Péché d’orgueil (Brassard)/01

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Imprimerie des sourds-muets (p. 5-21).

Péché d’Orgueil

ROMAN
 

CHAPITRE i


À deux milles du village de Chambly, d’où l’on aperçoit les ruines historiques du Fort de Chambly et la rivière Richelieu belle et large comme un fleuve, était située la ferme de Joachim Bruteau. Joachim le malcommode, comme ses voisins l’appelaient, vivait là seul avec sa nièce Gilberte Mollin une orpheline aux yeux si beaux, si doux, que lorsque les gens du canton la rencontraient avec son oncle, ils ne manquaient pas de dire :

— Le vieux Joachim en a de la chance d’avoir cet ange auprès de lui, sans quoi le diable viendrait le chercher.

Le temps s’écoulait monotone à la ferme Bruteau, et rien ne semblait vouloir en changer le cours. Mais si la journée du 10 août 1906, époque où commence notre histoire, s’annonça comme tant d’autres, vide d’intérêt, elle ne devait pas se terminer sans être marquée d’un événement tragique, dont les suites allaient retomber sur le fermier et sa nièce, et, par un enchaînement de circonstances, faire souffrir des êtres dont ils ignoraient même l’existence. Et c’est ainsi que souvent les grands drames de la vie commencent sans que rien ne les fasse présager.

Gilberte, en ce jour qui nous occupe, se leva à bonne heure suivant son habitude. Sa toilette faite, elle se rendit au potager que l’on apercevait à une assez grande distance de la maison. Après avoir sarclé un moment, elle se mit en devoir d’emplir de légumes choisis le panier apporté. Attentive à son travail, elle ne s’apercevait pas que son chien qui l’avait suivie se promenait lentement parmi les tiges tendres des plants, les écrasant. L’ayant vu, elle le rappela vivement :

— Oh là, là, Pataud, on ne se gêne pas, hein ? Ici, et vivement.

L’animal pris en faute, obéit aussi vite que lui permettaient son âge avancé et son embonpoint, et, penaud, l’oreille basse, vint se placer près de sa maîtresse, dans l’allée étroite qui divisait les carrés de légumes, bordés de fleurs annuelles aux couleurs vives.

— Toi, vieux Pataud, si je t’y reprends, tu ne viendras plus au jardin. Tu as compris ?

Pataud, les yeux implorants, posa son museau sur la main qui le menaçait.

— Chère vielle bête, dit Gilberte en caressant la bonne grosse tête de son ami poilu.

Celui-ci comprenant qu’il était pardonné, lança un jappement joyeux. Puis la gueule entr’ouverte, montrant ses crocs blancs, il s’assit sur son train d’arrière et de contentement se mit à battre le sol de sa queue dont la couleur rousse n’attestait aucune race spéciale.

— Eh bien, brave compagnon, notre provision étant faite, il faut songer au retour.

Gilberte prit son panier bien fourni de légumes appétissants, et garni d’un magnifique bouquet de giroflées. Mais Pataud, qui regardait les préparatifs de départ de sa maîtresse, ne bougeait pas.

— Otez-vous de mon chemin, monsieur le caniche, dit-elle, en touchant la patte de devant de l’animal du bout de son soulier de toile.

Pataud, à la façon des chiens dressés présenta la patte, et dans cette pose savante, attendit.

— Tu ne veux pas partir, bonne bête ? tu as raison, respirons encore un peu ce bon air matinal.

Et Gilberte, ayant remis son panier à terre, d’un geste juvénile offrit ses bras au jour nouveau. Puis la tête renversée, les yeux mi-clos, elle aspira à pleine gorge l’air vivifiant que le soleil levant chargeait du parfum qu’il enlevait à la terre humide de rosée, et aux fleurs qu’il ouvrait pudiquement de la pointe de ses rayons lumineux.

— Oh ! qu’il fait bon vivre, pensa-t-elle en ouvrant bien larges ses mains comme pour recevoir tout ce que ce beau matin contenait.

Pataud, attentif, regardait non la nature éblouissante, mais celle qu’elle auréolait.

La silhouette de Gilberte se détachait séduisante sur le ciel clair, et évoquait presque Évangéline, la vaillante malheureuse ; mais le paysage n’avait pas la désolation de Grandpré, et le regard de celle qui l’animait n’était pas désespéré.

