Proudhon - Du Principe fédératif/II,11

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E. Dentu, libraire-éditeur (p. 193-201).



CHAPITRE XI.


Hypothèse d’une solution par le principe fédératif.


La défaite de Garibaldi n'a ni résolu le problème, ni amélioré la situation. L'unification de l'Italie est renvoyée, il est vrai, aux calendes grecques ; M. Rattazzi, jugé trop centralisateur, a dû se retirer devant les exigences municipalistes ; du même coup, la question de la Papauté s'est quelque peu effacée dans l'éclipse garibaldienne. Mais l’antithèse des deux puissances, italienne et française, subsiste menaçante, inconciliable ; l’Italie se tord dans la guerre civile et l’anarchie, la France est en proie à l’angoisse d’un péril immense.


Déjà il est question d’un retour au statu quo, c’est-à-dire à une division de l’Italie en quatre ou cinq États indépendants, comme avant la guerre de 1859. Si cette solution est adoptée, elle sera l’œuvre de la diplomatie ; elle aura probablement pour conséquence la restauration des princes déchus ; les formes constitutionnelles, les garanties promises seront conservées : mais le démenti aura été donné à la Démocratie, et par elle indirectement à la Révolution. La cause du peuple, je veux dire de cette plèbe ouvrière des villes et des campagnes qui doit désormais fixer toute l’attention des vrais révolutionnaires, aura été sacrifiée par le soi-disant parti de l’action à des spéculations personnelles aussi ambitieuses que chimériques, et la véritable question pour longtemps ajournée.


Des chauvins, que la perspective d’une France amoindrie agite jusqu’à la terreur, voudraient qu’on en finît par un coup de tonnerre, et que l’Empereur des Français, reprenant hardiment la politique de son oncle, confiant dans la sympathie des masses et jouant quitte ou double, déclarât l’Empire français rétabli dans les limites de 1804, et par un seul et même acte incorporât à la France, au nord la Belgique et tout le Rhin, au midi la Lombardie et le Piémont. On offrirait à Victor-Emmanuel le trône de Constantinople. Hors de là, disent-ils, tout ne sera jamais que palliatif. La France demeure annulée ; ce n’est plus en elle qu’est le centre de gravité de la politique. Les plus modérés recommandent d’entretenir l’agitation en Italie jusqu’à ce que, de guerre lasse, fatiguée de brigandage, la nation fasse un nouvel appel au libérateur de 1859 et se rejette dans ses bras.


Ces conseils du désespoir accusent bien haut la faute de ceux qui, par les plus détestables calculs, ont poussé le peuple italien à cette fantaisie d’unité. Tandis que chez nous la vieille Démocratie, à bout de bavardage, aspire pour se refaire à une mêlée générale, et, sans provocation, sans motifs, sollicite de nouvelles annexions ; tandis que là-bas elle redouble de machiavélisme et pousse les masses à la révolte, l’Angleterre, qui froidement observe la crise, gagne partout du terrain et nous défie ; l’Allemagne, l’Autriche, la Prusse, la Belgique, la Russie se tiennent prêtes. L’empire bloqué, tout le monde s’attend à une explosion. Que nous succombions dans un nouveau Waterloo, ce que nous pouvons tenir pour certain si la Victoire, selon son habitude, reste fidèle aux gros bataillons, et, comme corps politique, comme foyer de civilisation d’où la philosophie, la science, le droit, la liberté irradiaient sur le monde, nous aurons vécu. La France de Henri IV, de Richelieu et de Louis XIV, la France de 89, de 93, de 1802, de 1814, de 1830, de 1848, aussi bien que celle de 1852, aura dit son dernier mot ; elle sera finie.


Combien cette situation désolante eût paru simple, facile, avantageuse à toutes parties, si on l’eût envisagée, en 1859, du point de vue des principes, du point de vue de la fédération !


