Quand j’étais enfant en Chine/2

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Quand j’étais enfant en Chine
La Revue blancheTome XXIII (p. 361-370).

Quand j’étais enfant en Chine


III
la cuisine chinoise

L’organisation domestique aussi était simple. En l’absence de son mari, ma grand’mère était le chef de la famille. C’est elle qui assignait leur tâche aux domestiques et réglait leur travail ; elle qui assignait leur rôle à ses filles et à ses belles-filles.

Nous avions un cuisinier à gages ; plusieurs filles de service et un domestique mâle ; aussi n’était-il pas besoin que les dames de notre famille profanassent leurs mains fines et fatiguassent leurs pieds délicats.

Ma grand-mère, cependant, avait ses idées à elle sur le travail et savait faire que ses filles ne fussent ni paresseuses ni ignorantes.

Le lever était toujours entre six et sept heures du matin.

Dès le point du jour, les gens de service étaient en mouvement. Ils balayaient, faisaient chauffer de l’eau et allaient ensuite réveiller les maîtres respectifs, et mettre devant eux l’eau chaude nécessaire à leur toilette.

Alors, chacun se réveillait et les salutations étaient scrupuleusement échangées. Nous autres Chinois, nous ne disons pas « bonjour », nous disons « jour matinal ! »

Ensuite on envoyait les domestiques au marché acheter ce qu’il fallait pour préparer le déjeuner.

Suivons-les donc.

Nous circulons à travers des rues étroites, flanquées de murailles blanches dont la monotonie n’est coupée que par les entrées de porte et nous arrivons au quartier commerçant de la ville.

Nous voici dans un milieu tout grouillant de vie et d’animation. Des domestiques des deux sexes vont au marché ou en reviennent, portant des paniers d’osier remplis d’anguilles, de poissons, de viande de cochon, de légumes. À droite et à gauche, nous frôlons les boutiques d’encens, les boucheries, les épiceries, les étals des poissonniers et les carreaux de marchands de légumes.

La fange rend glissant le pavé de pierre. Le bruit est assourdissant. Une marchandise n’a pas un prix unique. Le vendeur et l’acheteur discutent quelques instants à propos de millimes. Le temps pour nous n’a pas de prix. Le domestique chinois se promène donc en tous sens par le marché, écoutant les prix qu’offrent les uns, supputant toutes les marchandises et les marchandant si audacieusement que l’étalagiste ne veut consentir à rien vendre.

Après s’être longtemps escrimés de la sorte, nos serviteurs ont fini par acheter le nécessaire pour le déjeuner. Nous n’avons donc qu’à les suivre aux cuisines et à les voir préparer le menu.

À coup sûr, votre exclamation première va être : « Qu’elle est enfumée ! Oh ! c’est étouffant ! Ah ! que je sorte ! » Certes cette cuisine n’est pas claire et propre comme le sont d’habitude les cuisines d’Amérique. La fumée ne peut sortir par la cheminée : elle monte jusqu’au ciel ouvert et s’échappe par tous les interstices. On comprend alors que les murailles soient noires de l’accumulation d’années de suie.

Dans l’encoignure, un grand fourneau construit de briques, d’où la fumée sort par derrière et ondoie jusqu’au ciel ouvert béant. Au-dessus de ce fourneau s’étale une grande et ronde marmite de fer de trois pieds de diamètre. C’est là dedans que cuit le riz. Comme la paille est à vil prix, c’est de la paille qu’on y brûle en guise de bois et un domestique est chargé d’entretenir le feu sans discontinuer.

Vous vous tournez à gauche. Là vous voyez de petits poêles d’argile sur lesquels, sur un feu de bois, la nourriture se frit dans des poêlons ou bout dans des pots de terre.