Pourtant, à un moment donné, une ombre passa sur le beau visage de la jeune fille, et c’est avec un geste un peu las qu’elle reprit le panier fleurant bon.

— Allons Pataud, en route, murmura-t-elle. Oncle Joachim pourra trouver que nous nous sommes trop attardés. Il n’aime pas à être dérangé dans ses habitudes, l’oncle Joachim. Il déjeune à six heures, et à six heures précises ; si je ne suis pas arrivée à temps, il ne me ménagera pas ses reproches.

À ce moment de son monologue, Gilberte sursauta : une cloche tintait au loin.

— Grands dieux ! les derniers coups qui annoncent la basse-messe à l’église. Je suis un quart d’heure en retard. Mon oncle va être en colère ; ah bien, tant pis, j’y suis habituée.

Gilberte pressa le pas, et tout en marchant, elle s’associait, par la pensée au sacrifice divin qui commençait dans son église paroissiale.

Arrivée à proximité de la maison, Gilberte s’entendit appeler impérieusement par la voix coléreuse de son oncle. Ce cri discordant résonna comme un blasphème dans l’air tranquille et pur de ce beau matin de fin d’été, quand tout dans la nature, à cette époque de l’année, prend des poses recueillies devant les moissons mûrissantes ; il jeta du désenchantement sur tout ce qui entourait la jeune fille, tant il est vrai que l’âme des choses cesse de parler devant les laideurs humaines.

Courageuse, Gilberte répondit à l’appel. Sa voix douce remit tout en harmonie, et les oiseaux, branchés dans le gros saule près du perron, un moment effrayés, gazouillèrent de nouveau.

Rendue à la porte de la cuisine, Gilberte entra vivement et s’immobilisa sur le seuil. Gentiment mais un peu craintive, elle salua son oncle :

— Bonjour oncle Joachim. Excusez-moi de m’être un peu attardée. Il fait si beau, ajouta-t-elle en se tournant vers la lumière qui entrait à flots par derrière elle.

La figure fermée de Joachim Bruteau s’éclaira un moment devant la radieuse apparition. Cependant, c’est d’un ton bourru qu’il répondit à la salutation de sa nièce :

— Bonjour Gilberte, dit-il renfrogné. Maintenant, vite, prépare le déjeuner.

Heureuse d’en être quitte à si bon compte, Gilberte s’activa aux préparatifs du repas. Bientôt une omelette rôtie à point fut placée sur la table recouverte d’une nappe blanche à carreaux bleus, sur laquelle la jeune fille déposa successivement du pain de ménage, une motte de beurre frais, et une jatte de lait crêmé. Puis, avec un goût sûr, elle arrangea les touffes de giroflées apportées du jardin, dans un vase en verre dépoli, et le mit au centre de la table. En bonne ménagère, elle s’assura si rien ne manquait au couvert. Satisfaite, elle appela, essayant d’être gaie :

— Tout est prêt, oncle Joachim, cette omelette vous fait de l’œil, et voyez si mes giroflées sentent bon.

Sans dire un mot Joachim approcha sa chaise, et prit son repas en silence.

Gilberte regardait de temps à autre son oncle à la dérobée. Joachim Bruteau était un de ces vieillards qui ne « vieillissent » pas, et bâti, comme il se plaisait à le dire, pour vivre cent ans. Son visage osseux, sans rides, comme pétrifié, avait une expression de dureté qu’accentuait une bouche mince. Sa lèvre supérieure rentrante, ombragée d’une courte moustache clairsemée, se retroussait souvent, par un tic familier, sur des dents solides qu’on eût dit toujours prêtes à mordre. Le noir de ses yeux chassieux venait en contraste avec la couleur châtine de ses cheveux poussés en brosse, et que soixante années d’existence n’avaient pas fait grisonner.

Autoritaire et égoïste Joachim Bruteau n’était pas précisément méchant, mais qu’attendait-il pour le devenir, l’occasion ? Cet homme au tempérament violent aurait pu tuer dans sa colère.

Le repas terminé, Joachim, toujours silencieux, alla s’asseoir près de la fenêtre ouverte. Il alluma sa pipe, et tout en tirant de fortes bouffées, se mit à regarder ses champs qu’il apercevait bien de l’endroit où il se tenait. La vue de ses récoltes qui s’annonçaient bonnes, le remplit d’aise. Il extériorisa sa satisfaction par un « hé, hé » guttural d’un accent tel, qu’il eût été difficile de dire si l’exclamation était ironique ou admirative.

