Aller au contenu

Quand j'étais photographe/02

La bibliothèque libre.
Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 9-35).



GAZEBON VENGÉ


Monsieur,

M. Mauclerc, artiste dramatique, de passage en notre ville, m’a fait voir ainsi qu’aux habitués de mon établissement son portrait daguerréotipé (sic) nous a-t’il dit par vous à Paris, tandis que lui était aux Eaux-Bonnes (par le procédé électrique).

Plusieurs personnes qui ignorent les progrès de l’électricité se sont refusées à ajouter foi aux affirmations de M. Mauclerc dont pour ma part je n’ai pas douté un seul instant m’étant un peu occupé de Daguerreotipe dans un temps.

Je viens donc vous prier monsieur de me tirer mon portrait d’après le même procédé et de me l’envoyer le plus promptement possible.

Recevant journellement la meilleure société et même un grand nombre d’Anglais surtout en hiver, je vous engage à appliquer tous vos soins à ce travail, ne pouvant que vous être favorable, beaucoup de personnes se proposant de vous écrire pour avoir aussi leur portrait.

Je le désire tiré en couleur et s’il est possible assis à l’une des tables de ma grande salle de billards.

J’ai l’honneur de vous saluer.

Gazebon
Propriétaire du café du Grand-Théâtre, Grande-Place.

Pau, le 27 août 1856.


Au dos et sur le corps de lettre, comme on faisait avant l’usage des enveloppes, — avec les timbres de Pau et Paris, plus le timbre impérial, postalement oblitéré :

Monsieur Nadar,
Artiste en daguerréotipe,
Rue Saint-Lazare, 113
Paris.

J’avais lu et relu cette lette cocasse, — que je reproduis ici textuelle, orthographe et ponctuation, — admirant à l’égal la crédulité dodue de ce Gazebon et la fourbe du perfide Mauclerc.

« … m’étant un peu occupé de Daguerreotipe dans un temps » avait de quoi me laisser rêveur…

Et, dans un vague souvenir qui venait à se préciser, j’arrivais à retrouver ces deux noms du naïf cafetier de Pau et du comédien mystificateur.

Quelque deux ans auparavant j’avais reçu du même Gazebon, sous l’instigation et les auspices du même Mauclerc, — déjà cette fois « de passage en notre ville » — une première épitre « sensationnale ».

Il s’agissait d’une atroce pendule en cuivre doré, chef-d’œuvre du mauvais goût de la Restauration : sujet, Malek Adel sur son coursier. Ce Malek Adel surabondant, — on ne voyait que lui à tout coin, — en était tombé à se voir refuser l’asile par les derniers brocanteurs.

Le Mauclerc « de passage, etc. », furetant chez le cafetier et y rencontrant ce dernier souvenir des littératures de madame Cottin, l’insidieux Mauclerc s’était exclamé, jurant à l’innocent Gazebon qu’il tenait là une pièce de premier ordre dans la haute curiosité, citée par tous les connaisseurs et dont un seul et unique autre exemplaire connu au monde existait entre mes mains. — Sur quoi il avait facilement incité sa victime choisie à m’écrire bien vite et à s’entendre avec moi — pour maintenir les prix.

Je m’étais abstenu de répondre, et cette première tentative de Mauclerc n’ayant pas été suivie d’effet en ce qui était de moi, il revenait à la charge, poussant derechef sur moi son Gazebon.

Va pour Gazebon, qui « reçoit journellement la meilleure société et même un grand nombre d’Anglais ; » — mais moi, pourquoi cette obstination, cet acharnement à me précisément choisir et poursuivre comme vase d’élection, à m’imposer la complicité de tels méfaits ? — Mauclerc, « artiste dramatique, de passage en notre ville, » que me veux-tu ?

Sans me laisser toucher par une préférence si marquée pour ma collaboration, préférence que je veux croire flatteuse de la part de ce Mauclerc, je ne me trouvai pas davantage cette seconde fois en goût de lui donner la réplique.

Je laissai Mauclerc tourner tout seul à regarder fuser son pétard et le brave Gazebon attendre son portrait « tiré en couleur et assis s’il est possible dans sa salle de billards » — au pluriel.

Mais cette dernière lettre demandait à être gardée comme spécimen, et, tel un collectionneur pique un papillon rare, je lui donnai place dans le carton spécial.