La grand-mère et ses filles surveillent toutes ces préparations. On coupe en menus morceaux les légumes et on les fait cuire avec du porc et du mouton en une sorte de pot au feu. On fait bouillir des herbes. Le poisson est cuit en ragoût ou à l’étuvée, ou frit avec ou sans légumes. La viande est coupée menu. Quand la marmite est en ébullition, on y met le lard, puis soit des morceaux d’oignon, soit des languettes de viande, et le tout est remué jusqu’à ce que cela fasse une bouillie. D’autres fois, on y ajoute des navets, des pommes de terre et d’autres légumes, on y verse de l’eau bouillante et on laisse le tout mijoter et bouilloter.

Tous les mets, on le voit, sont coupés menu avant la cuisson ou tout au moins avant d’être servis. Cela tient à ce que l’on ne se sert ni de couteaux ni de fourchettes.

À dix heures, les tables sont servies, celles des hommes dans les ailes ou dans leurs chambres, celles des femmes dans leur salon commun ou parloir. À chaque table huit personnes peuvent prendre place.

On n’a pas de nappe. Des bâtonnets et des cuillers sont placés devant chaque convive.

On sert les mets dans de grands bols ou de larges assiettes.

Le riz seul est dans une écuelle de bois ou dans un panier d’osier : on le mangera dans de petites soucoupes.

Les domestiques appellent au déjeuner toutes les personnes de la maison, mais la jeunesse n’oserait prendre place avant que les aînés ne soient assis. Ensuite, elle fait mine de demander la permission de manger ; quand les aînés, d’une grave inclinaison de tête, ont donné leur assentiment, le déjeuner commence.

On débute par la soupe. Chaque convive tient le bâtonnet de la main droite et le bol de riz de la gauche, soulève la nourriture jusqu’à sa bouche, y pousse la nourriture avec les bâtonnets alternant ce mouvement avec la cueillette de la viande, du poisson ou des légumes dans les plats, qui sont communs à tous les convives. On ne doit d’ailleurs prendre que du côté du plat le plus rapproché de soi.

Quand un convive a terminé, il invite les autres à manger en prenant leur temps. C’est notre façon de dire : « Excusez-moi. »

Les Chinois se lavent toujours les mains et le visage après chaque repas.

En mangeant, on boit du thé. On le prend sans sucre et sans lait. Le café est une rareté en Chine et nous n’avons pas l’habitude de boire de l’eau froide. Le thé est le breuvage national. On le prend pour assouvir sa soif dans toutes les occasions et à toutes les heures où l’on boit de l’eau dans les pays chauds.

À midi on sert un goûter de pâtisserie.

La majorité des Chinois se contentent de deux repas par jour.

Le souper ou dîner est servi à cinq heures du soir.

Dans l’intervalle des deux repas, les dames de notre famille causaient, filaient du lin, brodaient ou recevaient, c’est-à-dire faisaient bon accueil à leurs amies qui les venaient voir en chaises à porteur, les unes pour faire de courtes visites, les autres pour passer la journée.

À midi, on régalait les hôtes avec des confiseries, mais on leur offrait invariablement du thé lors de leur arrivée. Omettre de le faire, eût été un manque d’éducation.

Le soir, quand les lampes sont allumées, les dames jeunes ou âgées jouent aux dominos, racontent des histoires ou bavardent.

Un trait particulier des mœurs domestiques chinoises, c’est que les enfants quand ils sont mariés continuent à vivre avec leurs parents, et que les filles, en se mariant, vont vivre avec le père et la mère de leur mari. Pareil usage entraîne souvent beaucoup de dissensions, et bien des malheurs dans la vie domestique chinoise lui sont dus, mais la coutume existe depuis un temps immémorial et toutes les générations qui se succèdent ont été élevées en vue de cette vie commune. Il arrive parfois que la belle-mère et la belle-fille sont adaptées l’une à l’autre et vivent en bon accord, mais cela suppose que toutes deux ont une idée très haute du devoir et ont le bonheur d’avoir des caractères patients et une humeur facile.

Les Chinois disent que tout dépend du fils ou du mari ; s’il est respectueux pour ses parents, s’il est à cheval sur la discipline familiale, il peut éviter les troubles domestiques. S’il a l’oreille fermée aux plaintes de la femme, la paix sera sauvegardée. Mais le fils ou le mari peut pencher d’un côté ou de l’autre, et tantôt concevoir du ressentiment contre sa mère et tantôt agir injustement à l’égard de sa femme.