Gilberte, qui vaquait aux soins du ménage dans une pièce voisine, interrompit son travail à la voix de son oncle, et prévenante s’enquit :

— Quelque chose pour vous, oncle Joachim ?

— né, hé, oui, quelque chose pour moi. Tout ça, fit-il en montrant de la main à la jeune fille qui s’était approchée, les pièces de grain.

— Ils sont vraiment beaux vos champs, oncle Joachim. Mais ce qu’il y a de beau, surtout, c’est ce bel horizon bleu sur lequel se découpe si nettement le vieux fort, là-bas, et…

— Finis donc de radoter coupa Joachim impatient, tu m’as fait perdre le fil de mes additions.

C’est que pendant que Gilberte disait son admiration sur le paysage poétique, lui, le vieux, calculait la valeur en argent sonnant de ses récoltes. Ayant retrouvé ses chiffres, mentalement, il les mit en colonne et le grand total représentant son revenu, lui arracha un nouveau « hé, hé, » de plaisir et de bonne humeur.

Gilberte voyant les dispositions joyeuses de son oncle, risqua :

— Vous semblez satisfait, mon oncle ?

— Oui, je compte que ma récolte va me rapporter de bons bénéfices, cette année.

— Remerciez-en le bon Dieu.

— Le bon Dieu, hé, Il s’occupe de ses « affaires, moi des miennes : ce n’est pas Lui qui laboure et qui sème, hein ?

— Non, mais Il vous protège. S’Il cessait de s’occuper de vous…

— Il me rendrait mon change, je ne m’occupe pas de Lui.

— Oncle Joachim, s’écria Gilberte, c’est affreux ce que vous venez de dire là !… La religion nous enseigne…

— Allons toi, vas-tu recommencer à me sermonner ? Je ne veux pas de tes sornettes ; je te l’ai déjà dit.

— Mais mon oncle…

— Assez.

Plus d’une fois, Gilberte avait essayé de ramener son oncle à la pratique de sa religion, mais toujours ses efforts restaient infructueux.

Du temps que sa femme vivait, Joachim l’accompagnait à l’église, pour la forme. À sa mort, il cessa tout exercice de piété même d’apparence. Le mot seul de religion avait le don de le mettre en colère, et comme Gilberte venait justement de le prononcer, il la regarda courroucé, et rétorqua railleur :

— Hé, la religion, à quoi ça sert ?… Trop de contraintes. Fais pas ça, fais pas ci, heu… la religion, je m’en moque. Je suis capable de me conduire sans elle. Et toi Gilberte, je t’avertis pour la dernière fois que je ne veux plus entendre de tes remarques assaisonnées à l’eau bénite, tu as compris ?…

Un peu tristement, Gilberte reprit son travail, pendant que son oncle continuait à supputer ses gains en songeant à ce qu’il en ferait. Un placement avantageux s’offrait ; il ne le laisserait pas passer.

De l’emploi de ses richesses, aucune part pour les pauvres. Ah, si cet homme avait connu la douceur de donner ! Mais non, égoïste dans l’âme, Joachim ne pensait qu’à lui, lui d’abord, lui toujours.

Pour s’assurer une vieillesse aisée, il avait disposé du sort de sa nièce sans même la consulter. Cette jeune fille ardente et bonne, toute désignée pour la tâche sublime des mères de famille, passerait sa vie à ses côtés pour le servir. Et cette décision révoltante ne datait pas d’hier.

Son ouvrage terminé, Gilberte jeta un regard satisfait sur les meubles bien rangés et les parquets luisants. La vue du coquet logis remit, le sourire aux lèvres de l’active ménagère. Elle l’aimait cette vieille maison qui s’était ouverte pour la recevoir, il y avait longtemps de cela, mais comme elle s’en souvenait !

Elle se mit à songer à son passé, et aussitôt sa figure s’attrista à nouveau.

Gilberte se voyait sortant d’une autre maison, dont la porte s’était refermée lugubrement derrière elle. Dans l’espace de deux mois, la mort venait de la faire deux fois orpheline. Son père, Fernand Mollin tué dans un accident, à son travail ; sa mère, toujours languissante, suivant de près son mari dans la tombe.

