’un autre prédicateur unitairien de Boston qui est plein d’onction, et d’ailleurs les unitairiens n’ont-ils pas eu leur Fénelon dans Channing ?

Je suis allé voir M. Charles Sumner. Son nom fait frissonner certaines personnes, car il est free-soiler[1] soupçonné d’abolitionisme. Cela ne m’effraie pas trop ; du reste on ne m’en a point dit d’autre mal, et on reconnaît généralement qu’il est un des plus brillans orateurs du sénat. En attendant M. Sumner, je remarque dans son salon des vues d’Italie, des souvenirs de Rome. Le goût des arts et de l’antiquité n’est donc pas étranger ici. Allons, quoi qu’on en dise, je ne suis pas tout à fait en pays barbare. Cette veine européenne qui pénètre la société des États-Unis mérite d’être signalée, parce que, sans rien changer au caractère fondamental de cette société, elle en modifie considérablement l’aspect. M. Sumner me montre le Capitole, car dans le chef-lieu politique de chaque état l’édifice où se rassemblent les sénateurs et les représentans s’appelle du nom, selon moi trop emphatique, de Capitole. Celui de Boston renferme une belle statue de Washington par Chantrey. C’est bien le héros simple et rigide de la révolution américaine. Tout près, dans l’Athenœm, est un buste marqué d’un caractère plus individuel, et qu’on dit la seule effigie vraiment ressemblante du plus pur des grands hommes : Washington, extraordinaire par la rectitude et la simplicité, qui ne fut ni un éloquent orateur ni un subtil diplomate, mais que nul n’a surpassé pour la droiture du cœur et de l’intelligence, et qui eut le vrai génie politique, le génie de la vertu.

M. Sumner ne propose, point que le gouvernement intervienne dans la constitution des états à esclaves ; une pareille pensée serait trop contraire à la politique de ce pays, politique dont l’essence est le respect du droit qu’à chaque état de se conduire comme il l’entend. Ce qu’il demande, c’est que le gouvernement ne protège point l’esclavage, que l’esclavage soit, comme il dit, sectionnel et non national, que par exemple le gouvernement fédéral ne prête point main-forte aux propriétaires d’esclaves fugitifs, quand ceux-ci viennent dans les états du nord pour les réclamer. C’est au nom de l’indépendance même des états qu’il repousse cette intervention, car, si les états du sud ont le droit d’avoir des esclaves, les états du nord ont le droit de donner asile à ceux qui viennent chercher la liberté sur une terre libre[2].


Cambridge.

Près de Boston est l’université de Cambridge. Professeur moi-même, ayant visité les universités de l’Allemagne et étudié dans l’une d’elles, j’éprouve un vif désir de voir ce que peut être cette université américaine.

D’abord, il n’y a rien ici de pareil à ce qu’en France on appelle université. Le gouvernement est entièrement étranger à la fondation de l’établissement, qui remonte presque à l’origine de la colonie (1636) et n’est due qu’à des dons particuliers. Le premier de ses bienfaiteurs, Harvard, lui a donné son nom ; on l’appelle Harvard College, collége d’Harvard, en l’honneur de ce théologien de la Nouvelle-Angleterre qui lui légua la moitié de son bien et toute sa bibliothèque. De même un particulier nommé Yale fut dans le Connecticut le fondateur du collége de New-Haven, et lui a donné son nom. D’autres ont établi des chaires qui portent également leur nom. À Cambridge, un professeur de grec s’appelle professeur d’Elliot, parce que c’est à un M. Elliot qu’est due l’existence de la chaire qu’il occupe. On voit que dès l’origine de la colonie, de simples citoyens ont fait ici ce que faisaient en Europe la royauté et les aristocraties. Il y a aux États-Unis le collége d’Harvard, le collége d’Yale, comme il y avait à Paris le collége Montaigu et le collége d’Harcourt. Seulement ce sont des noms de théologiens et de commerçans, au lieu d’être des noms de grands seigneurs.

Aujourd’hui, plus que jamais, les particuliers font pour l’instruction ce que font en Europe les gouvernemens. M. Lawrence, le ministre actuel des États-Unis à Londres, a créé à Cambridge un ensemble de chaires scientifiques, une sorte de faculté des sciences ; il a donné pour cela 500,000 francs. On peut citer dans les annales du collége un grand nombre d’autres dons ; mais il n’en est pas de plus touchans que les dons en nature offerts à cette institution dans ses faibles commencemens. C’était peu de temps après l’établissement de la colonie, l’argent était rare, et le zèle se produisait par des offres modestes. Un particulier donna pour le collége une pièce d’étoffe de coton de la valeur de 9 shillings ; un autre, un pot d’étain du même prix ; un troisième, un plat à fruit, une cuillère, une petite salière et une grande. Les noms de ceux qui firent à la science ces simples offrandes ont été conservés et méritaient de l’être. Cambridge compte parmi ses bienfaiteurs des noms illustres : le chronologiste Usher, le célèbre théologien Baxter, enfin le philosophe idéaliste Berkeley, qui a nié la matière comme d’autres ont nié l’esprit, et qui a vécu plusieurs années en Amérique, où il était venu dans l’intention de travailler à l’éducation des colons et à la conversion des Indiens. Walpole contraria ses généreux desseins ; quant à son système, il n’a pas laissé de trace en Amérique : la négation de la matière ne pouvait être la philosophie des États-Unis.

Cambridge a toujours été un point lumineux dans la Nouvelle-Angleterre. La première presse établie en Amérique le fut à Cambridge, en 1635, dix-sept ans après l’arrivée des pélerins. Le premier journal qui ait paru dans les colonies fut publié à Boston en 1704. Comparez à cela l’état intellectuel de la Virginie, où l’imprimerie ne se montra que quatre-vingt-dix ans après son apparition à Cambridge, et où en 1761 un gouverneur pouvait dire : « Grâce à Dieu, nous n’avons ni écoles, ni imprimerie, et j’espère que nous n’en aurons pas de cent ans, car la science a mis au monde la désobéissance, l’hérésie, les sectes et les intrigues contre le gouvernement. »

En effet, ce fut de la Nouvelle-Angleterre, affligée du double fléau des écoles et de la presse, que sortit le mouvement vers l’indépendance, suivi bientôt, du reste, par la Virginie. Les idées de liberté pénétrèrent à Cambridge bien avant l’affranchissement des colonies. Dès le milieu du XVIIIe siècle, les thèses qu’on y agitait préludaient à l’insurrection. En 1743, Samuel Adams y posait celle-ci : « S’il est légitime de résister au magistrat suprême lorsque la république ne peut pas être autrement conservée, » et il soutenait l’affirmative. En 1745, Gerry en soutenait une encore plus explicite et directement applicable aux discussions qui s’élevaient déjà entre l’Angleterre et ses colonies, savoir : « qu’à une innovation dans les lois financières qui détruit le commerce d’un peuple, les sujets peuvent légitimement se soustraire sans cesser d’être fidèles. » Presque tous les orateurs de la révolution ont été gradués à Cambridge.