D’habitude, le père évite les grosses bourrasques et joue le rôle de pacificateur. Mais alors même que la belle-mère s’entend avec une de ses belles-filles, et il ne s’en suit pas qu’elle s’entende avec les autres et que celles-ci soient d’accord entre elles.

Toute famille a son linge sale, dit-on en Amérique. Cela est vrai de la famille chinoise comme de toute autre.

Ma grand-mère avait un caractère qui imposait le respect.

Aussi, dans son gouvernement d’une grande famille, ne trouvait-elle pas beaucoup de difficultés.

Elle avait un talent d’administration de premier ordre et dès lors nous jouissions d’un beau lot de bonheur domestique.

IV
Jeux et Passe-temps

Les sports actifs des enfants chinois sont peu nombreux. À proprement parler, ce ne sont pas réellement des sports qui développent les muscles et donnent à un garçon de la grâce et de l’agilité. En Chine, un garçon de seize ans est aussi grave, aussi posé qu’un grand-père en Amérique. Et, s’il se marie peu de temps après, il renonce à beaucoup de jeux qu’il juge enfantins. Jamais, d’ailleurs, il n’a rien connu qui ressemble au ballon, au foot-ball, au crocket, à la course de bicycle, au patinage, à la glissade ou au tennis. D’ailleurs, il n’aime pas à se donner de l’exercice. Il préfère s’asseoir de longues heures à bavarder et à plaisanter, plutôt que courir et sauter. Il pense qu’il travaille si, de son jeu, il résulte de la transpiration. Ses aînés, de même, voient d’un mauvais œil des jeux bruyants. Ils approuvent des enfants calmes, pensifs, qui soient tout entiers à l’étude.

Mais n’allez pas supposer cependant qu’en Chine les enfants ne jouent jamais. En dépit de nombreux obstacles, le jeune Chinois prouve qu’il est encore un enfant et je vais décrire les amusements extérieurs qu’il préfère.

Le cerf-volant est une récréation nationale. Jeunes et vieux y prennent part et il n’est pas rare de voir un homme en cheveux blancs y jouer en compagnie d’un bambin de dix ans.

Il y a des cerfs-volants de toutes les dimensions. J’en ai vu qui avaient six à sept pieds d’une aile à l’autre. La charpente est faite d’éclisses de bambou qu’on peut facilement courber. Sur cette charpente, on colle du papier de riz très fort sur lequel sont peintes des figures de couleurs vives, parfois un visage d’homme, parfois un oiseau. Dans les grands cerfs-volants, un arc est assujetti au sommet avec un chalumeau en guise de corde, et quand le vent souffle dans le pipeau, on entend sonner dans l’air une musique mélodieuse qui charme tous les spectateurs. Cela leur semble une mystérieuse voix, venant d’un autre monde.

En Amérique, les cerfs-volants ont besoin d’être très perfectionnés. On devrait les construire à la chinoise.

La nervure entre les deux ailes devrait tomber de façon que, des deux côtés, le papier puisse s’y affaisser. De la sorte, le cerf-volant prendrait et retiendrait le vent et, en même temps, il ne serait que plus solide. Un cerf-volant construit sur ce plan n’a pas besoin de queue.

Pour faire voler un cerf-volant de ce genre, il faut avoir une corde très forte et, souvent, deux ou trois hommes ne sont pas de trop pour le retenir. Quand il monte dans les nuages et que l’enthousiasme de celui qui le fait voler est à son point culminant, il passe un papillon de papier autour de la corde et le vent l’emporte jusqu’au cerf-volant avec un son sifflant. Mais, quand le papillon touche le cerf-volant, ses ailes adhèrent l’une à l’autre, et, par la force même de son poids, il redescend comme s’il apportait un message du ciel. Aussi, est-ce avec une sorte d’attente anxieuse qu’on le voit approcher gracieusement.