Sentant sa fin prochaine, madame Mollin avait écrit à sa sœur, madame Louise Bruteau, pour la supplier de se charger de sa fillette.

Cette demande provoqua un débat entre madame Bruteau et son mari. Au premier mot d’adoption prononcé par sa femme, Joachim trancha la question :

— Nous n’avons pas eu d’enfants à nous, nous n’élèverons pas ceux des autres.

La bonne Louise était aussi une femme de tête. En plus d’un devoir à accomplir, l’excellente personne désirait la venue auprès d’elle, de cette petite nièce qu’elle aimait déjà. Elle revint à la charge.

— Mais, mon ami, cette petite fille sera la consolation de nos vieux jours, et si je pars la première, elle te restera…

Cette remarque frappa Joachim. Avec sa forte constitution, il était logique qu’il survivrait à son épouse. Alors, l’idée de laisser quelqu’un pour prendre soin de lui était bonne. Louise ferait la main à la petite, et les attentions auxquelles il tenait ne lui manqueraient jamais. La venue de cette enfant au logis sera donc une aubaine pour lui plus tard. Un rapide calcul lui montra les avantages qu’il pourrait retirer de l’orpheline, une fois Louise partie. En égoïste pratique il décida pour l’adoption. Il dit :

— C’est bon, va chercher la gamine. Au fait quel âge a-t-elle ?

Sans chercher à deviner le revirement subit de son mari, Louise répondit émue :

— Elle a sept ans notre chère petite Gilberte.

— Notre, notre, notre, reprit-il bourru, appelle-la « ta petite Gilberte ». Moi, elle ne m’intéresse pas tant que tu vivras, mais après, je compte sur elle : c’est la seule raison qui me fait l’accepter sous mon toit.

Madame Bruteau fit ses préparatifs de voyage, et se rendit auprès de sa sœur. Elle arriva à temps pour recevoir les recommandations de la mourante.

— Je te lègue mon enfant, soupira l’agonisante, elle est pauvre des biens de ce monde, mais son cœur vaut un trésor. Aime-la bien, oh Louise, aime-la bien ! Elle te le rendra.

— Après les funérailles de sa sœur, madame Bruteau fit envoyer à son domicile de Chambly tout ce que possédait la malheureuse jeune femme. Puis, embrassant Gilberte, elle lui dit :

— Viens avec moi, chère petite, tu retrouveras là-bas tout ce qui a servi à tes bien-aimés parents.

— Maman n’y sera pas et papa non plus, répondit la fillette, les yeux pleins de larmes.

— Je les remplacerai de mon mieux, viens…

Elles étaient sorties du logis vide, et la porte en se refermant avait rendu ce bruit plaintif qu’ont les maisons abandonnées.

C’est le souvenir de cette maison que Gilberte venait, d’évoquer, et par un enchaînement de pensées, elle revécut les années passées auprès de sa tante et de son oncle. De lui, aucune marque d’affection, mais sa tante, comme elle sut l’aimer ! Elle lui avait fait donner une bonne instruction et sa sollicitude maternelle ne s’était jamais démentie.

Hélas, deux ans après ses études terminées, la jeune fille eut la douleur de fermer les yeux à sa seconde mère.

— Trois ans que tu es morte, tante chérie, murmura Gilberte, quinze ans que je suis ici.

Prenant dans ses mains le portrait de madame Bruteau posé sur un guéridon, elle le porta à ses lèvres.

— Dors en paix maman, dit-elle, je n’oublierai pas tes recommandations. Pour les bontés que tu as eues pour moi, je veux être bonne pour oncle Joachim.

Avant de mourir, Louise confia son mari aux soins attentifs de Gilberte, mais en y faisant suivre la remarque suivante :

— Mon enfant, sois humainement dévouée pour ton oncle ; cependant, pour aucune considération, ne lui sacrifie ce que tu pourrais appeler ton bonheur sur la terre. J’entends par là le genre de vie où tu te sentirais appelée.

Depuis la mort de sa tante, Gilberte subissait courageusement les exigences allant jusqu’à la tyrannie de son oncle. La beauté parfois pathétique de la jeune fille n’émouvait pas l’égoïste, et si par occasion Joachim voyait des larmes dans les yeux veloutés de sa nièce, il rageait :

— Holà les grimaces, criait-il, pas de pleurnichage autour de moi, je n’en veux pas.