Il n’est pas désagréable et il est légitime, aux derniers jours d’une carrière longue et suffisamment remplie, d’avoir reçu et de se relire des épîtres comme celle-là.

Seulement, qui m’eût dit que quinze ou vingt ans après le bon Gazebon trouverait son vengeur et que…

Mais n’anticipons pas sur les événements…


Connaissez-vous rien de meilleur que les quelques instants de repos avant le repas du soir, après une longue journée de travail ? Chassé du lit dès avant l’aube par les préoccupations de son labeur, l’homme ne s’est plus arrêté d’agir et de penser. Il a donné de lui tout ce qu’il pouvait donner, sans compter, luttant contre la fatigue de plus en plus accablante :

Je tomberai ce soir comme un bœuf assommé,

et ce n’est qu’à la baisse du jour, lorsque a sonné l’heure de la libération, l’heure de la cessation pour tous, que, la grande porte de la maison enfin close, il se fait grâce, accordant jusqu’au lendemain trêve plénière à ses membres, à son cerveau excédés.

C’est l’heure douce par excellence où, récompensé de son travail — notre grand bienfait humain — par son travail même, — et tout à lui-même enfin rendu, il s’étend longuement avec délice sur le siège d’élection, récapitulant le fruit de sa journée d’efforts…

Oui, mais notre grande porte fermée, la petite reste entr’ouverte toujours, et si notre bonne chance doit être aujourd’hui complète, il nous arrivera bien, pour quelque bonne causerie bien intime, réconfortante, où la discussion détestable ne s’aviserait jamais d’intervenir, l’un de ceux que nous aimons par-dessus tous et qui nous aiment, — un des quelques que notre pensée toujours suit comme leur pensée est avec nous toujours : accords parfaits, communions cimentées jusqu’au delà de l’heure dernière par les longues années d’affection et d’estime…

Justement m’était échu ce tantôt-là l’un des plus chers et des meilleurs, l’âme la plus haute avec l’esprit le plus alerte et le plus clair, l’un des plus brillants fleurets cités de la conversation parisienne, mon excellent Hérald de Pages — et quelle bonne bavette bien intime on était en train de tailler, oubliant loin derrière fatigues et tout le reste ! — lorsqu’on nous annonce un visiteur :

— Je n’y suis pas ! Qu’on me laisse tranquille !

— C’est que celui-là est déjà venu trois fois sans vous trouver, et il vient de nous dire que, si vous ne pouviez encore le recevoir, il reviendrait. Il a absolument besoin de vous parler.

— Qui est-ce ?

— Je ne sais : un tout jeune homme qui a l’air d’un ouvrier, — nu-tête et en blouse blanche.

— Laisse-le monter… intervient le bon Hérald qui a déjà flairé (— je le connais ! —) quelque peu de bien à faire.

— Aye !  !  !… — Faites monter.


Apparaît le jeune homme en blouse blanche et tête nue.

Il commence par s’excuser s’il se présente en tenue de travail : occupé tout le jour, il n’a pu, sous peine de ne plus me rencontrer, rentrer s’habiller chez sa mère avec laquelle il demeure sur les hauteurs de Clignancourt.

Vingt ans, peut-être et au plus, le regard droit et net, le maintien réservé, modeste mais assuré. La paroie remarquablement facile n’a rien de l’accent trainard des bas-fonds parisiens. Ensemble très sympathique : prototype du bon ouvrier français, intelligent, rapide, débrouillard.

Après ses excuses et remerciements, il m’a déjà exposé que malgré l’absolu besoin qu’il avait de me voir, il aurait peut-être hésité pourtant à me déranger s’il ne se trouvait déjà quelque peu avec moi en pays de connaissance : sa mère, dont il me dit et répète le petit nom, avait servi à Lyon ma mère à laquelle elle gardait le meilleur souvenir, et encore il avait travaillé pendant près de deux ans chez Léopold Leclanché, fils d’un de mes vieux amis, le traducteur des Mémoires de Cellini.

— … celui, monsieur, que vous aviez baptisé Farouchot — il riait de si bon cœur en nous le racontant ! — et que nous avons eu le malheur de perdre avant son fils : une bien grande perte encore, celle-ci, monsieur, pour moi et pour tous, car M. Léopold avait encore devant lui plus d’une invention peut-être plus précieuse même que sa pile électrique, et il avait la bonté de me témoigner de l’intérêt, beaucoup d’intérêt. — J’ai bien perdu en lui.