Considérez d’abord que ce qui fait de l’Italie, comme puissance maritime et industrielle, une rivale si redoutable à la France, disparaît entièrement, sans perte aucune pour le peuple italien, dans le système fédératif. Ce ne sont pas, en effet, les avantages de position et de territoire, ce n’est pas la supériorité de l’industrie et des capitaux qui rend un peuple dangereux à ses voisins ; c’est leur concentration. La richesse distribuée est inoffensive et n’excite pas l’envie ; seule la richesse agglomérée entre les mains d’une féodalité fortement assise, et par celle-ci mise à la disposition d’un pouvoir entreprenant, peut devenir, dans l’ordre économique et dans l’ordre politique, une force de destruction. L’influence oppressive, dissolvante d’une aristocratie financière, industrielle et territoriale sur le peuple qu’elle exploite et sur l’État n’est pas douteuse : cette vérité, grâce à 1848, peut passer aujourd’hui pour un lieu commun. Eh bien ! ce qu’est l’agglomération des forces économiques à l’intérieur pour la classe travailleuse, elle le devient au dehors pour les nations voisines ; et réciproquement ce qu’est pour le bien-être d’une nation et pour la liberté des citoyens la répartition égale des instruments du travail et des sources de la richesse, elle le devient aussi pour la communauté des peuples. La cause du prolétariat et celle de l’équilibre européen sont solidaires ; toutes deux protestent avec une égale énergie contre l’unité et en faveur du système fédératif. Faut-il dire que le même raisonnement s’applique au gouvernement et à l’armée, et que la confédération la plus brave, disposant du même nombre de soldats, ne pèsera jamais sur ses voisins autant qu’elle ferait si elle se transformait en monarchie unitaire ?


Que les Italiens tirent le meilleur parti de leur position géographique, qu’ils développent leur marine, qu’ils exploitent leurs chemins de fer, qu’ils deviennent industrieux et riches : c’est leur droit, et nous n’avons pas, nous autres Français, à nous en préoccuper. À chaque nation son héritage ; nous avons le nôtre, qu’il ne tient qu’à nous de faire valoir. Après tout, nous ne pouvons pas prétendre à l’exploitation pas plus qu’à la conquête du globe : il faut laisser ces idées de monopole industriel, commercial et maritime aux Anglais. Ne bâtissons pas notre fortune sur la fourniture de l’étranger : les Anglais, nos rivaux, pourraient nous dire que si, par moments, le privilége de l’exportation produit d’énormes bénéfices, il a pour compensation d’épouvantables misères. Dans l’économie générale, le principal marché de chaque nation est en elle-même ; le marché du dehors est un accessoire : ce n’est que par exception qu’il peut primer l’autre. Le développement économique qui se fait remarquer en ce moment par toute l’Europe est une démonstration de cette loi, dont la fédération italienne eût fait une application décisive. Aussi l’Angleterre aristocratique pousse de toutes ses forces à l’unité de l’Italie : elle comprend que, dans tous les cas, la prééminence sur la Méditerranée devant lui échapper, il lui importe d’opposer à la bancocratie et à la centralisation françaises une centralisation et une bancocratie égales.


J’avoue pourtant que si la fédération industrielle, s’organisant en Italie par le fait même de la fédération politique, ne crée pas pour la France unitaire un sujet d’inquiétude légitime ; si l’Italie confédérée, n’ayant rien de commun avec l’Empire français ni par sa constitution, ni par ses aspirations, ne se posant point en rivale, ne peut pas être accusée de nous causer aucun préjudice, son progrès industriel et commercial n’en sera pas moins pour nous une cause de moindre bénéfice, de manque à gagner. Mais quelle conséquence tirer de là ? Une seule : c’est que le peuple français, s’il veut conserver son initiative et soutenir dignement la concurrence, devra suivre l’exemple du peuple italien : admettant qu’il garde sa centralisation politique, il fera sagement de préparer tout au moins sa fédération économique. Un tel résultat serait un des plus heureux effets de la fédération, non-seulement pour l’Italie, mais pour la France elle-même et pour toute l’Europe.


Mais c’est aussi ce dont ne se soucient aucunement les partisans français de l’unité italienne, spéculateurs en général, faiseurs d’affaires, pourchasseurs d’actions industrielles et de pots-de-vin, inféodés à la bancocratie. Ceux-ci, pour consolider en France le monopole et se prémunir en même temps contre la concurrence du monopole italien, ne manqueront pas d’organiser, si déjà ce n’est chose faite, une association monstre, dans laquelle se trouveront fusionnées et solidarisées la bourgeoisie capitaliste et toute la gent actionnaire de ce côté-ci et de ce côté-là des Alpes. N’oublions pas que la monarchie constitutionnelle, bourgeoise et unitaire, a pour tendance, en ce qui touche la politique internationale, de garantir d’État à État les classes exploitantes contre les classes exploitées, conséquemment de former la coalition des capitaux contre les salaires, de quelque langue et nationalité qu’ils soient tous. Voilà pourquoi le Journal des Débats se trouve d’accord avec le Siècle, l’Opinion nationale, le Pays, la Patrie et la Presse, sur la question italienne. Ici la couleur politique s’efface devant la conspiration des intérêts[1].