Ayant décidé d’un avenir sans consolation pour Gilberte, Joachim voulait sa victime souriante.

Le souci de ses occupations journalières, fit sortir Gilberte de sa rêverie. De son pas souple, elle retourna à la cuisine, et se mit en devoir d’apprêter les légumes apportés le matin. Pour ce travail, elle alla s’asseoir sur les marches du perron. De là elle embrassait tous les bâtiments de la ferme, bien disposés et blanchis à la chaux. Près du poulailler, de gros tournesols montraient leurs fleurs énormes, telles des éclipses de soleil. L’eau courante d’un abreuvoir chantait dans un bassin de pierre ombragé d’un peuplier. Les chevaux de trait, au repos ce jour-là dans le petit enclos non loin de la maison, s’émouchaient lentement de leurs crins soyeux. Des pigeons blancs et bleus volaient continuellement en faisant claquer leurs ailes.

Gilberte regarda à tour de rôle ces choses familières, et soupira. Mais bientôt un sourire s’ébaucha sur ses lèvres ouvertes par un brin de chanson. Elle était si jeune sous ce beau ciel victorieux…

Pendant ce temps, le vieux Joachim fumait sa pipe tout en se promenant de long en large dans la pièce qu’il n’avait pas quittée. Il jetait souvent un regard sur sa nièce, dont le fin profil se dessinait très pur dans l’encadrement de la porte.

— Hé, hé, marmotta-t-il, une fière ménagère que j’ai là et dire qu’elle sera toujours à mon service.

Toujours ! quel mot téméraire.

Le soir de cette même journée, son ouvrage terminé, Gilberte alla s’asseoir au pied d’un arbre non loin de la maison. Un livre ouvert sur les genoux, elle ne lisait pas. Elle regardait vaguement le long ruban poudreux de la route qui passait à une cinquantaine de pieds d’elle.

Tout à coup, son attention fut attirée par un grand bruit dans le lointain. Au ronflement étourdissant, elle devina la venue de ces nouveaux véhicules qui marchaient au gaz.

Intéressée, elle se dirigea vers la clôture longeant le chemin, et s’y appuyant, elle regarda venir l’automobile qui roulait à pleine vitesse.

— Si cet individu prend la courbe près d’ici sans modérer, il va capoter se dit-elle, et qu’arriverait-il si par hasard quelqu’un venait en sens inverse. Mais… Cet homme est réellement fou ou ivre, s’écria la jeune fille, il va se rompre le cou, ou… Ah mon Dieu ! une rencontre ! Une voiture !

Et Gilberte, les yeux dilatés, assista terrifiée à l’accident.

Ce fut rapide.

La grosse machine, incapable dans sa vitesse de faire la courbe à sa droite, tint le haut du chemin et prit de flanc un léger phaéton attelé d’un cheval et conduit par un homme, et projeta le tout dans le fossé.

Pour l’automobile pesante, son poids augmenté par la vitesse, la maintint sur ses roues. Après plusieurs zigzags pleins de périls, elle retrouva son aplomb et fila plus vite que jamais.

— Ah la brute ! cria Gilberte, il ne prête pas secours à sa victime. Oncle Joachim, appela-t-elle, vite, venez donc, un accident !

Joachim Bruteau montra sa tête par la fenêtre.

— Que dis-tu ? Un accident, où ça ?

— Sur la route… Une automobile a frappé une voiture…

— Une voiture, hé hé, je vais envoyer mes domestiques, ça les amusera. Jean, Conrad, ordonna-t-il, mademoiselle Gilberte a besoin de votre aide dans le chemin en face de la maison. Un écervelé vient de se briser les os, paraît-il.

Mais Gilberte n’écoutait plus. Elle courait, compatissante, là où la charité lui commandait d’aller.

Le cœur battant, la jeune fille avançait rapidement. Qu’allait-elle trouver, un mort ? un blessé ?

Sur le lieu de l’accident, elle aperçut un homme assis sur le remblai, et qui essuyait de son mouchoir son front ensanglanté. Elle s’approcha vivement de l’inconnu :

— Vous êtes blessé, monsieur, laissez-moi vous panser. Y a-t-il d’autres personnes avec vous ?

— Non, je suis seul, heureusement.

Avec des gestes adroits, Gilberte banda le front meurtri.

— Et maintenant, monsieur, voici nos domestiques, pourrez-vous marcher avec leur aide ?