— Alors, vous êtes ouvrier électricien ?

— Oui, monsieur. J’ai toujours eu beaucoup de goût pour mon métier et tout ce qui s’y rattache physique, chimie, calcul. Je vais tous les soirs aux cours des mairies ou bien je lis les ouvrages, les comptes rendus spéciaux : c’est mon grand, mon seul plaisir. Je ne sais rien ou presque rien, mais je me tiens au courant de ce que les autres savent. Aussi je m’attache à passer par tous les ateliers où on apprend quelque chose : c’est ainsi qu’après avoir travaillé dix-huit mois dans la maison Breguet, j’ai quitté : ce n’est plus là que de la fabrication d’atelier et c’est le laboratoire qui m’attire. J’ai été employé chez monsieur Trouvé lorsqu’il s’occupait de son vélocipède électrique, rue de Valois, avec le moteur double. J’ai travaillé — je voulais tout connaître, tout voir, — chez monsieur Froment pour ses horloges, chez monsieur Marcel Deprez aux moteurs générateurs et à la transmission des forces, — une grande chose qui n’a pas dit son dernier mot, monsieur ! — ensuite avec monsieur Ader pour son téléphone…

— Ah ! vous connaissez aussi monsieur Ader ?

— Oh ! oui, monsieur ; un bien excellent homme, qui en sait long et qui en aura long à nous dire un jour ! Et avec ça, modeste, trop modeste !

— C’est vrai.

— Vous le connaissez aussi ?… — N’est-ce pas, monsieur, que je ne me trompe pas ? — Enfin, j’ai même eu la chance d’être accepté par monsieur Caselli aux recherches de la télégraphie autographique. C’est là surtout…

— Mais quel âge avez-vous donc ?

— Hé ! monsieur, je vais avoir mes vingt ans.

— Vous ne paraissez même pas cela. — Mais, voyons : vous êtes ouvrier électricien, vous êtes studieux, certainement intelligent, vous avez connu mes amis « Farouchot », mon ami Ader ; vous avez été ici et là : bien ! — Mais ce n’est pas seulement cela que vous êtes venu me dire ?

Ici, un temps de silence. — Le jeune homme est hésitant, timide, embarrassé. — Enfin, par un très visible effort :

— Monsieur Nadar, je ne me permettrai pas de vous dire pour quels motifs c’est vers vous que je suis venu ; pourquoi c’est vers vous, vous seul, que je devais venir — et j’y serais revenu tant que je n’aurais pu parvenir à vous approcher : je ne trouve rien de bas comme la flatterie et je ne voudrais pas vous sembler un flatteur…

Je dus, à cet endroit, froncer le sourcil et il put s’en apercevoir :

— Avant tout, monsieur, je vous supplie de ne pas me prendre pour un orgueilleux, ce que je n’ai aucune raison d’être ; mais ce que je suis venu vous exposer est tellement… extraordinaire, tellement en dehors, même pour vous, de tout ce qui est reconnu admis, classé, catalogué, que je dois avant tout vous adresser une prière : celle de vouloir bien m’accorder de ne pas me juger au premier mot comme un fou ou un impudent, — de m’écouter, de m’entendre sans vous récrier…

— Allez !

— Et je dois aussi vous demander, messieurs, de ne pas me faire l’honneur de me prendre pour un inventeur. Je ne suis qu’un jeune homme, fort ignorant, et ce n’est pas du tout une découverte que j’ai la prétention de vous apporter. Ce n’est qu’une simple trouvaille, un hasard, une rencontre de laboratoire. — Vous serez du reste surpris de la simplicité, de la banalité de la chose : je parle de ma trouvaille en elle-même, au point de vue scientifique, non quant à ses conséquences. — J’y ai été tout naturellement amené par les dernières expériences publiées sur la photophonie. Je me suis dit : si les résultats obtenus par MM. Graham Bell et Summer Tainter ont établi que tous les corps peuvent rendre le son sous l’action de la lumière, pourquoi nous refuserions-nous à accepter de la lumière elle-même ce que nous offre la lumière ?