Le neuvième jour de la neuvième lune, qui correspond à octobre, est la fête des cerfs-volants. Ce jour-là, la mode est d’aller sur les hautes collines et, là, d’entrer en communion avec les zéphirs célestes. Une telle scène est poétique. Hommes et enfants, de tous rangs, de toute taille et de tout âge, des cordes à la main, lancent, tiraillent, secouent ou lâchent toutes sortes d’agiles monstres de papier de riz dans le ciel bleu.

L’amusement consiste à faire combattre les cerfs-volants, à les faire s’entrechoquer et à couper les cordes des partenaires par de brusques secousses.

C’est toute une histoire que l’origine de la fête des cerfs-volants. Jadis, dans l’histoire du monde, quand le temps n’était qu’un bébé, un homme qui travaillait aux champs fut interpellé par un étranger. Ce passant lui dit d’un ton altier qu’un terrible fléau visiterait sa maison le neuvième jour du neuvième mois et que le seul moyen de s’y dérober était de s’enfuir sur une haute colline qui était dans le voisinage. Après lui avoir donné cet avertissement, l’étranger disparut mystérieusement. Le paysan qui était un bon homme revint chez lui, et, réunissant toute sa famille, l’emmena aussitôt sur la colline qui lui avait été désignée et y demeura toute la journée fatale. Sans doute pour passer le temps, ses enfants lancèrent leurs cerfs-volants. De là, vint la coutume.

Après le coucher du soleil, nos gens rentrèrent chez eux et y trouvèrent morts leurs chèvres, leurs poulets et leurs dindons. Cela prouvait bien qu’ils avaient été sauvés par l’intervention de quelque divinité.

Ce pourquoi, les Chinois ont fait de ce jour une fête nationale[1].

Le jeu de volant est aussi un des amusements favoris des enfants et des hommes. Le volant est un bouquet de plumes plantées dans de petites pièces de cuir ou de carton coupées en rond et ficelées ensemble par une cordelette.

Le jeu est de lancer le volant quand il vous est « servi » et de l’empêcher de tomber à terre.

Quiconque le laisse choir doit « servir » les autres à son tour. On peut jouer de deux à six à la fois. Des joueurs adroits jettent le volant de manière à éviter longtemps qu’il ne touche le sol.

Nous avons aussi un jeu qui rappelle un peu le viril jeu de paume. On pelote autour d’une peau de serpent du fil de coton jusqu’à ce que la balle atteigne la dimension d’une boule de billard. En Chine, les enfants la lancent ou la font rebondir comme les enfants américains jouant avec leur balle élastique.

Lancer des taëls ou les faire rouler rappelle les jeux de billes, mais ce jeu n’est pas considéré comme distingué : les voyous seuls s’y adonnent.

La natation n’est pas populaire. Cependant il y a beaucoup de Chinois qui savent nager.

La pêche n’est pas un jeu, mais un travail, pour les Chinois. L’homme ou l’enfant pêchent pour avoir du poisson et non pour s’amuser. Je crois que mes compatriotes ont raison.

Les jeux et les passe-temps auxquels on se livre au logis sont peu nombreux.

Comme il n’est pas permis aux jeunes femmes et aux hommes de se fréquenter, il ne peut être question de danse. Un Chinois considérerait comme folie et insensé gaspillage de temps, de sautiller et de tournoyer toute la nuit. Les amusements qui nécessitent beaucoup d’exercice ne sont pas de son goût et, quant à entourer de son bras la taille d’une jeune fille dans le tourbillon de la valse, un homme bien élevé, en Chine, ne se permettrait pas un tel manque de décorum.

En conséquence, les plaisirs des messieurs au logis sont les combats de grillons et les combats de cailles.

Les combats de grillons sont pour beaucoup de Chinois une sorte de passion ou de folie : à la saison des grillons, hommes et enfants les chassent le long des routes ou dans les fourrés sur les montagnes.

Quand ils les ont capturés, ils les font manger, et ensuite ils mettent à l’épreuve leurs qualités combatives.

Un bon combattant atteint parfois un haut prix.

Les hommes et les femmes jouent aux dominos comme les enfants.

