Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Quidquid volueris
QUIDQUID VOLUERIS[1].
I
À moi donc mes souvenirs d’insomnie ! à moi mes rêves de pauvre fou ! venez tous ! venez tous, mes bons amis les Diablotins, vous qui la nuit sautez sur mes pieds, courez sur mes vitres, montez au plafond, et puis violets, verts, jaunes, noirs, blancs, avec de grandes ailes, de longues barbes, remuez les cloisons de ma chambre, les ferrures de ma porte, et de votre souffle faites vaciller la lampe qui pâlit sous vos lèvres verdâtres.
Je vous vois, bien souvent, dans les pâles nuits d’hiver, venir tous paisiblement, couverts de grands manteaux bruns qui tranchent bien sur la neige des toits, avec vos petits crânes osseux comme des têtes de morts ; vous arrivez tous par le trou de ma serrure, et chacun va réchauffer ses longs ongles à la barre de ma cheminée qui jette encore une tiède chaleur.
Venez tous, enfants de mon cerveau, donnez-moi pour le moment une de vos folies, de vos rires étranges, et vous m’aurez épargné une préface comme les modernes et une invocation à la Muse comme les anciens.
II
— Contez-nous votre voyage au Brésil, mon cher ami, disait par une belle soirée du mois d’août Mme de Lansac à son neveu Paul, cela amusera Adèle.
Or Adèle était une jolie blonde, bien nonchalante, qui se pendait à son bras, dans les allées sablées du parc.
M. Paul répondit :
— Mais, ma tante, j’ai fait un excellent voyage, je vous assure.
— Vous me l’avez déjà dit.
— Ah ! fit-il.
Et il se fut. Le silence des promeneurs dura longtemps et chacun marchait sans penser à son voisin, l’un effeuillant une rose, l’autre remuant de ses pieds le sable des allées, un troisième regardant la lune à travers les grands ormes, que leurs branches entr’écartées laissaient apparaître limpide et calme.
Encore la lune ! mais elle doit nécessairement jouer un grand rôle, c’est le sine qua non de toute œuvre lugubre, comme les claquements de dents et les cheveux hérissés ; mais enfin, ce jour-là, il y avait une lune.
Pourquoi me l’ôter, ma pauvre lune ? Ô ma lune, je t’aime ! tu reluis bien sur le toit escarpé du château, tu fais du lac une large bande d’argent, et à ta pâle lueur chaque goutte d’eau de la pluie qui vient de tomber, chaque goutte d’eau, dis-je, suspendue au bout d’une feuille de rose, semble une perle sur un beau sein de femme. Ceci est bien vieux ! mais coupons là et revenons à nos moutons, comme dit Panurge.
Cependant, dans cette nonchalance affectée, dans cet abandon rêveur de cette grande fille, dont la taille se penche si gracieusement sur le bras de son cousin, il y a je ne sais quoi de langoureux, et de roucoulant dans ces belles dents blanches qui se montrent pour sourire, dans ces cheveux blonds qui encadrent en larges boucles ce visage pâle et mignon ; il y a dans tout cela un parfum d’amour qui porte à l’âme une sensation délicieuse.
Ce n’était point une beauté méridionale et ardente, une de ces filles du Midi, à l’œil brûlant comme un volcan, aux passions brûlantes aussi ; son œil n’était pas noir, sa peau n’avait point un velouté d’Andalouse, mais c’était quelque chose d’une forme vaporeuse et mystique, comme ces fées scandinaves au cou d’albâtre, aux pieds nus sur la neige des montagnes, et qui apparaissent dans une belle nuit étoilée, sur le bord d’un torrent, légères et fugitives, au barde qui chante ses chants d’amour.
Son regard était bleu et humide, son teint était pâle, c’était une de ces pauvres jeunes filles qui ont des gastrites de naissance, boivent de l’eau, tapotent sur un piano bruyant la musique de Listz, aiment la poésie, les tristes rêveries, les amours mélancoliques et ont des maux d’estomac.
Elle aimait, qui donc ? ses cygnes qui glissaient sur l’étang, ses singes qui croquaient des noix que sa jolie main blanche leur passait à travers les barreaux de leurs cages ; et puis encore ses oiseaux, son écureuil, les fleurs du parc, ses beaux livres dorés sur tranche, et… son cousin, son ami d’enfance, M. Paul, qui avait de gros favoris noirs, qui était grand et fort et qui devait l’épouser dans quinze jours.
Soyez sûr qu’elle sera heureuse avec un tel mari, c’est un homme sensé par excellence, et je comprends dans cette catégorie tous ceux qui n’aiment point la poésie, qui ont un bon estomac et un cœur sec, qualités indispensables pour vivre jusqu’à cent ans et faire sa fortune. L’homme sensé est celui qui sait vivre sans payer ses dettes, sait goûter un bon verre de vin, profite de l’amour d’une femme comme d’un habit dont on se couvre pendant quelque temps et puis qui se jette avec toute la friperie des vieux sentiments qui sont passés de mode.
