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Quand j'étais photographe/01

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Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 1-8).

QUAND J’ÉTAIS PHOTOGRAPHE



BALZAC ET LE DAGUERRÉOTYPE


Quand le bruit se répandit que deux inventeurs venaient de réussir à fixer sur des plaques argentées toute image présentée devant elles, ce fut une universelle stupéfaction dont nous ne saurions nous faire aujourd’hui l’idée, accoutumés que nous sommes depuis nombre d’années à la photographie et blasés par sa vulgarisation.

Il s’en trouva qui regimbaient jusqu’à se refuser à croire. Phénomène accoutumé, car nous sommes hargneux de nature à toute chose qui déconcerte nos idées reçues et dérange notre habitude. La suspicion, l’ironie haineuse, « l’impatience de tuer », comme nous disait l’amie Sand, se dressent aussitôt. N’est-ce pas d’hier même, la protestation furibonde de ce membre de l’Institut invité à la première démonstration du phonographe ? Avec quelle indignation le savant « instituteur » refusa de se prêter une seconde de plus à cette « supercherie de ventriloque », et de quel fracas il sortit, jurant que l’impertinent mystificateur aurait affaire à lui…

« — Comment ! » me disait un jour, à sa mauvaise heure, Gustave Doré, — un esprit clair et dégagé pourtant s’il en fut ! — « comment, tu ne comprends pas la jouissance qu’on a à découvrir le défaut de la cuirasse dans un chef-d’œuvre ? »

L’inconnu nous frappe de vertige, et nous choquerait comme une insolence, ainsi que le « Sublime nous fait toujours l’effet d’une émeute » [1].

L’apparition du Daguerréotype — qui plus légitimement devait s’appeler Niepcetype — ne pouvait donc manquer de déterminer une émotion considérable. Éclatant à l’imprévu, au maximum de l’imprévu, en dehors de tout ce qui pouvait s’attendre, déroutant tout ce qu’on croyait connaître et même le supposable, la nouvelle découverte se présentait assurément, comme elle reste, la plus extraordinaire dans la pléiade des inventions qui font déjà de notre siècle interminé le plus grand des siècles scientifiques, — à défaut d’autres vertus.

Telle y apparaît en effet la glorieuse hâte que le foisonnement des éclosions semble se passer même de l’incubation : l’hypothèse sort du cerveau humain tout armée, formulée, et l’induction première devient immédiatement l’œuvre constituée. L’idée court au fait. À peine la vapeur a-t-elle réduit l’espace, que l’électricité le supprime. Pendant que Bourseul, — un Français, le premier, humble employé des Postes, — signale en vigie le téléphone et que le poète Charles Cros rêve le phonographe, Lissajoux, avec ses ondes sonores, nous fait voir le son qu’Ader nous transmet hors des portées et qu’Edison à jamais nous enregistre ; — Pasteur, rien qu’en regardant d’un peu près les helminthes qu’avait devinés Raspail, impose le diagnostic nouveau qui va mettre au panier nos vieux codex ; — Charcot entr’ouvre la mystérieuse porte du monde hyperphysique soupçonné par Mesmer, et toute notre criminalité séculaire s’écroule ; — Marey, qui vient de surprendre à l’oiseau le secret de l’aéronautique rationnelle par les graves, indique à l’homme dans les immensités de l’éther le nouveau domaine qui va être sien dès demain, — et, simple fait de physiologie pure, l’anesthésie s’élève, d’une aspiration comme divine, jusqu’à la miséricorde qui amnistie l’humanité de la douleur physique désormais abolie… — Et c’est cela, oui, tout cela que le bon monsieur Brunetière appelle : « la faillite de la Science. »

Nous voici bien au delà même de l’admirable bilan de Fourcroy, à l’heure suprême où le génie de la Patrie en danger commandait les découvertes, bien loin des Laplace et des Montgolfier, des Lavoisier, des Chappe, des Conté, de tous, — si loin que, sur cet ensemble des manifestations, des explosions presque simultanées de la Science en notre dix-neuvième siècle, sa symbolique devra, elle aussi, se transformer : — « l’Hercule antique était un homme dans toute la force de l’âge, aux muscles puissants et rebondis : l’Hercule moderne, c’est un enfant accoudé sur un levier. » [2]

Mais tant de prodiges nouveaux n’ont-ils pas à s’effacer devant le plus surprenant, le plus troublant de tous : celui qui semble donner enfin à l’homme le pouvoir de créer, lui aussi, à son tour, en matérialisant le spectre impalpable qui s’évanouit aussitôt aperçu sans laisser une ombre au cristal du miroir, un frisson à l’eau du bassin ? L’homme ne put-il croire qu’il créait en effet lorsqu’il saisit, appréhenda, figea l’intangible, gardant la vision fugace, éclair, par lui gravés aujourd’hui sur l’airain le plus dur ?

En somme, Niepce et son fin compère furent sages d’avoir attendu pour naître. L’Église se montra toujours plus que froide aux novateurs, — quand elle ne leur fut pas un peu chaude, — et la découverte de 1842 avait des allures suspectes au premier chef. Ce mystère sentait en diable le sortilège et puait le fagot : la rôtissoire céleste avait flambé pour moins.