— Et ?…


Ici, nouveau silence : — puis, avec résolution, le regard plus encore bien en face :

— Monsieur, admettriez-vous, seulement pour un instant, comme par hypothèse, que si, par impossible (— mais ce n’est pas à moi de rappeler, surtout à vous, qu’en dehors des mathématiques pures, le grand Arago n’acceptait pas le mot : impossible —), si donc un modèle, un sujet quelconque, étant dans cette pièce où nous nous trouvons en ce moment, par exemple, — et d’autre part, votre opérateur avec son objectif dans son laboratoire, soit à cet étage, soit à tout autre étage au-dessus ou au-dessous, c’est-à-dire absolument séparé, isolé de ce modèle qu’il ignore, qu’il ne saurait voir, qu’il n’a même pas vu, — et il n’a nul besoin de le voir, — admettriez-vous que, si un cliché pouvait être ici, devant vous, obtenu dans ces conditions strictes de ségrégation, l’opération ainsi exécutée à brève distance pût être reproduite avec quelque chance à distances plus considérables — ?…


De Pages s’était levé comme si le jeune électricien l’avait touché de son fil…

Pour moi, quelque peu suffoqué, comme on pense, j’examinais mon interlocuteur : son clair regard de brave garçon restait droit braqué sur le mien.

— Et alors, monsieur, je suis venu à vous pour vous demander une grâce, — une grâce qui n’est rien pour vous, qui est tout pour moi : uniquement, simplement de vouloir bien me permettre de faire exécuter chez vous, devant vous, par un de vos opérateurs, — dans les conditions d’isolement indiquées ou que vous indiquerez vous-même, — avec tel modèle qu’il vous plaira choisir. — un cliché, ne fût-ce qu’un seul cliché, qui suffira à démontrer si ce que j’avance est ou non possible. — Naturellement je n’ai, moi, ni appareil, ni produits photographiques, et ce n’est d’ailleurs pas de ce côté mon affaire.

» C’est là tout ce que j’avais à vous demander, monsieur, et vous voyez que le dérangement que je viens solliciter de vous n’est pas bien grand. Quant à ma besogne, à moi, elle ne vous dérangera pas davantage : je ne tiens pas beaucoup de place et je ne vous encombrerai pas avec les onze cents grammes que pèse, sur mes genoux, mon petit moteur Griscom, et qui me suffisent.

» Et je vous serai très reconnaissant, car ce sera un grand honneur pour moi d’avoir été écouté dans une maison comme la vôtre. — Je ne parle pas des résultats au point de vue des profits pécuniaires qui me touchent moins que le reste. Les yeux fermés, je me mets ici en vos mains — que je connais.

Je n’avais point bronché.

L’ami de Pages, suragité, cherchait mes yeux autant que j’évitais les siens, me faisant force signes que je ne voulais voir. Trop évidemment, il me trouvait froid. — N’y pouvant plus tenir, il intervint :

— Ainsi, vous dites qu’à toutes distances et hors de vue, vous espérez exécuter des clichés ?

— Je n’espère pas exécuter, monsieur ; j’exécute.

— Mais je ne saurais trop vous le redire et verrez de reste : je ne suis pas un inventeur, je n’ai rien inventé ; j’ai seulement rencontré. Je n’ai eu là qu’un bien petit mérite, s’il y en a un : celui de supprimer. — Vous vous rappelez, monsieur Nadar, que vous avez écrit, en parlant de la première roue à pattes de la locomotive de Stephenson : « Ce qui fait le premier obstacle à la plupart des manifestations nouvelles de l’esprit humain, c’est que nous procédons presque constamment du composé au simple. »

— Et il cite ses classiques !… me dit de Pages en riant.

— J’ai simplifié, voilà tout. — Seulement… seulement, messieurs, je vous dois un aveu… Mon devoir est de vous dire…

— ?…

— … de vous avertir que j’ai déjà tenté une première expérience, — expérience que, sur votre accueil, je dois regretter aujourd’hui, car elle a été publique. — Je dois même avoir sur moi le journal qui en rend compte…

Il mit la main à sa poche, puis, avec une agitation croissante, il fouilla successivement ses autres poches :

— Ah ! mon Dieu ! je l’aurai laissé à l’atelier !  !  !…

Puis, tout heureux :

— Non ! — Le voici !…

Il déploya et me tendit la feuille — un Courrier quelconque ou Écho de la Banlieue.

En tête des « Faits divers » nous lisons, — de Pages, braqué, l’épaule contre la mienne :

« — Une expérience des plus curieuses a eu lieu hier dimanche, à deux heures de l’après-midi, à la Mairie de Montmartre. Un tout jeune homme, presque un enfant, M. M…, avait obtenu de la Mairie l’autorisation nécessaire pour ses premiers essais publics de photographie électrique à toutes distances, c’est-à-dire le modèle hors de la vue du praticien. L’inventeur avait affirmé que, de Montmartre, il exécuterait des clichés de Deuil, près Montmorency.