Les petits enfants et les fillettes trouvent toujours beaucoup de plaisir à deviner avec des taëls. Nos monnaies chinoises sont des pièces de laiton ou de cuivre percées au milieu pour faciliter leur transport. Sur une face, elles portent une légende en chinois qui indique le nom de l’année du règne de l’Empereur et les mots Tung-Pao, c’est-à-dire monnaie de circulation. Le jeu consiste à deviner le nom du règne, tandis que la monnaie est tournée du côté opposé à la légende.

Il y a un autre jeu qu’on joue devant les étalages de fruits : il consiste à deviner le nombre de pépins d’une orange. Le perdant paie le fruit et le gagnant le mange.

Il n’y a pas beaucoup de jeux où les garçons et les filles jouent ensemble. Si cela arrive, c’est qu’ils sont encore dans la petite enfance, au-dessous de dix à douze ans… Quand les filles grandissent, elles n’ont plus aucun rapport avec les garçons, quoique garçons et filles soient très sociables, du moins avec les amis de leur sexe.

V
Les petites filles que je connaissais

Je persiste à trouver fausses les idées américaines sur les coutumes, les mœurs et les institutions de la Chine. Et ici un petit blâme à ce peuple libre qui ne voit pas d’autre moyen de se renseigner sur la réalité que les paperasses ou les racontars de voyageurs qui n’ont pas compris ce qu’ils voyaient en traversant notre pays. Depuis le temps de Sir John Mandoville, les voyageurs (à part quelques nobles exceptions) semblent avoir voulu rivaliser en rapportant les plus ébahissantes histoires sur notre antique patrie. C’est pourquoi ce que je dis dans cette série d’articles sur les coutumes, mœurs et institutions chinoises peut contrecarrer la croyance générale.

L’on a encore moins dit la vérité sur la « belle moitié » du peuple de Chine, que sur le « sexe fort », parce qu’elle est encore moins connue. Ce que je me propose de noter ici est absolument tiré de mes observations journalières sur les membres féminins de ma famille et de mon entourage.

Les distances sociales existent en Chine. Un homme est fier du grand nombre de ses parents, tout autant que de l’influence que sa famille exerce sur le reste de la cité, par suite de sa fortune ou de sa situation. Mais la générosité envers la classe humble est si commune et la pratique en est si vivement recommandée dans le code en quelque sorte moral des Chinois, qu’elle cesse d’être un mérite individuel : elle est une vertu nationale.

Parmi mes nombreuses cousines, tantes et autres belles amies qui faisaient partie du cercle de mes affections, quelques-unes vivaient dans la même maison que nous, sous la surintendance de mon aïeule, comme je l’ai dit. J’avais deux tantes qui étaient trop jeunes pour être mariées, deux tantes en possession de maris, et trois petites cousines. Dans la même rue, demeuraient trente ou quarante familles, toutes unies à la nôtre par les liens du sang et dont j’avais le privilège, comme parent très jeune, de voir souvent les femmes. Je vous assure qu’il y avait toutes sortes de tempéraments et de caractères. La gentille, la renfermée et la modeste fille à côté de la rude, de l’impolie et de la hardie. Il y en avait avec de doux yeux, il y en avait de rébarbatives.

Laissez-moi faire observer que toutes ces filles n’avaient pas été tuées dès leur berceau. Je suis indigné, quand je songe à cette croyance, populaire en Amérique, que les filles chinoises sont généralement condamnées à la mort, parce que leurs parents n’éprouvaient pas le besoin de les voir naître. Rien n’est plus éloigné de la vérité. Dans un pays comme la Chine, où les femmes n’apparaissent pas dans la vie publique, il faut comprendre que les garçons sont plus désirés, pour ces très bons motifs que l’honneur et la renommée de la famille reposent sur eux, et que le culte des ancêtres nécessite plutôt la naissance des fils, qui le perpétueront.