Rien n’y manquait comme inquiétant : hydroscopie, envoûtement, évocations, apparitions. La nuit, chère aux thaumaturges, régnait seule dans es sombres profondeurs de la chambre noire, lieu d’élection tout indiqué pour le Prince des Ténèbres. Il ne fallait qu’un rien vraiment pour de nos filtres faire des philtres.

Il n’est donc pas à s’étonner si tout d’abord l’admiration elle-même sembla incertaine ; elle restait inquiète, comme effarée. Il fallut du temps pour que l’Animal Universel en prit son parti et s’approchât du Monstre.

Devant le Daguerréotype, ce fut « du petit au grand », comme prononce le dicton populaire, et l’ignorant où l’illettré n’eurent pas seuls cette hésitation défiante, comme superstitieuse. Plus d’un parmi les plus beaux esprits subit cette contagion du premier recul.

Pour n’en citer que dans les plus hauts, Balzac se sentit mal à l’aise devant le nouveau prodige : il ne se pouvait défendre d’une appréhension vague de l’opération Daguerrienne.

Il en avait trouvé son explication à lui, vaille que vaille à cette heure-là, rentrant quelque peu dans les hypothèses fantastiques à la Cardan. Je crois me bien rappeler avoir vu sa théorie particulière énoncée par lui tout au long dans un coin de l’immensité de son œuvre. Je n’ai pas loisir de l’y rechercher, mais mon souvenir se précise très nettement par l’exposé prolixe qu’il m’en fit dans une rencontre et qu’il me renouvela une autre fois, car il en semblait obsédé, dans le petit appartement tendu de violet qu’il occupait à l’angle de la rue Richelieu et du boulevard : cet immeuble, célèbre comme maison de jeu sous la Restauration, portait encore à cette époque le nom d’hôtel Frascati.


Donc, selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en pellicules infinitésimales, dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps.

L’homme à jamais ne pouvant créer, — c’est-à-dire d’une apparition, de l’impalpable, constituer une chose solide, ou de rien faire une chose, — chaque opération Daguerrienne venait done surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté.

De là pour ledit corps, et à chaque opération renouvelée, perte évidente d’un de ses spectres, c’est-à-dire d’une part de son essence constitutive.

Y avait-il perte absolue, définitive, ou cette déperdition partielle se réparait-elle consécutivement dans le mystère d’un renaissement plus ou moins instantané de la matière spectrale ? Je suppose bien que Balzac, une fois parti, n’était pas homme à s’arrêter en si bonne route, et qu’il devait marcher jusqu’au bout de son hypothèse. Mais ce deuxième point ne se trouva pas abordé entre nous.

Cette terreur de Balzac devant le Daguerréotype était-elle sincère ou jouée ? Sincère, Balzac n’eût eu là que gagner à perdre, ses ampleurs abdominales et autres lui permettant de prodiguer ses « spectres » sans compter. En tout cas elle ne l’empêcha pas de poser au moins une fois pour ce Daguerréotype unique que je possédai après Gavarni et Silvy, aujourd’hui transmis à M. Spoelberg de Lovenjoul.

Prétendre qu’elle fut simulée serait délicat, sans oublier pourtant que le désir d’étonner fut très longtemps le péché courant de nos esprits d’élite. Telles originalités bien réelles, du plus franc aloi, semblent si bien jouir au plaisir de s’affubler paradoxalement devant nous qu’on a dû trouver une appellation à cette maladie du cerveau « — la pose — » la pose que les romantiques hanchés, poitrinaires, à l’air fatal, ont transmise parfaitement la même, d’abord sous l’allure naïve et brutale des réalistes naturalistes, puis jusqu’à la présente raideur, la tenue concrète et fermée à triple tour de nos décadents actuels, idiographes et nombrilistes, — des pointus plus ennuyeux à eux seuls que tous les autres ensemble, gage éternel de l’impérissabilité de Cathos et Madelon.

Quoi qu’il en fût, Balzac n’eut pas à aller loin pour trouver deux fidèles à sa nouvelle paroisse. De ses plus proches, Gozlan, en sa prudence, s’en était tout de suite garé ; mais le bon Gautier et le non moins excellent Gérard de Nerval emboitèrent immédiatement le pas aux « Spectres ». Toute thèse en dehors des vraisemblances ne pouvait qu’agréer à « l’impeccable » Théo, au poète précieux et charmant, bercé dans le vague de sa somnolence orientale : l’image de l’homme est d’ailleurs proscrite aux pays des soleils levants. — Quant au doux Gérard, à jamais monté sur la Chimère, il était cueilli d’avance : pour l’initié d’Isis, l’intime de la reine de Saba et de la duchesse de Longueville, tout rêve arrivait en ami… — mais tout en causant spectres, l’un comme l’autre, et sans autres façons, furent des bons premiers à passer devant notre objectif.

Je ne saurais dire combien de temps le trio cabaliste tint bon devant l’explication toute physique du mystère Daguerrien, bientôt passée au domaine banal. Il est à croire qu’il en fut de notre Sanhedrin comme de toutes choses, et qu’après une très vive agitation première, on finit assez vite par n’en plus parler. Comme ils étaient venus, les « Spectres » devaient partir.

Il n’en fut d’ailleurs plus jamais question dans aucune autre rencontre ni visite des deux amis à mon atelier.

  1. Ch. Baudelaire. Curiosités esthétiques.
  2. Louis de Lucy