» M. le maire de Montmartre, plusieurs Conseillers municipaux assistaient à l’expérience, ainsi que des personnes habitant Deuil et qui devaient indiquer les points à reproduire.

» Plusieurs clichés ont été coup sur coup obtenus, et chacun reconnaissait les sites reproduits, exécutés immédiatement sur la demande. Maisons, arbres, personnages se détachaient avec une netteté parfaite.

» On à chaudement félicité le jeune inventeur. C’était un véritable enthousiasme auquel il tâchait de se dérober avec une modestie qui rehaussait encore l’intérêt de cette découverte vraiment extraordinaire, dont les conséquences apparaissent dès à présent incalculables. »


Nous relisions encore cet extraordinaire récit.

Ahuris, on l’eût été à moins.

De fait, pourtant, et la veille même, nous sortions de l’Exposition d’électricité, tout éblouis, aveuglés encore de ses miracles, troublés sous cette puissance mystérieuse par nous domestiquée désormais et accourant à notre appel avant notre appel, — mieux que cela, s’appelant elle-même pour nos moindres usages où caprices, toujours là invisible et présente comme quelque serviteur diabolique.

Nous venions de la voir, celle qu’on ne voit pas, accomplir toutes les fonctions, exécuter tous les offices, réaliser aussitôt formulés ou seulement conçus tous les desiderata de notre imaginative, attendant, soumise et prête, nos ordres à venir. Cet agent tout-puissant autant qu’impeccable, ce domestique sans pareil sous toutes ses livrées comme sous tous ses noms : télégraphe, polyscope, phonophone, phonographe, phonautographe, télélogue, téléphone, topophone, spectrophone, microphone, sphygmographe, pyrophone, etc., etc., nous l’avions vu soulevant, véhiculant pour nous les fardeaux, — poussant nos bateaux, nos chars, — portant notre voix de régions à régions et nous en gardant, ne varietur, le son jusque dans ses modulations les moins perceptibles, — écrivant, dessinant bien autrement loin que la portée de notre main, à toutes distances, — burinant, décapant, dorant, argentant, — nous tâtant le pouls et réglant notre montre, — appelant les pompiers avant que nous ayons vu le feu et les terrassiers avant la crue de l’étiage, — combattant à notre place soit en veillant comme sentinelle, soit en nous précisant la vitesse de nos projectiles ou en faisant sauter les forts ennemis, — indiquant au chirurgien la balle dans notre corps perdue, — arrêtant net nos chevaux lancés ou nos locomotives, et arrêtant aussi les voleurs, — labourant notre sol, blutant notre blé, bonifiant et vieillissant notre vin, nous abattant le gibier, contrôlant nos caissiers en même temps qu’il garde nos caisses, — et empêchant même nos bons députés de tricher dans leurs votes en attendant que nous en obtenions la machine bénie qui nous fabriquera enfin des représentants qui ne nous fraudent en rien ; — ouvrier de premier ordre en tous arts et métiers et bon à tout faire, tour à tour ou simultanément comme on veut, fort de la Halle, facteur, lampiste, graveur, laboureur, médecin, artilleur, comptable, archiviste, scieur de long, remplaçant militaire, ténor et sergent de ville…

Au fait, pourquoi pas photographe, ce Maitre Jacques universel, — et même photographe à distance ?

Et le bon Hérald, né pour être à jamais croyant, avec tout son esprit si fin, si délié — {comme notre brave Latour-Saint-Ybars, avant nous parti…) — Hérald me reprochait, me rentrait ma résistance muette, de son regard illuminé devant tous les infinis de cette voie nouvelle qui s’ouvrait devant nous…

Eh ! oui, certes, je cédais, j’eusse déjà dix fois cédé si… — si je n’avais été impérativement arrêté par une hallucination singulière…


Comme dans les phénomènes fantasmagoriques et sous l’obsession de certains cas de double vue, il me semblait que les traits de mon digne Hérald et l’honnête visage du jeune ouvrier se mêlaient, se fondaient en je ne sais quel masque méphistophélique où m’apparaissait une figure inquiétante que je n’avais jamais vue et que je reconnaissais tout de suite : — Mauclerc, le captieux Mauclerx, « de passage en notre ville », me tendant narquoisement son image électrique, du pays d’Henri iv