En effet, vous répondra-t-il, qu’est-ce que l’amour ? une sottise, j’en profite ; et la tendresse ? une niaiserie, disent les géomètres, or je n’en ai point ; et la poésie ? qu’est-ce que ça prouve ? aussi je m’en garde ; et la religion ? la patrie ? l’art ? fariboles et fadaises. Pour l’âme, il y a longtemps que Cabanis et Bichat nous ont prouvé que les veines donnent au cœur, et voilà tout.
Voilà l’homme sensé, celui qu’on respecte et qu’on honore ; car il monte sa garde nationale, s’habille comme tout le monde, parle morale et philanthropie, vote pour les chemins de fer et l’abolition des maisons de jeu.
Il a un château, une femme, un fils qui sera notaire, une fille qui se mariera à un chimiste. Si vous le rencontrez à l’Opéra, il a des lunettes d’or, un habit noir, une canne, et prend des pastilles de menthe pour chasser l’odeur du cigare, car la pipe lui fait horreur, cela est si mauvais ton !
Paul n’avait point encore de femme, mais il allait en prendre une, sans amour, et par la raison que ce mariage-là doublerait sa fortune, et il n’avait eu besoin que de faire une simple addition pour voir qu’il serait riche alors de cinquante mille livres de rente ; au collège il était fort en mathématiques. Quant à la littérature, il avait toujours trouvé ça bête.
La promenade dura longtemps, silencieuse et toute contemplative de la belle nuit bleue qui enveloppait les arbres, le bosquet, l’étang, dans un brouillard d’azur que perçaient les rayons de la lune, comme si l’atmosphère eût été couverte d’un voile de gaze.
On ne rentra dans le salon que vers onze heures, les bougies pétillaient et quelques roses, tombées de la jardinière d’acajou, étaient étendues sur le parquet ciré, pêle-mêle, effeuillées et foulées aux pieds. Qu’importe ! il y en avait tant d’autres !
Adèle sentait ses souliers de satin humectés par la rosée, elle avait mal et la tête et s’endormit sur le sofa, un bras pendant à terre ; Mme de Lansac était partie donner quelques ordres pour le lendemain et fermer toutes les portes, tous les verrous ; il ne restait que Paul et Djalioh.
Le premier regardait les candélabres dorés, la pendule de bronze dont le son argentin sonna minuit, le piano de Pape, les tableaux, les fauteuils, la table de marbre blanc, le sofa tapissé ; puis allant à la fenêtre et regardant vers le plus fourré du parc :
— Demain, à 4 heures, il y aura du lapin.
Quant à Djalioh, il regardait la jeune fille endormie ; il voulut dire un mot, mais il fut dit si bas, si craintif, qu’on le prit pour un soupir.
Si c’était un mot ou un soupir, peu importe, mais il y avait là dedans toute une âme !
III
Le lendemain, en effet, par un beau lever de soleil, le chasseur partit accompagné de sa grande levrette favorite, de ses deux chiens bassets et du garde qui portait, dans une large carnassière, la poudre, les balles, tous les ustensiles de chasse et un énorme pâté de canards, que notre fiancé avait commandé lui-même depuis deux jours. Le piqueur, sur son ordre, donna du cor et ils s’avancèrent à grands pas dans la laine.
Aussitôt, à une fenêtre du second étage, un contrevent vert s’ouvrit, et une tête entourée de longs cheveux blonds apparut à travers le jasmin qui montait le long du mur et dont le feuillage tapissait les briques rouges et blanches du château. Elle était en négligé, ou du moins vous l’auriez présumé d’après l’abandon de ses cheveux, le laisser-aller de sa pose et l’entre-bâillement de sa chemise garnie de mousseline, décolletée jusqu’aux épaules, et dont les manches ne venaient que jusqu’aux coudes. Son bras était blanc et rond, charnu, mais par malheur il s’égratigna quelque peu contre la muraille, en ouvrant précipitamment la fenêtre pour voir partir Paul ; elle lui fit un signe de main et lui envoya un baiser. Paul se détourna et, après avoir regardé longtemps cette tête d’enfant fraîche et pure, au milieu des fleurs, après avoir réfléchi que tout cela serait bientôt à lui, et les fleurs, et la jeune fille, et l’amour qu’il y avait dans tout cela, il dit : « Elle est gentille ! » Alors une main blanche ferma l’auvent, l’horloge sonna 4 heures, le coq se mit à chanter, et un rayon de soleil passant à travers la charmille vint darder sur les ardoises du toit. Tout redevint silencieux et calme.