Le calvinisme, qui a présidé à la fondation de cet établissement, y est devenu avec le temps presque entièrement étranger. De là un grand soulèvement de l’esprit de secte contre l’esprit tolérant de Cambridge. On permet aux élèves juifs d’observer le sabbat, aux catholiques de célébrer toutes les fêtes reconnues par leur église. Le collége de New-Haven, dans le Connecticut, et le collége d’Amherst sont restés davantage sous l’empire du vieil esprit puritain. Cependant, à Cambridge même, il s’est conservé quelque chose de cet esprit : les élèves protestans doivent aller tous les jours une fois à l’église, et deux fois le dimanche ; celui d’entre eux qui s’en est dispensé, sans excuse valable, trois fois en quatre ans est renvoyé.

Dans l’université de Cambridge, on a très bien combiné avec l’indépendance des professeurs la surveillance de l’état et l’intervention du public ; l’un et l’autre sont représentés par le comité des surveillans (overseers). Ce comité se compose du gouverneur de l’état, du lieutenant-gouverneur, du président du sénat et du président de l’assemblée représentative, de quinze ecclésiastiques et de quinze laïques. Les personnages officiels sont là pour exercer le contrôle de l’état ; les autres, celui de l’opinion publique. En somme, le comité surveille, modère, mais ne dirige pas.

La corporation, composée du président de l’université, de cinq fellows et d’un trésorier, a une importance beaucoup plus grande : c’est entre ses mains qu’est déposée toute la propriété de l’établissement. Les vacances sont remplies par les votes des membres de la corporation et des surveillans, ce qui donne à ceux-ci une large part dans cette élection ; mais, une fois élus, les membres de la corporation nomment les professeurs et les maîtres, et font tous les règlemens universitaires, lesquels doivent être confirmés par les surveillans.

L’application de ces lois et de ces règlemens appartient à la faculté, composée de tous les officiers qui sont employés à l’instruction et à la discipline du collége. C’est la faculté qui confère les grades, inflige les punitions, et gère tout le département de l’instruction et de la discipline. Le président des facultés veille à ce que les lois et règlemens soient observés, et dénonce au gouvernement de l’état les abus qui peuvent naître de la violation ou de la lacune de ces règlemens.

Telle est l’histoire et l’organisation de la république littéraire que je vais visiter.

L’omnibus m’a transporté en une demi-heure à Cambridge : il m’arrête aux colléges. Je vois de jolies petites maisons de bois semées au milieu des arbres : ce sont les maisons des professeurs. De grands bâtimens en briques servent de demeures aux étudians ; le tout a un aspect recueilli et solitaire. On est bien loin de l’Amérique industrielle, ou plutôt on a l’air d’en être bien loin ; mais elle est à une demi-lieue, et je crains que les préoccupations matérielles, le besoin de s’enrichir, ne soient également à la porte de ce séjour scientifique, et n’attirent prématurément les jeunes gens que je vois errer sous ces paisibles ombrages. Comment se plaire longtemps ici avec des livres, quand, à deux pas de soi, on sent l’activité inquiète d’un peuple calculateur et entreprenant ? comment ne pas être bientôt entraîné par le tourbillon, et ne pas quitter de bonne heure des occupations sans résultat positif, pour celles qui donnent la fortune, l’influence, la considération, le pouvoir ?

Ma première visite est pour M. Sparks, président actuel de l’université. M. Sparks a consacré sa vie à l’histoire de son pays. Il a publié des documens importans sur l’histoire de la révolution américaine ; il en a recueilli un bon nombre dans les archives du ministère des affaires étrangères à Paris, et se loue beaucoup de la libéralité avec laquelle ces archives ont été ouvertes à ses recherches. M. Sparks a écrit la Vie de Washington, et donné au public la correspondance annotée de ce grand homme. Il est auteur de plusieurs biographies très bien faites sur les principaux personnages qui ont figuré dans l’histoire de son pays. C’est le Plutarque américain.