J’arrive à dire que, proportionnellement à la population et à la richesse, l’infanticide est aussi rare en Chine que dans ce pays. Le peuple tout à fait pauvre, ne trouvant qu’avec difficulté le moyen d’entretenir ceux qui sont en vie, aime mieux émigrer avec ses enfants que de les voir lentement dépérir jusqu’à la mort. Dans cette classe les petites filles sont plus souvent sacrifiées, en ce sens que les garçons, fréquemment, sont adoptés par des personnes riches et sans progéniture, tandis que le sexe féminin a rarement la chance de l’adoption. Mais il est bien entendu que, dans chaque ville riche, sont établis des hôpitaux d’enfants, dans lesquels ces épaves sont gardées et relevées, au moyen d’apports fournis par les braves gens.

Les mêmes cérémonies qui correspondent au baptême sont observées pour les filles, et quoique les amis en puissent secrètement grommeler, ils apportent nécessairement les présents d’usage, vêtements, joaillerie, pieds de cochon.

En dépit de la contrainte qui opprime tous les enfants chinois, nous passions, garçonnets et fillettes, quelques bonnes heures ensemble. Parmi les garçons étaient mes deux frères et toute une bande de cousins à peu près de mon âge. Nous jouions au berceau-du-chat, à minon-minette, au jonchet, aux osselets, les filles (toutes de quatre à huit ans) prenant le plus grand intérêt à nos jeux.

Lorsque des hommes considérables de notre famille étaient présents, nous, nous restions assis aussi tranquilles que des souris ; nous demeurions comme des moines et des nonnettes.

Dans les jeux qui exigent de la dextérité et de la vivacité, nous, garçons, nous l’emportions ; mais lorsqu’on arrivait aux jeux qui veulent de l’adresse, de la patience, de la promptitude d’esprit et de la délicatesse de touche, nous étions vaincus par les filles.

Mainte querelle soulevait parmi nous des discordes. Souvent quelqu’un de la bande ne voulait plus parler à un autre ou prétendait scinder notre groupe par l’accusation de déloyauté dans le jeu. Toutes ces petites disputes semblent de grande importance alors. Mais l’enfant dont le cœur se gonfle d’indignation devant ce qui blesse son sentiment de la justice a des chances de devenir un homme juste en tout.

Mais notre principal amusement, notre délice était d’écouter des histoires, surtout des histoires de fées et de fantômes. Oh ! les contes qui figeaient le sang, quand nous avions la bonne fortune de les entendre ! Ils suffisaient pour nous faire claquer des dents. Nos cheveux se dressaient. Ils étaient toujours débités d’un ton bas, sépulcral, et les lampes étaient éteintes, ce qui augmentait vraiment l’effet artistique. Nous étions aussi nourris d’anecdotes morales, de récits historiques et de détails biographiques sur les grands hommes et les femmes célèbres de la Chine. Mais quand nous étions très câlins, nous obtenions généralement qu’on nous dît des histoires de lutins, de diablotins, qui hantent les forêts, de spectres, qui demeurent dans de vieux cercueils, de sorcières et de fées, qui sont favorables à ceux qui leur plaisent.

Après avoir écouté une encourageante histoire d’anciens et de morts, bons ou méchants, il était d’usage que l’on m’envoyât au lit seul et sans lumière. Lorsque quelqu’un m’accompagnait en m’éclairant, je ne me sentais ensuite à l’abri que si je cachais ma tête sous mes vêtements de nuit. Ces superstitions effroyables me hantent encore, quand je suis seul dans l’obscurité.

Quand elles furent entre leur sixième et leur huitième année, mes cousines prirent la marche qui doit être leur toute la vie. À cet âge, toutes les jeunes Chinoises bien nées ont les pieds enserrés de bandelettes. C’est une mode qu’elles sont obligées de suivre. Si elles ne le faisaient pas, elles ne seraient pas reconnues pour demoiselles, lorsqu’elles seraient grandes, et il en adviendrait du désagrément à leurs familles. Les aristocrates chinois sont fiers et jaloux de l’honneur de leur nom, autant que les nobles de la meilleure naissance en Europe. Tout ce qui pourrait les abaisser aux yeux de leurs proches est soigneusement écarté par eux. Du reste, toutes les jeunes filles, riches ou pauvres, sont autorisées à débander leurs pieds lorsque quelque circonstance naturelle l’exige.