— Oh oui, je le crois, merci… Quel choc !

— Mes amis, dit Gilberte aux employés de son oncle, aidez donc ce monsieur à se rendre à la ferme, moi je vous précède pour préparer un lit. Vous reviendrez ensuite chercher ce pauvre cheval que vous conduirez à l’écurie.

— Bien, mademoiselle.

L’arrivée du blessé fit froncer les yeux au vieux Joachim, mais il ne dit rien devant ses gens ; toutefois, il se promit ceci, dans son for intérieur :

— Demain je mettrai ce voyou à la porte et prestement. Eh, belle corvée, on prend ma maison pour un hôpital…

Seulement, le lendemain, le docteur appelé par les soins de Gilberte, prescrivit un repos absolu au malade, atteint d’une forte fièvre.

— Je ne crois pas que ce soit grave ajouta le médecin, cet homme possède une forte constitution. Dans quatre ou cinq jours, peut-être avant, il sera sur pieds.

En effet, le soir du deuxième jour, la fièvre tomba, et Gilberte, en entrant dans la chambre de son patient, fut agréablement surprise de le voir accoudé sur ses oreillers.

— Ah, vous voilà mieux, dit-elle en souriant.

— Beaucoup mieux, mademoiselle, et heureux de pouvoir vous remercier chaleureusement de votre secours et de votre hospitalité. Mademoiselle, Étienne Bordier vous remercie du fond du cœur de toutes vos bontés.

— Gilberte Mollin est sensible à votre témoignage de gratitude, monsieur. Désirez-vous avertir quelqu’un de votre accident ?

— J’ai des parents éloignés, mais ils ne soupçonnent même pas mon arrivée dans la région. Demain j’irai leur conter mon aventure.

— Demain ? Vous sentez-vous si fort ?

— Oh oui, vous verrez.

Le lendemain, de bonne heure, alors que Gilberte s’occupait à relever ses fleurs un peu abattues par la pluie de la nuit, elle vit venir à elle le blessé, un peu pâle mais la démarche assurée.

— Bonjour mademoiselle Mollin, dit-il d’une voix grave et émue.

— Bonjour monsieur, répondit Gilberte, doucement.

— Mademoiselle, j’ai pris congé de votre excellent oncle, et je viens vous dire non pas adieu, mais au revoir… si vous le permettez.

Gilberte releva son beau regard sur les yeux francs de cet homme, à peine plus âgé qu’elle.

— Croyez-vous qu’il soit nécessaire de nous revoir, monsieur, nos chemins se sont croisés, n’est-ce pas tout ?

— La Providence veut quelquefois ces croisées, et souvent les voyageurs qui s’y rencontrent, suivent ensuite la même route. Mademoiselle, permettez que je revienne…

Gilberte tendit sa main à Étienne Bordier.

— Revenez, dit-elle simplement.

— Merci, répondit-il en portant les doigts fins à ses lèvres.

Ces deux êtres jeunes et beaux s’étaient compris et aimés à première vue.

Gilberte regarda s’éloigner celui qui, elle le sentait dans la joie de son cœur, l’avait prise en entier.

Qui était-il cet homme, plutôt grand et de belle tournure ? Sa profession lui importait peu. Cette figure franche et loyale appartenait à une âme d’élite, et cela suffisait.

Elle entra au logis, légère de bonheur. Que lui faisaient maintenant les duretés de son oncle ; elle n’aura pas à les supporter longtemps. Étienne Bordier reviendra, et pour la chercher, tout son être le lui criait.

Elle reprit sa tâche. Tout lui semblait facile. Elle redoublait d’attention pour son oncle ; elle éprouvait le besoin de se dépenser.

Le vieux Joachim, en voyant sa nièce si joyeusement active, ne chercha pas à savoir ce qui l’animait ainsi. Il vit dans cette nouvelle ardeur le désir de la jeune fille à le bien servir, et il en grognait d’aise.

— Hé, hé, la Louise a eu la main heureuse. La petite est docile à mes ordres. D’ailleurs, je voudrais bien voir qui me résisterait. Hé ! ce ne sera toujours pas cette fillette…

Et béatement il se plongea dans sa quiétude, sans se douter qu’il entrerait bientôt dans une lutte où deux grandes forces allaient se mesurer : l’Égoïsme et l’Amour.