— et je me semblais, moi, être Gazebon, oui, Gazebon lui-même, Gazebon « le Gobeur »… — et je me voyais attendant de Nadar à Paris dans mon café du Grand-Théâtre à Pau, mon portrait « par le procédé électrique » et pour tuer le temps d’ici là, versant un bock à — « la meilleure société, même à des Anglais, — assis, s’il est possible, dans ma salle de billards, »

— et « tiré en couleur » !…


Et cependant que le bon jeune homme attendait une réponse, silencieux, ses yeux toujours fixés sur les miens, l’ardent de Pages continuait à pétiller…

— Eh bien, Nadar, tu ne dis rien ?

— Que veux-tu que je dise ?

— Mais que risques-tu ? Et que t’importe un cliché en plus où en moins ? Que te demande-t-il, en somme ?

Ici, le jeune homme, avec une tristesse résignée dans son demi-sourire :

— Oh ! non, ce n’est pas cela ! Je comprends bien, moi, ce qui arrête monsieur Nadar… — Et pourtant quand il aura vu, de ses yeux vu, que ce fantôme n’est rien, moins que rien…

— Mettez que je ne m’arrête pas : — comment disposerez-vous ici vos conducteurs ?

— Vous allez cette fois reculer bien autrement encore, monsieur. — Et, pourtant, je ne puis pas, en conscience, je ne puis pas vous dire ce qui n’est point… — Monsieur, je n’ai pas besoin de fils.

— Par exemple !  !  !

— Non, monsieur, — et je ne suis pas un original, car ce n’est pas d’hier mais dès 1838, je crois, que Steinheil avait déjà remplacé son fil de retour par le sol lui-même pris comme conducteur, et Bourbouze constaté les courants telluriques avec le galvanomètre. — Mais la voie était d’ailleurs depuis longtemps indiquée par les premières expériences de la Société Royale de Londres, quand Watson, Cavendish et un troisième dont le nom m’échappe (— ah ! — Martin Folkes ! —) prirent la Tamise comme conducteur, non dans son courant, mais dans sa traversée, — et quand ils augmentèrent même le trajet en ajoutant à la largeur du fleuve une bande de terrain : expérience qui fut répétée plus tard avec le courant voltaïque. — Mais n’est-il pas reconnu aujourd’hui que l’air lui-même est conducteur ? — Pourquoi donc ce qui nous était acquis depuis 1747, en douterions-nous aujourd’hui, après plus d’un siècle, et pourquoi serions-nous assez ennemis de nous-mêmes pour reculer à nous en servir ? — Enfin le photophone, ce miroir qui vibre à toutes distances sous l’action de la parole, ce miracle n’est-il pas obtenu sans fils ? Il est vrai que le sélénium qui nous le produit attendait depuis 1817, quand Berzelius le trouva, que nous voulussions bien prendre la peine de l’accepter. — Mais c’est toujours ainsi que vous l’avez dit : — « l’esprit humain procède du composé au simple… » — Les fils m’étant inutiles, monsieur, j’ai supprimé les fils.

D’ahuri, je passais abasourdi…

Mais la partie était enlevée, — et votre jeune homme l’avait déjà senti, car pour tout à fait s’assurer qu’il tenait ville gagnée en y plantant son drapeau, il ajouta, plus familier et avec un sourire bon enfant :

— Et à présent me permettez-vous, monsieur Nadar, de vous exprimer ma surprise d’avoir rencontré une telle résistance chez un homme connu pour tant d’initiatives diverses, chez celui qui — le premier ! — trente ans avant que personne y songeât, prédisait, expliquait et même baptisait le Phonographe. Car c’est bien en 1856, dans un journal qui s’appelait le Musée Français-Anglais, que vous…

— Bon, bon… Assez !  !

— … chez vous qui obteniez sous terre le premier cliché aux lumières artificielles et aussi le premier cliché de la nacelle d’un aérostat ; — vous qui en 1863 avez si bien donné du pied dans la chimère des ballons prétendus dirigeables et qui proclamiez dès lors le principe exclusif, accepté de tous aujourd’hui, des appareils plus denses que l’air pourla navigation aérienne… — vous qui…

— Grâce !  !… — Venez quand vous voudrez.

— Ah ! merci, monsieur !  !  !