Ce bandage se fait selon un procédé graduel. D’une extrémité à l’autre, et tout autour, on lie des bandes sur le pied délicat pour empêcher la croissance. D’abord, les chaussures ont à peu près la taille naturelle du pied. Au bout d’une année, on doit prendre des souliers plus courts. Et dès que les pieds se sont contractés jusqu’à n’avoir plus que deux pouces et demi ou trois pouces, alors les chaussures s’accommodent aux pieds amoindris. Mais quelles tortures pour en arriver là ! Elles n’ont jamais été exagérées dans les récits. Bien souvent j’ai entendu mes cousines gémir de douleur lorsqu’elles supportaient les tortures du bandage. Pourtant, et c’est étrange, ces jeunes filles n’eussent voulu, à aucun prix, en être exemptées. Autrement, être mises au rang de domestiques, de filles de service ? oh ! pas elles ! Les jeunes Chinoises préfèrent être à la mode, tolérer la douleur quelques années, et rester clopinantes toute la vie.

Car vous ne vous imaginez pas jusqu’à quel point les demoiselles chinoises sont incapables de se mouvoir. Elles peuvent, pour la plupart, fournir de courtes marches. Mais il est vrai que tout esprit d’initiative leur est enlevé par leurs souffrances spéciales, et qu’elles restent dans une espèce d’oppression et de dépendance physiques. Le travail qu’accomplit une jeune Chinoise est peu de chose. Quelques bagatelles en fait de cuisine, comme écosser des pois, préparer des légumes, voilà ce que l’on confiait à mes cousines. Entre les repas, on leur apprenait à coudre, à broder, à filer le lin. Elles n’étaient jamais aussi heureuses que lors quelles travaillaient en groupe assis. L’une contait une histoire, une autre chantait une ballade, avec ce ton plaintif qui fait le charme du genre. On enseignait aussi à mes cousines la lecture et l’écriture, en même temps qu’à nous, garçonnets, jusqu’à ce qu’elles eussent onze ou douze ans. Alors, on estima qu’elles ne devaient être laissées plus longtemps avec nous ; surtout, lorsque quelques garçons étrangers vinrent à notre école qui était située dans l’appartement des hommes.

En terminant ce chapitre, je désire appeler votre attention sur ce fait, que les filles chinoises (quoique vous puissiez trouver qu’elles mènent une existence monotone, et quoiqu’elles soient évidemment étrangères aux plaisirs excitants des Américaines), les Chinoises, dis-je, sont généralement satisfaites et jugent que leur destinée n’est pas sans charmes.

Il est d’usage, je le sais, de représenter les jeunes Chinoises comme languissant dans leur appartement et contemplant d’un œil triste les murs qui les enferment. Évidemment, elles ne possèdent pas cette excessive liberté qui perd les jeunes Américaines : cependant elles ne sont pas mises sous clefs et verrous. Elles ont la liberté qui concorde avec nos idées de propriété ; elles font des visites, elles invitent leurs voisines, elles vont au théâtre, elles regardent des vues, elles assistent aux régates, et jouissent de divers autres agréments sociaux.

Mais quoi qu’elles fassent, il y a toujours une barrière : la compagnie des jeunes gens leur est défendue. Et, quand elles sont mariées, elles n’ont que la société de leurs époux. Vous dites peut-être : « La destinée des Chinoises est une faillite. » Non ; elles regardent l’existence des Américaines comme tout à fait en désaccord avec la nature.

Yan-Fou-Li
(À suivre.)

  1. Selon une autre tradition rapportée par des auteurs chinois, le cerf-volant fut inventé par le célèbre général Han-Sin, vers l’an 206 avant notre ère. Ce général avait parié qu’il entrerait dans une ville assiégée, par le centre même. Il voulait creuser un souterrain jusqu’au palais du gouverneur. Pour calculer la distance qui l’en séparait, il fit construire un cerf-volant qu’il lança en tenant compte de la longueur de la corde et de sa courbe.