Terminons cette seconde partie. Contre le projet renouvelé des anciens Césars d’une unité italienne, il y avait :


La constitution géographique de la Péninsule ;


Les traditions municipales ;


Le principe juridique, républicain, de la fédération ;


L’occasion favorable : l’Autriche vaincue, la France offrant sa garantie ;


La question romaine à résoudre, ce qui voulait dire la Papauté à séculariser, l’Église à révolutionner ;


La plèbe à émanciper ;


Les susceptibilités politiques et commerciales de la France, l’amour-propre de l’Empereur, à ménager ;


Le progrès des nations à servir et l’équilibre européen à reformer, par le développement des fédérations.


Si ce qu’on nomme opportunité, en politique, n’est pas un vain mot, j’ose dire qu’elle se trouvait là.


La Démocratie néo-jacobine n’a admis aucune de ces considérations. La géographie a été par elle méconnue ; — l’histoire dédaignée ; — les principes foulés aux pieds ; — la cause du prolétariat trahie ; — l’occasion repoussée ; — la garantie française méprisée ; — la question romaine embrouillée ; — la France menacée, compromise ; — l’Empereur blessé ; — le progrès européen sacrifié, sous prétexte de nationalité, à une conspiration d’aventuriers et d’intrigants. Nous connaissons la suite.


Il n’a tenu qu’à Garibaldi, à certain moment de sa carrière, de donner à l’Italie, avec la liberté et la richesse, toute l’unité que comporte entre cités indépendantes un régime de garanties mutuelles, mais que l’on ne trouvera jamais dans un système d’absorption. Il n’a tenu qu’à lui, en suscitant les fédérations de l’Europe à la place de ces nationalités à jamais éteintes, de rendre la République partout prépondérante, et d’inaugurer avec une irrésistible puissance la Révolution économique et sociale. Dirai-je qu’il a reculé devant la tâche ? À Dieu ne plaise : il eût suffi qu’il l’aperçût pour qu’il voulût l’exécuter. Garibaldi n’a rien compris à son époque, rien par conséquent à sa propre mission. Son aveuglement est le crime de cette démocratie rétrograde qu’il a trop écoutée, de ces entrepreneurs de révolutions, restaurateurs de nationalités, tacticiens de l’aventure, hommes d’État in partibus, pour lesquels il a eu trop de déférence. Puisse-t-il, maintenant que son erreur l’a brisé, ne jamais comprendre dans toute sa profondeur la vérité qu’il a méconnue ! La perte de ses illusions, il la supporterait en philosophe, en héros ; ses regrets lui seraient trop amers.


J’ai dit quels étaient mes principes ce que j’eusse voulu faire, si j’avais été à la place de Garibaldi et de Mazzini ; ce que j’aurais conseillé, si j’avais eu voix au chapitre ; ce que je croyais avoir suffisamment exprimé dans ma dernière publication. MM les démocrates unitaires sauraient-ils me dire à leur tour ce qu’ils ont voulu et ce qu’ils veulent ? Pourraient-ils expliquer ce qu’ils entendent par Liberté, Souveraineté du peuple, Contrat social, et donner une définition de la République ?




  1. La coalition capitaliste entre la France et l’Italie est aux trois quarts faite : il suffit de jeter les yeux sur la quatrième page des journaux pour s’en assurer. Que sont les emprunts dits italien, piémontais, romain ; l’emprunt de la ville de Milan, le canal Cavour, les chemins de fer Lombard, Vénitien, Romain, etc., sinon des valeurs françaises autant et même plus qu’italiennes ? Le Parlement de Turin a décidé que les actions du chemin de Naples seraient réservées aux capitaux italiens : Italia fara da se. Mais on sait que derrière ces noms indigènes il y aura, comme toujours, des bailleurs de fonds français. Un nouvel emprunt italien, au capital de 500 millions, se prépare : par qui sera-t-il souscrit ? Une personne assez au courant de ces sortes de choses me l’assurait dernièrement, par la maison Rothschild. Tôt ou tard on créera en Italie un Crédit foncier et un Crédit mobilier : quels en seront les fondateurs ? Les mêmes, ou d’autres leurs pairs, qui ont créé le Crédit mobilier en France et en Espagne. Associer dans une vaste solidarité anonyme les capitaux de tous les pays, c’est ce qui s’appelle accord des intérêts, fusion des nationalités. Qu’en pensent les néo-jacobins ?