À 10 heures, M. Paul n’était pas de retour, on sonna le déjeuner et l’on se mit à table. La salle était haute et spacieuse, meublée à la Louis XV ; sur les dessus de la cheminée, on voyait, à demi effacée par la poussière, une scène pastorale : c’était une bergère bien poudrée, couverte de mouches, avec des paniers, au milieu de ses blancs moutons ; l’Amour volait au-dessus d’elle, et un joli carlin était étendu à ses pieds, assis sur un tapis brodé où l’on voyait un bouquet de roses lié par un fil d’or. Aux corniches étaient suspendus des œufs de pigeon enfilés les uns aux autres et peints en blanc avec des taches vertes.
Les lambris étaient d’un blanc pâle et terni, décoré çà et là de quelques portraits de famille, et puis des paysages coloriés, représentant des vues de Norvège ou de Russie, ou bien des montagnes de neige, des moissons, des vendanges, plus loin des gravures encadrées en noir. Ici c’est le portrait en pied de quelque président au Parlement, avec ses peaux d’hermine et sa perruque à trois marteaux ; plus loin un cavalier allemand qui fait caracoler son cheval, dont la queue, longue et fournie, se replie dans l’air et ondule comme les anneaux d’un serpent ; enfin quelques tableaux de l’école flamande avec ses scènes de cabaret, ses gaillardes figures toutes bouffies de bière et son atmosphère de fumée de tabac, sa joie, ses gros seins nus, ses gros rires sur de grosses lèvres, et ce franc matérialisme qui règne depuis l’enfant dont la tête frisée se plonge dans un pot de vin jusqu’aux formes chamues de la bonne Vierge assise dans sa niche noircie et enfumée. Du reste les fenêtres, hautes et larges, répandaient une vive lumière dans l’appartement qui malgré la vétusté de ces meubles, ne manquait pas d’un certain air de jeunesse, si vous aviez vu les deux fontaines de marbre aux deux bouts de la salle, et les dalles noires et blanches qui la pavaient. Mais le meuble principal, celui qui donnait le plus à penser et à sentir, était un immense canapé, bien vieux, bien doux, bien mollet, tout chamarré de vives couleurs, de vert, de jaune, d’oiseaux de paradis, de bouquets de fleurs, le tout parsemé richement sur un fond de satin blanc et moelleux ; là sans doute, bien des fois, après que les domestiques avaient enlevé les débris du souper, la châtelaine s’y rendait, et, assise sur ces frais coussins de satin, la pauvre femme attendait M. le chevalier qui arrivait sans vouloir déranger personne pour prendre un rafraîchissement, car par hasard il avait soif ; oui, là, sans doute, plus d’une jolie marquise, plus d’une grande comtesse, au court jupon, au teint rose, à la jolie main, au corsage étroit, entendit de doux propos que maint gentil abbé philosophe et athée glissait au milieu d’une conversation sur les sensations et les besoins de l’âme ; oui, il y eut là peut-être bien des petits soupirs, des larmes et des baisers furtifs.
Et tout cela avait passé ! les marquises, les abbés, les chevaliers, les propos des gentilshommes, tout s’était évanoui, tout avait coulé, fui, les baisers, les amours, les tendres épanchements, les séductions des talons rouges ; le canapé était resté à sa place, sur ses quatre pieds d’acajou, mais son bois était vermoulu et sa garniture en or s’était ternie et effilée.
Djalioh était assis à côté d’Adèle ; celle-ci fit la moue en s’asseyant, et recula sa chaise, rougit et se versa précipitamment du vin. Son voisin, en effet, n’avait rien d’agréable, car depuis un mois qu’il était avec M. Paul dans le château, il n’avait pas encore parlé ; il était fantasque selon les uns, mélancolique, disaient les autres, stupide, fou, enfin muet, ajoutaient les plus sages ; il passait chez Mme de Lansac pour l’ami de M. Paul, un drôle d’ami, pensaient tous les gens qui le voyaient.
Il était petit, maigre et chétif ; il n’y avait que ses mains qui annonçassent quelque force dans sa personne, ses doigts étaient courts, écrasés, munis d’ongles robustes et à moitié crochus. Quant au reste de son corps, il était si faible et si débile, il était couvert d’une couleur si triste et si languissante, que vous auriez gémi sur cet homme jeune encore et qui semblait né pour la tombe, comme ces jeunes arbres qui vivent cassés et sans feuilles. Son vêtement, complètement noir, rehaussait encore la couleur livide de son teint, car il était d’un jaune cuivré ; ses lèvres étaient grosses et laissaient voir deux rangées de longues dents blanches, comme celles des singes et des nègres. Quant à sa tête, elle était étroite et comprimée sur le devant, mais par derrière elle prenait un développement prodigieux, ceci s’observait sans peine, car la rareté de ses cheveux laissait voir un crâne nu et ridé.