À ceux qui douteraient qu’on pût rencontrer aux États-Unis le type parfait du scholar et du gentleman, je citerais M. Ed. Everett, qui vit à Cambridge, où il a été président de l’université, comme il a été gouverneur de l’état du Massachusetts et ambassadeur en Angleterre. M. Everett est surtout renommé pour l’élégance de son style ; la collection de ses discours offre un modèle classique de la prose américaine. M. Everett a tout à fait les manières d’un homme d’état anglais. Nous parlons des institutions des États-Unis ; il ne voit pour elles qu’un danger, mais ce danger lui paraît grand : c’est la terrible difficulté de l’esclavage. En abordant ce sujet, sa figure sérieuse et douce exprime une inquiétude profonde, et cet homme si éclairé ne semble voir aucune solution au redoutable problème. Comment ne pas reconnaître, en effet, que l’esclavage est en soi un fait monstrueux et une institution détestable ? S’il s’agissait de l’établir aux États-Unis, la question ne serait pas douteuse, et il faudrait le repousser comme le repoussèrent à plusieurs reprises les colonies anglaises, quand la métropole leur envoyait, malgré leurs réclamations, à la fois des nègres et des forçats ; mais il ne s’agit pas d’établir l’esclavage, il s’agit de le conserver dans les états où il existe, ou bien de l’y abolir. Le conserver est déplorable, l’abolir ne peut se faire que du consentement de ces états, aussi complètement maîtres chez eux, à cet égard, vis à vis les autres états, que la France le serait vis à vis l’Angleterre. Dans les états à esclaves, beaucoup d’hommes éclairés gémissent de l’esclavage. Des planteurs de la Virginie m’ont dit combien ils préféreraient faire travailler leurs terres par des mains libres. La culture du blé n’a nullement besoin des noirs, et partout en reconnaît tout d’abord les états à esclaves à ce qu’ils sont moins actifs, moins prospères : — il me suffirait de voir le bout d’une haie, disait un Américain, pour savoir si je suis dans un état à esclaves ou dans un état libre ; — mais la difficulté est de passer du régime de l’esclavage au régime de la liberté. Comment jeter demain, au sein d’une société dans laquelle la contrainte joue un si faible rôle, et qui n’a pour appui que le bon sens général développé par l’éducation universelle, une population de trois millions d’esclaves brusquement émancipés ? Comment leur condition présente les aurait-elle préparés à prendre place dans la démocratie énergique et intelligente des États-Unis ? À part la question de race, l’esclavage est peu propre à former des citoyens, et quand les noirs auraient en eux de quoi devenir tels, le préjugé invincible de la majorité des blancs les maintiendrait dans une situation inférieure, dans une humiliation flétrissante. Que pourraient-ils faire alors, si ce n’est, comme il arrive déjà trop souvent, aller grossir d’un chiffre énorme les classes dangereuses de la société ? Les états à esclaves défendent avec passion, avec fureur, ce qui est à leurs yeux le droit de propriété : les abolitionistes sont pour eux ce que sont les communistes pour les propriétaires français. De plus, cette odieuse propriété est liée pour eux à la possession des droits politiques, puisque cinq esclaves donnent trois votes[3]. Le sentiment si profond aux États-Unis de l’indépendance propre à chaque état se révolte à la pensée de l’intervention du gouvernement central dans une question que la constitution a soustraite à l’autorité de ce gouvernement. D’autre part, l’indignation qu’inspire si naturellement l’esclavage gagne tous les jours du terrain dans les états du nord, et s’y exalte de plus en plus. Ce sentiment est fortifié par l’enthousiasme religieux, et l’enthousiasme religieux ne recule jamais.

L’irritation est à son comble entre les défenseurs et les adversaires de l’esclavage ; l’Union semble toujours au moment de se dissoudre et ne subsiste que par des mesures de compromis auxquelles la majorité se rallie encore, mais qui sont plus violemment attaquées chaque jour. Si l’on ne se hâte de prendre un parti, la difficulté ne fera que s’accroître avec le nombre des esclaves. Il y en a en ce moment trois millions ; dans un certain nombre d’années, il y en aura six millions. En présence d’une situation si tendue, on conçoit les patriotiques inquiétudes de M. Everett.

Mais je ne suis pas venu dans une université pour ne m’occuper que de politique. Je vais chercher M. Agassiz, ce naturaliste du premier ordre que la Suisse a donné à l’Amérique, que j’ai entrevu à Paris, et qui me semble ici un compatriote, parce qu’il est Européen. Il m’accueille comme un ami, et je crois que dans peu ce nom nous conviendra tout à fait. Certes, la froideur américaine n’a pas gagné M. Agassiz ; il est impossible d’avoir l’esprit plus vif, la conversation plus animée, des manières plus cordiales. Les travaux de M. Agassiz sont très-divers. Une grande question sur le rôle des glaciers aux époques anciennes partageait les géologues. M. Agassiz, pour la résoudre en connaissance de cause, voulut étudier de près la nature et les mouvemens des glaciers, l’action qu’ils exercent sur les murs de rochers entre lesquels ils cheminent, sur les débris qu’ils entraînent à leur surface, ou poussent devant eux en marchant. M. Agassiz, en véritable enfant des Alpes, alla camper et vivre plusieurs mois sur les glaciers. M. Agassiz a fourni à cette histoire de la création avant l’homme, que de notre temps l’homme a osé entreprendre, une autre page plus considérable par son grand travail sur les poissons fossiles ; il a fait pour les poissons ce qu’avait fait pour les mammifères et les reptiles antédiluviens M. Cuvier, dont il se proclame l’élève reconnaissant et dont il est le digne continuateur. Avec des empreintes fugitives et presque effacées, quelquefois avec une écaille épargnée seule par les siècles, il a reconstruit des milliers d’espèces ; de plus, il les a classées en groupes naturels, correspondant aux divers âges de l’apparition de ces êtres. Dans tous ses travaux, M. Agassiz fait marcher de front l’anatomie, la géologie et l’embryogénie, et, dans chacun des grands plans d’organisation établis par Cuvier, les vertébrés, les mollusques, les articulés et les zoophytes, il fait concourir à la classification des êtres les données de ces trois sciences, déterminant la supériorité des divers types d’animaux selon qu’ils sont plus parfaitement organisés et moins anciens dans l’ordre géologique. M. Agassiz étudie tous les êtres vivans, sous le triple aspect de leur organisation présente et de leur organisation antérieure, soit dans le sein de leur mère, soit dans l’état de développement moins avancé atteint aux époques primitives par les espèces qui étaient comme les embryons des espèces actuelles. On sent ce que les harmonies de ces diverses sciences ont de grandeur ; mais, pour les cultiver et les approfondir simultanément, il faut l’étendue et l’activité d’esprit qui caractérisent M. Agassiz, qui lui permettent de suivre à la fois plusieurs ordres de connaissances et plusieurs publications entièrement différentes, et, sous ce rapport, le rendent très-propre, quoique enfant de la vieille Europe, à représenter dans la science l’énergie, l’ardeur et l’impétuosité de la jeune Amérique.

Comment l’Amérique a-t-elle fait une conquête que les corps savans et toutes les capitales de l’Europe pourraient lui envier ? Il faut faire ce récit, qui est à la louange de l’Amérique autant que de M. Agassiz.