— Et quand venez-vous ? demande de Pages arrivé à l’ébullition.

— Monsieur, si ça ne dérange rien, je viendrai le 16 courant, à l’heure que monsieur Nadar voudra bien me désigner.

Mais Hérald :

— Le 16 !… Mais nous ne sommes qu’au 4 !  !  ! — Pourquoi perdre ces douze jours ? Pourquoi pas plus tôt ? — demain, — aujourd’hui même ?…

— Monsieur, excusez-moi, je ne puis avant le 16.

— Pourquoi ?

Mais le jeune homme est déjà vers la porte, s’inclinant pour prendre congé.

De Pages l’arrête par la manche de sa blouse.

— Enfin, pourquoi un tel retard ?.

— Pardonnez-moi, monsieur, si je ne puis vous répondre : ce sont des motifs sans intérêt aucun, tout personnels. — Je viendrai le 16.

— Mais quels motifs possibles pour retarder de douze jours une démonstration de si grande importance pour vous ?

— Je ne puis que vous le répéter, monsieur : ceci est personnel et personne n’a à y intervenir.

Mais de Pages ne se tient pas pour battu et il ne lâchera pas prise. Il pousse, il presse de telle vigueur que le jeune homme, réduit hors de ses dernières défenses, va fléchir… De Pages surchauffe ses arguments de persuasion :

— Voyons, de vous à nous, — bien entre nous, — quel empêchement ?…

— Mon Dieu, monsieur, vous insistez tellement que j’aurais mauvaise grâce à me refuser davantage à tant de bienveillance. — Puisque vous le voulez, nous ne sommes que le 4, et je dois attendre jusqu’au 15, jour de notre paye à l’atelier…

— … pour ?…

— … pour une ou deux petites emplettes de produits nécessaires à mon expérience : j’ai usé, dimanche dernier à Montmartre, le reste de mes très petites munitions. La dépense est insignifiante, quarante francs à peine : mais vous comprenez, — vous sentez, j’en suis sûr, — que je tiens à cœur de les fournir ici moi-même…

— Nous y voilà arrivés ! pensé-je.

Et c’est moi, cette fois, qui cherche le regard de de Pages… — Mais rien n’échappe à celui qui guette : le jeune ouvrier se retourne vers Hérald et, suffoquant, avec une larme qui tremble au bout de ses cils :

— Là !  !  !… Vous voyez, monsieur !… J’en étais sûr ! Monsieur Nadar a sur moi une pensée mauvaise !… Et pourtant lui-même m’est témoin que je ne voulais rien dire de ce qui me regardait seul ; mais vous avez tellement insisté que je vous ai cédé et que maintenant on peut me prendre ici pour un intrigant, un misérable mendiant…

Il faut l’apaiser, le consoler, le rassurer… — J’y aide Hérald, — et fin finale le jeune homme emporte ses deux louis, — mais combien il a fallu le prier !…

Il viendra demain matin, à dix heures, — dix heures précises.

Le voilà parti.


Comme je ne dis rien :

— Alors ?  ?  ?… me dit Hérald.

— Alors va pour deux louis !…

— Comment, tu peux croire que tout cela n’était qu’un jeu, que ce garçon est un fourbe, qu’il ne viendra pas demain ?

— … et ce n’est vraiment pas cher ! — Remarque à quel point notre jeune artiste a été correct dans toute sa procédure : — l’entrée, modeste, réservée, la tenue conforme : tout cela parfait ; — l’engagement des préliminaires sentimenteurs, les deux vieilles mamans évoquées, — (ce qui ne rate jamais : vois Dennery ! vois Coppée !…) — l’exorde insinuant tiré de la personne de l’orateur ; — la série volubile des faits et dates, invérifiables sur la minute, tourbillonnant à vous éblouir comme boules à jongler, — les compliments, un peu gros, mais ça passe toujours : — et pour atteindre cet ensemble de perfection, médite quelles préparations, quel entrainement ! — Et si jeune encore ! — Crois-moi : il y a là un ministre de l’avenir pour notre République maquignonne et même conservatrice.

— Mais ces noms d’amis qu’il te citait ?

— Renseignements quelconques, obtenus plus que facilement du premier venu qui se sera trouvé dix minutes à côté de moi ou de quelqu un me connaissant.

— Et l’article du journal ?