M. Agassiz n’avait point de fortune personnelle. Sa jeunesse a connu de mauvais jours. Il m’a raconté comment il s’était trouvé, à Paris, dans un tel dénuement, qu’il n’avait pas même de quoi retourner en Suisse, Un ami, qui n’était pas plus riche que lui, en ayant parlé devant M. de Humboldt, que M. Agassiz n’avait jamais vu, le lendemain celui-ci recevait, dans sa petite chambre d’hôtel-garni, une lettre flatteuse de l’illustre savant qui le priait, de la manière la plus aimable, d’accepter l’avance de la somme dont il avait besoin. M. Agassiz aime à raconter cette histoire. Après me l’avoir racontée, il ajouta : « J’ai demandé à M. de Humboldt de ne pas lui rendre cette petite somme, alors si considérable pour moi. Il me plaît de me sentir toujours son obligé. » J’espère que tous mes lecteurs comprendront comme moi la délicatesse d’un tel sentiment. Au bout de quelques années, M. Agassiz s’était fait un nom dans la science ; mais pour publier son ouvrage sur les poissons fossiles, de grands frais avaient été nécessaires. Il devait cent mille francs à son frère. Ceux-là, il ne voulait pas les devoir toujours. Où, en Europe, aurait-il trouvé à s’acquitter rapidement en faisant des cours ? Il vint aux États-Unis et professa la géologie dans l’institut de Lowell à Boston. Cet institut est encore l’œuvre d’un particulier, M. Lowell, que la passion des voyages entraîna en Orient, où il mourut, consacrant, par un testament daté de Louqsor, sa fortune à l’établissement d’un ensemble de cours destinés à montrer l’harmonie de la religion naturelle et de la religion révélée. Ce legs généreux de M. Lowell rappelle celui que dicta également en Égypte à un Français, M. le baron Gobert, un désir semblable d’être utile à la science et à son pays.

M. Agassiz vint professer la géologie à l’institut de Lowell ; improvisant dans une langue qui n’était pas la sienne, il produisit un effet immense. Le public payant qui venait l’entendre était si nombreux, qu’il fut obligé de faire deux fois chaque leçon. Les vastes salles de l’institut ne pouvaient contenir que la moitié des souscripteurs. En deux ans, il eut gagné ainsi les cent mille francs qu’il devait. Voilà ce qui s’est passé dans la mercantile Amérique. Il semble que parfois on n’y est pas indifférent au savoir, et que si l’on aime à gagner de l’argent, on sait le dépenser noblement. La démocratie libre, qui a ses petitesses et ses misères, peut donc faire pour les sciences ce que faisaient les anciennes aristocraties, et ce que ne font pas toujours les gouvernemens. L’examen géologique de deux comtés de l’état de New-York a été exécuté aux frais d’un particulier. Ne vient-on pas de voir un simple négociant, M. Grinnel, équiper deux vaisseaux pour aller à la recherche du capitaine Franklin, perdu dans les glaces du pôle ? Le capitaine Franklin est Anglais, M. Grinnel est Américain ; le sentiment qui l’a inspiré est donc pur même de l’égoïsme de la patrie, il n’a obéi qu’à l’humanité en consacrant une partie de sa fortune à aller au secours d’un homme qui appartient à une nation et à une marine rivales.

Cambridge a une bonne bibliothèque, un laboratoire de chimie, d’après les perfectionnemens introduits par MM. Liebig à Giessen, et un cabinet d’histoire naturelle, où j’ai vu avec intérêt quelques-unes de ces empreintes si curieuses laissées par des animaux anté-diluviens sur le sable humide, qui garde aussi des traces de gouttes de pluie, vestiges durables de ce qui semble le plus fugitif. M. Hitchcock, professeur au collége d’Amherst, a attaché son nom à l’étude de ces pas fossiles, abondans surtout en Amérique, mais dont on a trouvé aussi quelques exemples en Écosse et en Allemagne. M. Hitchcock a cru, d’après ces indices si certains et si légers tout ensemble, pouvoir déterminer quarante-sept espèces d’animaux : douze quadrupèdes, douze reptiles, vingt-deux oiseaux, etc. ; mais il n’a pas, comme un de ses compatriotes, cru y reconnaître l’empreinte de chaussures de femme.

Nous sommes allés visiter le cimetière de Mont-Auburn, à une petite distance de Cambridge ; je profite de l’occasion pour interroger M. Agassiz sur la géologie de l’Amérique. Chose curieuse, le Nouveau-Monde est le plus ancien. Quand les diverses parties de l’Europe étaient encore envahies par la mer, du sein de laquelle émergeaient seulement quelques îles, déjà l’Amérique était un continent. Aussi, dit M. Agassiz, les animaux et les végétaux de cette partie du monde ressemblent moins aux êtres organisés existant en Europe, dans l’époque actuelle, qu’à ceux des époques antérieures à l’homme. L’Amérique du Nord est physiquement le pays de l’unité. Les formations géologiques y ont plus d’étendue et plus de constance ; les mêmes animaux, les mêmes plantes, y habitent de plus vastes espaces que dans l’ancien monde. Il y a des serpens à sonnettes depuis le Mexique jusque dans le Maine, le plus septentrional des états de l’Union ; les colibris, qui vivent sous les tropiques, remplissent durant l’été les jardins aux environs de Boston. D’autre part, les oiseaux du nord s’avancent vers le midi beaucoup plus loin que ceux d’Europe ne s’avancent en Afrique. De même, les races indigènes de l’Amérique septentrionale offrent, sur des points éloignés, d’étonnantes ressemblances. M. Agassiz ne croit point à l’origine asiatique de ces races. Selon lui, la pommette saillante de la joue est autrement placée chez elles que chez les races tartares ; elle n’est point à la hauteur de l’œil, mais plus bas.

Nous arrivons au cimetière de Mont-Auburn vers l’heure dont Gray peint si bien la mélancolie dans son élégie sur un cimetière de village. Il est cependant un peu de meilleure heure que dans l’élégie. Ce soleil méridional, dont je m’émerveille toujours, illumine de l’or le plus vif les beaux arbres du cimetière. Ces arbres sont très-variés, car nulle part il n’y a une plus grande diversité parmi les essences des forêts que dans l’Amérique du Nord. M. Agassiz me montre les différences des espèces de pins, de chênes, de noyers ; il me dit qu’il y a quarante espèces de chêne aux États-Unis. — Ce cimetière est un lieu trop charmant pour la mort, mais où l’on reposerait cependant volontiers. Les tombes sont blanches, simples, espacées, au lieu de cette affreuse cohue de sépulcres de nos cimetières. Ici on serait à l’aise au frais, à l’ombre ; c’est à donner envie d’y rester. De plus, on serait en bonne compagnie : cette statue est celle de Bowditch, ce simple matelot américain qui a écrit un ouvrage classique dont se servent les marins anglais, et qui plus tard, en dirigeant une compagnie d’assurances, traduisit la Mécanique céleste de Laplace. Ce n’était pas une simple traduction ; Bowditch a commenté l’ouvrage de l’illustre géomètre français, il l’a simplifié en quelques parties et y a fait entrer les découvertes plus récentes. Laplace disait : « Je suis sûr que M. Bowditch m’a compris, car non-seulement il a relevé dans mon livre quelques erreurs, mais m’a montré comment j’y étais tombé, »

La vie de Bowditch est une des plus belles vies de savant. Dès l’enfance, ses dispositions furent extraordinaires ; apprenti chez un ship-chandler (fournisseur de navires), il traçait sans cesse des figures et des calculs sur une ardoise. Un voisin qui s’en émerveillait assurait qu’il ne serait nullement surpris si, avec le temps, le jeune apprenti arrivait à être un faiseur d’almanachs. Jamais homme n’eut une âme plus belle et plus pure. Sensible à la gloire et modeste tout ensemble, ses yeux se mouillaient de larmes quand on lui disait qu’il était admiré en Europe, et rien cependant ne l’avait touché autant que de recevoir du fend des bois (backwoods) l’indication d’une erreur ; car c’était bien une erreur, ajoutait-il. Il disait encore : « Ce simple fait que mon ouvrage eût atteint un homme vivant aux limites de la civilisation, et qui pouvait le comprendre et l’apprécier, m’a causé plus de plaisir que les éloges des savans et des académies. » Bowditch fut toujours soutenu par sa courageuse femme. L’ouvrage devait coûter 500,000 francs ; elle l’exhorta à tout sacrifier pour l’achever ; dans sa reconnaissance, il voulait lui dédier ce livre, à la production duquel elle avait concouru.

Bowditch avait préparé un plan de Salem, sa ville natale. Ce plan lui fut dérobé, et l’auteur du larcin en annonça effrontément la publication. Bowditch fut d’abord furieux, exprima au plagiaire toute sa colère et tout son mépris, et le menaça de l’attaquer en justice ; puis, ayant appris que cet homme était pauvre, il retourna le lendemain chez lui, et lui parla ainsi : « Je vais vous dire ce qu’il faut faire ; je terminerai le plan, je corrigerai quelques fautes qui s’y trouvent maintenant, vous le publierez à votre bénéfice, et j’écrirai mon nom en tête de la liste des souscripteurs. »

En véritable savant américain, Bowditch s’était formé lui-même, comme le cordonnier pensylvanien Thomas Godfrey, qui apprit tout seul le latin pour lire les Principia de Newton, — comme le jeune Ebnezer Mason, mort à vingt et un ans victime de son ardeur pour les sciences, qu’il avait toutes embrassées, et en particulier de sa passion pour l’astronomie, les veilles ayant achevé de détruire une santé usée par la misère, la maladie, les efforts faits pour gagner sa vie dans les heures qu’il dérobait à l’étude afin d’avoir du pain. L’énergie et la résolution, si éminentes chez le peuple américain, se retrouvent souvent dans la carrière des hommes de science comme dans les autres carrières ; ils font eux-mêmes leur savoir, ainsi qu’on fait ici soi-même sa fortune. La tendance de l’esprit scientifique est marquée de ce caractère d’intrépidité et de confiance en soi qui signale toutes les entreprises. Les études de Franklin sur la foudre montrent une combinaison de sagacité, de courage et de sang-froid qui est bien américaine. L’audace poussée jusqu’à la déraison a conduit un mathématicien des États-Unis à chercher, pour la géométrie, d’autres élémens que le point sans étendue et la ligne sans largeur. Les tentatives de M. Seba Smith sont un saut hardi dans l’impossible.

Malgré mon goût pour le cimetière de Mont-Âuburn, j’aimerais encore mieux rester à Cambridge, y obtenir une chaire, et vivre dans une de ces petites maisons blanches, au milieu des arbres, n’était le climat, qui ne conviendrait nullement à mon larynx ; car dans ce lieu, où l’on peut maintenant se croire en Italie, il fait, l’hiver, jusqu’à vingt degrés de froid, et on se chauffe neuf mois de l’année. À cela près, la vie doit y être fort douce. Les professeurs y vivent en très-bonne intelligence. Il n’y a jamais eu à cela qu’une exception : c’est le professeur de chimie qui a tué un de ses collègues, et caché le corps dans son laboratoire ; mais on espère que la chose ne se renouvellera plus. Sérieusement, les professeurs vivent très bien ensemble. Tous les quinze jours, ils se rassemblent chez l’un d’entre eux, qui donne un souper et lit une dissertation.

Aujourd’hui nous allons finir la soirée chez un autre professeur étranger, ami de M. Agassiz, Suisse comme lui, et, comme lui, attestant par ses fonctions à Cambridge l’hospitalité américaine. Dans son livre intitulé la Terre et l’Homme, M. Guyot a tenté d’expliquer l’histoire par la géographie. Il voit, dans la configuration variée des contrées de l’Europe et de l’Asie où la civilisation a fleuri la raison de cette civilisation, et dans la simplicité, l’unité géographique du continent américain, la condition d’un développement commun par le principe de l’association. L’ancien monde a fait l’éducation du genre humain ; le Nouveau-Monde est le théâtre magnifique sur lequel doivent s’accomplir les destinées progressives de l’humanité. Cette conclusion ne pouvait déplaire à des auditeurs américains. Le remarquable ouvrage de M. Guyot est le produit d’un cours fait à Cambridge. Un professeur de l’université, M. Felton, avec un zèle d’obligeance pour l’étranger et une abnégation personnelle qui méritent d’être cités, passait les nuits à traduire en anglais les leçons de M. Guyot.

Les langues et les littératures anciennes sont l’objet de l’enseignement de M. Felton. Je trouve chez lui les travaux les plus récens de l’érudition germanique. Lui-même a traduit plusieurs traités de Jacobs, donné une édition d’Homère, et publié quelques-uns des chefs-d’œuvre de la poésie et de l’éloquence grecques. Sur sa table, la littérature allemande figure, représentée par l’épopée satirique de Reinecke Fuchs et par l’épopée nationale des Niebelungen. Il paraît que les jeunes gens quittent trop tôt le collége pour make money, gagner de l’argent. S’ils étudient un peu les littératures anciennes, c’est dans l’intention d’acquérir le talent de la parole, talent nécessaire aux États-Unis, car la vie y est tout oratoire comme dans l’antiquité, et encore plus ; c’est là le fâcheux, selon moi ; Démosthène et Cicéron préparaient et composaient un discours qui était un chef-d’œuvre d’étude et d’art ; ils n’improvisaient pas tous les jours un speech à la fin du dîner. Malgré cette différence et bien-d’autres, il y a une certaine analogie entre tous les pays libres, où la parole est la puissance.