— Comment, c’est toi, mon Hérald, qui en as tant connu, de journaux, toi qui as été le véritable, l’initial créateur du Petit Journal et de ses quatre millions de lecteurs d’aujourd’hui, — c’est toi qui te laisses prendre à un fait-divers glissé dans l’un des deux premiers et derniers numéros d’un éphémère quelconque par la complaisance, ou — qui sait ? — la complicité d’un camarade de la composition ? Tu crois aux journaux, toi qui en as fait ! Faut-il qu’avec tant d’esprit tu sois resté un brave homme !… — Mais non, tout ceci n’est rien ou peu de chose, et ce qu’il nous faut admirer avant tout, c’est moins encore l’intelligence dépensée à tout cet acquis pseudo-scientifique que la façon de s’en servir, si habilement étalé et manœuvré sur le tapis de prestidigitation. Nous avons rencontré là un exécutant de première marque et je suis satisfait vraiment d’avoir fait la connaissance de cet homme fort. Il ira loin !… Oui — et je suis difficile ! — c’est un joli travail, puisque tu m’as vu consentir moi-même à me laisser mordre. — Voilà donc Gazebon vengé ! — et sur moi ! — et par moi !  !  !…

Es-tu content, Mauclerc ! et ton hideux sourire…

— Mais, mon ami, comment peux-tu admettre tant de préparations, tout cet effort, pour aboutir à quoi ? — au chétif résultat de deux louis illicites !

— Pardon, pardon ! — Tu as ici raison quant à ce chiffre deux ; nous valions mieux que cela et il pouvait nous en tirer au moins cinq : preuve qu’il n’est meilleur cheval qui ne bronche. — Mais t’imagines-tu que c’est pour moi, pour moi tout seul, pour une seule et unique représentation toute cette machination de mise en scène qui a dû demander le travail de tant d’études et de répétitions ! Ça ne serait vraiment pas payé ! — Non : ce que cet aimable garçon nous a ici servi, selon l’endroit, il le débite successivement à tous les photographes de la nature, Paris, banlieue, départements, étranger, assaisonnant la sauce de son entrée et son boniment selon la situation, le goût et l’estomac de chacun, car il n’en sera des plus humbles pour lesquels il ne cuisine. — Et comme aucun des élus, des privilégiés qu’il favorise l’un après l’autre de l’honneur tout particulier de sa confidence et de l’inopiné bienfait des bénéfices futurs à partager jusqu’à l’incalculable, comme aucun ne s’avisera d’aller se vanter à son voisin d’avoir été mis dedans, chacun lui gardant le secret du complice, la mine est inépuisable : il y a donc là vraiment ce que les gens pratiques appellent « une affaire ». — Et c’est toute là philosophie de l’aventure.

Après un silence :

— Reste la Question, reprit de Pages. — En résumé, toi qui laisses si complaisamment (ce que je blâme) répéter devant toi le mot favori de notre très charmant mais abominable ami G… « — Tout est possible, même Dieu ! » — tu te refuses donc absolument à admettre à jamais la possibilité de photographier un modèle hors de la vue ?

— Je trouverais aussi téméraire de nier que d’affirmer : je reste flottant, tout comme mon vieil ami Babinet échappant à la querelle que lui poussait Biot. L’athée niait ce Dieu, dont tu viens de parler, avec une insistance si furibonde que Babinet, pour clore : « — Alors vous êtes bien certain qu’il n’existe pas ? Eh bien, mon ami, vous êtes encore plus superstitieux que moi : je n’en sais rien du tout. » — Et mon opinion ne pouvant être ici que d’une valeur très relative, je m’en tiendrai pour conclure, en mon innocence, à cette autre parole du même Biot, si profonde, essentielle, — l’éternelle parole :

« — Rien de plus facile que ce qui s’est fait hier ; rien de plus difficile que ce qui se fera demain. »




P.-S. — Lorsque nous écrivions ces lignes, nous ne supposions guère que la question technique qui s’y trouve imaginativement indiquée allait aussitôt être abordée pratiquement, par notre éminent correspondant et ami M. le docteur Ed. Liesegang, de Vienne.

Voir, à ce sujet, le très curieux article traduit du British journal of Photography, — lequel finalement conspue Mauclerc à la plus grande gloire de Gazebon, réhabilité… — Pends-toi, Nadar !


Re-P.-S. — … Et de ce matin même, avec la définitive télégraphie sans fils de Marconi, que ne pouvons-nous réver !…

Marseille, juin 99.