Je suis allé visiter l’observatoire de Cambridge, dans lequel se trouve un grand télescope qui est un des premiers du monde ; il a coûté 100,000 francs, et le support en granit 25,000. Tout est dû à des souscriptions volontaires. Les noms des principaux souscripteurs sont gravés sur une table de marbre, l’un d’eux a donné 60,000 fr. Les puissans instrumens que l’on a construits depuis quelques années ont permis de pénétrer plus avant et de mieux voir dans les profondeurs du ciel. Les nébuleuses perdues aux plus lointaines extrémités de l’espace, taches blanchâtres qui sont formées de myriades d’étoiles, dont chacune peut être le centre d’un système planétaire pareil à celui où la terre occupe une si petite place, les nébuleuses, si curieusement étudiées par Herschell, ont agrandi l’univers. Herschell considérait les nébuleuses comme des masses d’une matière sidérale en voie de condensation ; mais, observées à l’aide des grands télescopes, ces masses flottantes se décomposent et se résolvent en une immense et lumineuse poussière de mondes. On conçoit les transports que fait éprouver aux astronomes ce triomphe de leurs instrumens, qui leur permet de voir les astres se multiplier pour eux dans le champ de l’infini. « Vous partagerez ma joie, écrivait le directeur de l’observatoire de Cambridge, en apprenant que la grande nébuleuse d’Orion a cédé à la puissance de notre incomparable télescope….. Cette nébuleuse avait résisté à l’habileté sans rivale des deux Herschell armés de leurs excellens réflecteurs. Elle avait défié le miroir objectif de trois pieds de lord Ross, et même quand son grand réflecteur et six forts spéculums de six pieds furent dirigés vers cet objet, on ne découvrit pas la plus petite apparence d’une étoile,… et notre télescope a fait ce que n’ont pu faire jusqu’ici les plus grands réflecteurs du monde. »

L’astronomie est une des sciences qui sont cultivées avec le plus de succès aux États-Unis. Franklin avait déjà remarqué que cette pureté, cette transparence de l’atmosphère, qui m’a frappé moi-même, y était très-favorable aux observations astronomiques. Le goût de cette étude est si général en ce pays, que beaucoup de négocians font construire de petits observatoires d’où ils s’amusent à étudier le ciel. Des travaux plus sérieux ont permis à M. Lomis d’écrire un livre sur les Progrès de l’astronomie en Amérique. Dans cet observatoire de Cambridge, M. Bond, qui en est directeur, aidé de son fils, a découvert un troisième anneau de Saturne. Le premier avait été observé par Huyghens, et le second par Cassini. Ce sont des noms à la suite desquels il est glorieux de placer le sien. Les deux observateurs de Cambridge ont ajouté un satellite aux satellites déjà connus de la même planète. Ce peuple ne tire donc pas seulement d’une terre vierge toutes les richesses qu’elle peut produire, il trouve encore dans ses loisirs le temps d’enrichir la science et le ciel.

Non loin de l’observatoire est le jardin botanique. L’étude de la botanique n’est pas étrangère aux États-Unis. La flore nouvelle que l’Amérique offrait aux investigateurs de la science a eu ses zélateurs passionnés. Les colonies anglaises, avant leur émancipation, avaient vu naître ce Bartram, qui, selon le génie du pays, s’était formé lui-même, que Linné appelait un botaniste de nature, et qui fonda le premier jardin botanique, bien qu’il fût tellement pauvre qu’un naturaliste anglais, son ami, lui envoyait de temps en temps du papier gris pour son herbier et du drap pour se faire des habits. Un second jardin botanique fut fondé par Marshall, qui, comme Bartram, se bâtit lui-même une maison sur un terrain qu’il défrichait, et où s’élève aujourd’hui une ville qui porte son nom. Le directeur actuel du jardin botanique de Cambridge, M. Grey, est connu par sa Flore des États-Unis. Il revient d’Europe. J’ai été heureux de trouver chez lui, reproduits par le daguerréotype, les traits d’un botaniste français qui m’est bien cher, de celui qui porte si honorablement la gloire héréditaire du nom des Jussieu.

Tout près de Cambridge, une belle maison de bois s’élève au milieu des arbres ; elle a été habitée par Washington, qui, au commencement de la guerre, y avait établi son quartier-général. Elle est doublement historique, car elle est aujourd’hui la demeure d’un poète éminent des États-Unis, M. Longfellow. Dans ce pays, où je ne me représentais que des existences tourmentées par l’activité politique et industrielle, je ne m’attendais pas à rencontrer le spectacle d’une existence empreinte d’un calme si noble et si doux. Dans une habitation élégante, près d’une femme aimable et belle, entouré de charmans enfans, M. Longfellow me semble l’idéal du poète heureux, et on dit que ce bonheur a été précédé par un beau roman plein de constance et de délicatesse. Le poète américain a voyagé dans toute l’Europe, il en connaît toutes les langues ; il possède une foule de curiosités littéraires, depuis des chants populaires danois jusqu’à des chansons havanaises. Il a reproduit des poésies de presque tous les pays : des ballades allemandes et des vers de Jasmin ; il s’est inspiré une fois de M. Augustin Thierry. M. Longfellow a visité les diverses contrées du vieux monde, et sa muse en a gardé de nombreux souvenirs. Il a vu ces mœurs primitives et patriarcales de la Suède qu’il peint si bien dans la préface placée en tête de sa traduction d’un gracieux poème suédois de Tegner, la Communion des enfans. Il a vu l’Italie et la France ; il a senti le charme des vieilles villes d’Allemagne. À Nuremberg, l’enfant de l’industrielle Amérique a sympathisé avec cette industrie lettrée du XVIe siècle, qui, dans les rangs les plus humbles, suscitait des hommes tels que Jacob Bœhme, le cordonnier philosophe, et Hans Sachs, le cordonnier poète, the cobbler bard. Il célèbre ces artisans inspirés. « Tandis que le tisserand maniait sa navette, il tissait les vers mystiques, et le forgeron frappait ses mètres de fer au retentissement de l’enclume. Ainsi, ô Nuremberg, un voyageur venu d’une contrée lointaine, comme il parcourait tes rues et tes places, chantait dans sa pensée son chant rêveur, recueillant entre tes pavés, comme une petite fleur de ton sol, la noblesse du labeur, la longue généalogie du travail. »

M. Longfellow a célébré sa patrie : quel Américain peut l’oublier ? Il a écrit un Chant de Vie (a Psalm of Life), qui exprime avec force le sentiment de l’action, comme il convenait au fils d’une société énergique et travailleuse. C’est une réponse à la parole de l’Ecclésiaste : « Tout est vanité ! »

« Ne me dis pas dans tes versets mélancoliques : la vie est un vain rêve, car pour l’âme le sommeil, c’est la mort, et les choses ne sont pas ce qu’elles semblent.

« La vie est réelle, la vie est sérieuse ; le tombeau n’est pas le but. Tu es poussière, tu retourneras en poussière, cela ne fut point dit de l’âme.

« Ce n’est pas la jouissance, ce n’est pas la tristesse qui est notre fin, notre destinée, notre voie ; c’est agir, afin que chaque lendemain nous trouve plus avant qu’aujourd’hui. Sur le vaste champ de bataille du monde, dans le bivouac de la vie, ne sois pas comme le troupeau muet que le berger chasse devant lui, sois un héros dans le combat.

« Ne te confie pas à l’avenir, quels que soient ses charmes. Que le passé enterre ses morts. Agis, agis dans le présent qui vit, ton cœur dans ta poitrine, et Dieu sur ta tête.

« Les vies des grands hommes nous rappellent toutes que nous pouvons faire notre vie sublime, et en partant laisser derrière nous l’empreinte de nos pas sur les sables du temps.

« Peut-être un autre, naviguant sur la mer solennelle de la vie, un frère égaré et naufragé reprendra cœur en les voyant.

« Debout donc et agissons, le cœur prêt à tout événement, achevant et recommençant toujours ; sachons travailler et attendre. »


Toute l’ardeur de l’activité américaine me semble concentrée dans cette énergique poésie ; mais le plus souvent M. Longfellow se complaît dans une poésie entièrement désintéressée du présent, amoureuse de l’idéal, le poursuivant partout, le cherchant à la manière de Goethe ou de Tieck. La plume spirituelle de M. Chastes a fait connaître le charmant poème d’Evangeline[4], inspiré par Hermann et Dorothée, et qui nous intéresse particulièrement, car il célèbre les malheurs de quelques-uns de ces habitans d’Acadie que se disputaient, se prenaient et se reprenaient tour à tour l’Angleterre et la France, qui, Français d’origine, de mœurs et de langage, furent un jour arrachés violemment et soudainement de leur village par un ordre du gouvernement britannique, séparés les uns des autres et dispersés comme une tribu d’Israël. M. Longfellow vient de publier, sous le titre de Légende dorée (Golden Legend), un poème dramatique qui, certes, ne se rattache en rien à l’Amérique, à la démocratie, au présent, mais qui, du milieu de tout cela, transporte le lecteur en plein moyen âge. Rien ne prouve mieux à quel point les progrès naturels de la civilisation et les communications toujours plus faciles et plus fréquentes des États-Unis avec l’Europe tendent à les rapprocher d’elle, que de voir un poète favori du public américain prendre pour sujet d’une œuvre applaudie une légende du moyen âge, de cette époque des sociétés modernes qui est si complètement étrangère aux souvenirs de la société américaine.

Le sujet du poème de M. Longfellow est emprunté à un vieux fabliau français. L’empereur ne sera guéri que si une jeune fille donne sa vie pour lui ; la jeune fille se trouve, et, au lieu de mourir, devient impératrice. Cette histoire bizarre et touchante est devenue entre les mains de M. Longfellow comme un cadre gracieux dans lequel il a enchâssé une vue du moyen âge. La scène dans laquelle la jeune Elsie apprend à ses parens qu’elle a résolu de mourir pour le prince et finit par obtenir leur consentement et leur bénédiction, cette scène est très belle. M. Longfellow, qui sent vivement la poésie du moyen âge, a aussi un sourire pour les formes naïves de sa dévotion et de sa croyance. Il connaît les singulières imaginations des prédicateurs de ce temps. L’un d’eux monte en chaire, tenant à la main un fouet qu’il fait claquer sous les voûtes de l’église, puis, feignant de s’adresser au courrier dont le fouet vient de retentir, il lui demande ce qu’il y a de nouveau. « Christ est ressuscité. — D’où venez-vous ? — De la cour. — Oh ! alors je n’en crois rien ; c’est une plaisanterie. » Le fouet retentit de nouveau : c’est un autre courrier qui arrive. « Courrier, quelles nouvelles ? — Christ est ressuscité. — D’où venez-vous ? — De la ville. — Alors je ne vous crois pas. Poursuivez votre chemin. » Le fouet retentit une troisième fois pour annoncer l’arrivée d’un troisième courrier. Il donne la même nouvelle : « Christ est ressuscité. — D’où venez-vous ? — De Rome. — Ah ! je vous crois maintenant, il est ressuscité. Allez donc, et galopez de toute la vitesse de votre coursier. » Rien n’est plus charmant que la conversation du prince et d’Elsie chevauchant ensemble à travers les forêts de l’Allemagne. La vie silencieuse et recueillie des religieux fidèles à leur vocation et les désordres qui souillaient parfois les cloîtres mal réglés sont opposés dans ce poème comme dans l’histoire. Quoi de plus naïf, de plus pur, de plus senti que ce monologue du frère écrivain dans le Scriptorium : « Que Dieu me pardonne ! il me semble qu’une certaine satisfaction se glisse dans mon cœur et dans mon cerveau… Oui, je pourrais presque dire au Seigneur : Voici une copie de ta parole, écrite par moi d’un bout à l’autre avec beaucoup de labeur et de fatigue ; prends-la, ô Seigneur ! et que ce soit quelque chose que j’aie fait pour toi… (il regarde par la fenêtre.) Que l’air est doux ! que cette vue est belle ! Je voudrais avoir un vert aussi charmant pour peindre mes paysages et mes feuilles. Comme les hirondelles gazouillent sous les gouttières du toit ! Il y en a une en ce moment qui est sur son nid, justement je puis saisir une vue de sa tête et de sa poitrine. Je ferai une esquisse du joli oiseau dans son tranquille abri, et je la réserverai pour la marge de mon évangéliaire. » Ce morceau me semble d’une naïveté charmante. Il est impossible de se transporter plus complètement loin de la vie ardente et occupée de la société américaine, dans le calme et le recueillement de la vie claustrale du moyen âge ; puis viennent les orgies des mauvais moines, et le terrible comte Hugo, dompté par la religion et l’abbesse Irmengarde, dont les passions réveillées s’endorment de nouveau, bercées par les sons de la cloche.

Le prince et la jeune fille voyagent toujours ensemble. En passant le pont de bois couvert de Lucerne, elle dit : « Le tombeau lui-même n’est qu’un pont couvert conduisant du jour au jour par de courtes ténèbres. » Cette comparaison est charmante. Un des mérites que j’ai remarqués dans les poésies de M. Longfellow, ce sont des comparaisons neuves et ingénieuses. Ailleurs l’aspect de Bruges, la vieille et singulière ville flamande, the quaint old flemish city, et le carillon de son antique beffroi évoquent pour le poète étranger les souvenirs du passé, et il ajoute : « Le passé et le présent s’unissent ici sous le courant des siècles comme des empreintes de pas cachées par un ruisseau, mais qu’on voit sur les deux bords. » Ailleurs encore, en parlant du charme d’une lecture faite le soir par une bouche adorée, il s’écrie : « Et le soir sera rempli d’enchantemens, et les soucis qui infestent le jour replieront leur tente, comme font les Arabes vers la nuit, et comme eux disparaîtront en silence. » Revenons à Elsie : quand elle approche de son sacrifice, elle adresse ces paroles vraiment belles à ceux qui la plaignent : « Ne vous alarmez pas au craquement de la porte qui s’ouvre et par laquelle je vais passer, je vois ce qui est par-delà. » Et au prince : « Que mon souvenir reste dans votre existence, non pour la troubler et la déranger, mais comme quelque chose qui doit la compléter, en ajoutant une vie à une vie, et si quelquefois, le soir, près du foyer, vous voyez mon visage se montrer parmi d’autres visages, ne le considérez pas comme un fantôme, mais comme un hôte qui vous aime, plus encore, comme quelqu’un de votre famille dans l’absence duquel quelque chose vous manquerait autour de vous. »

L’auteur a créé véritablement l’ensemble de son œuvre ; mais, en lisant ce dernier produit de la muse américaine, on ne peut se dissimuler que l’Europe a passé par là.

On a dit : La littérature est l’expression de la société ; selon moi, c’est la civilisation que la littérature exprime. Or, aux États-Unis, la société est démocratique, mais la civilisation est européenne. La démocratie ne saurait être littéraire, car la démocratie, c’est la foule. Il peut sortir de la foule des inspirations poétiques, c’est ce qu’atteste partout la poésie populaire ; mais nulle part on n’a vu la foule produire ou inspirer une littérature perfectionnée. L’art lui est nécessairement étranger ; aussi en Amérique, où la multitude règne, on n’écrit point pour la multitude. Une littérature peut être démocratique par les sentimens, elle ne saurait l’être par la forme, à moins d’être inculte, violente, négligée, c’est-à-dire de n’être plus une littérature. Les masses. aux États-Unis, ont une presse à leur usage : c’est la presse quotidienne, très importante au point de vue politique, mais qui ne compte point dans la littérature. La presse quotidienne est exclusivement américaine ; mais littérairement l’Amérique est en Europe, parce que la civilisation lui est venue d’Europe et lui en vient chaque jour, surtout maintenant que les deux mondes se touchent ; car si Louis XIV a pu dire dans son orgueil : Il n’y a plus de Pyrénées ! — la vapeur, cette puissance plus conquérante encore et plus souveraine, dit aujourd’hui : Il n’y a plus d’Océan.

Voilà pourquoi un pays dont l’organisation politique est si particulière est entré dans la littérature générale du monde : je dis la littérature générale, car l’uniformité toujours croissante de la civilisation moderne, qui a effacé presque partout la diversité des costumes, efface aussi la diversité des génies littéraires. Peut-être est-ce un malheur, mais certainement c’est un fait. Ce rapprochement entre les littératures des nations européennes a été d’abord une copie servile de la France par les autres peuples ou une contrefaçon de l’étranger par la France. À cette période d’imitation outrée a succédé une ère de développemens parallèles qui ne résultent point d’une reproduction artificielle, mais qui proviennent de la parité du développement social. Les littératures étaient d’abord entièrement différentes, puis elles se sont ressemblé parce qu’elles s’imitaient ; aujourd’hui elles se ressemblent sans s’imiter. Or ce qui est vrai des littératures de l’Europe s’applique à la littérature des États-Unis. Profondément distincte par son fonds des sociétés européennes, la société américaine tend à s’en rapprocher au moins dans sa portion la plus cultivée par le progrès naturel de la vie policée. La littérature des États-Unis ne sera pas un nouveau monde sans doute, mais elle sera une province de plus dans le vaste empire des littératures civilisées.

J.-J. Ampère.
  1. On nomme ainsi ceux qui s’opposent à l’introduction dans l’Union d’un nouvel état à esclaves.
  2. M. Sumner vient de prononcer, sur cette thèse, dans le sénat de Washington, un discours très hardi et très brillant, dont le succès coïncide avec le succès immense du roman de Mme Stowe Beecher, My uncle’s Tom Cabin. À propos des esclaves que possédait Washington, et que, par son testament, il ordonna d’affranchir, l’orateur a dit : « J’en appelle de l’âme de Washington, encore engagée dans les ombres de la vie terrestre, à cette âme déjà illuminée par les clartés d’une autre sphère. J’en appelle de Washington sur la terre à Washington dans le ciel. »
  3. Dans la Caroline du nord, l’assemblée représentative est élue par la population fédérale, dont le chiffre est déterminé en ajoutant aux personnes libres les trois cinquièmes des esclaves. Ainsi cinq personnes de couleur comptent pour trois blancs.
  4. Voyez, dans cette Revue, la livraison du 1er avril 1849.