Il y avait sur tout cela un air de sauvagerie et de bestialité étrange et bizarre, qui le faisait ressembler plutôt à quelque animal fantastique qu’à un être humain. Ses yeux étaient ronds, grands, d’une teinte terne et fausse, et quand le regard velouté de cet homme s’abaissait sur vous, on se sentait sous le poids d’une étrange fascination ; et pourtant il n’avait point sur les traits un air dur ni féroce ; il souriait à tous les regards, mais ce rire était stupide et froid.
S’il eût ouvert la chemise qui touchait à cette peau épaisse et noire, vous eussiez contemplé une large poitrine qui semblait celle d’un athlète, tant les vastes poumons qu’elle contenait respiraient tout à l’aise sous cette poitrine velue.
Oh ! son cœur aussi était vaste et immense, mais vaste comme la mer, immense et vide comme sa solitude. Souvent, en présence des forêts, des hautes montagnes, de l’océan, son front plissé se déridait tout à coup, ses narines s’écartaient avec violence, et toute son âme se dilatait devant la nature comme une rose qui s’épanouit au soleil ; et il tremblait de tous ses membres, sous le poids d’une volupté intérieure, et la tête entre ses deux mains il tombait dans une léthargique mélancolie, alors, dis-je, son âme brillait à travers son corps, comme les beaux yeux d’une femme derrière un voile noir.
Car ces formes si laides et si hideuses, ce teint jaune et maladif, ce crâne rétréci, ces membres rachitiques, tout cela prenait un tel air de bonheur et d’enthousiasme, il y avait tant de feu et de poésie dans ces vilains yeux de singe, qu’il semblait alors comme remué violemment par un galvanisme de l’âme. La passion, chez lui, devait être rage et l’amour une frénésie ; les fibres de son cœur étaient plus molles et plus sonores que celles des autres, la douleur se convertissait en des spasmes convulsifs et les jouissances en voluptés inouïes.
Sa jeunesse était fraîche et pure, il avait dix-sept ans, ou plutôt soixante, cent et des siècles entiers, tant il était vieux et cassé, usé et battu par tous les vents du cœur, par tous les orages de l’âme. Demandez à l’océan combien il porte de rides au front ; comptez les vagues de la tempête !
Il avait vécu longtemps, bien longtemps, non point par la pensée, les méditations du savant, ni les rêves n’avaient point occupé un instant dans toute sa vie, mais il avait vécu et grandi de l’âme, et il était déjà vieux par le cœur. Pourtant ses affections ne s’étaient tournées sur personne, car il avait en lui un chaos des sentiments les plus étranges, des sensations les plus étranges ; la poésie avait remplacé la logique, et les passions avaient pris la place de la science. Parfois il lui semblait entendre des voix qui lui parlaient derrière un buisson de roses et des mélodies qui tombaient des cieux, la nature le possédait sous toutes ces forces, volupté de l’âme, passions violentes, appétits gloutons.
C’était le résumé d’une grande faiblesse morale et physique, avec toute la véhémence du cœur, mais d’un fragile et qui se brisait d’elle-même à chaque obstacle, comme la foudre insensée qui renverse les palais, brûle les diadèmes, abat les chaumières et va se perdre dans une flaque d’eau.
Voilà le monstre de la nature qui était en contact avec M. Paul, cet autre monstre, ou plutôt cette merveille de la civilisation et qui en portait tous les symboles, grandeur de l’esprit, sécheresse du cœur. Autant l’un avait d’amour pour les épanchements de l’âme, les douces causeries du cœur, autant Djalioh aimait les rêveries de la nuit et les songes de sa pensée. Son âme se prenait à ce qui était beau et sublime, comme le lierre aux débris, les fleurs au printemps, la tombe au cadavre, le malheur à l’homme, s’y cramponnait et mourait avec lui ; où l’intelligence finissait, le cœur prenait son empire, il était vaste et infini, car il comprenait le monde dans son amour.
Aussi il aimait Adèle, mais d’abord comme la nature entière, d’une sympathie douce et universelle, puis peu à peu cet amour augmenta, à mesure que sa tendresse sur les autres êtres diminuait.
En effet, nous naissons tous avec une certaine somme de tendresse et d’amour que nous jetons gaiement sur les premières choses venues, des chevaux, des places, des honneurs, des trônes, des femmes, des voluptés, quoi, enfin ? à tous les vents, tous les courants rapides ; mais réunissons cela et nous aurons un trésor immense. Jetez des tonnes d’or à la surface du désert, le sable les engloutira bientôt, mais réunissez-les en un monceau, et vous formerez des pyramides.
Eh bien, il concentra bientôt toute son âme sur une seule pensée, et il vécut de cette pensée.
IV
La fatale quinzaine s’était évanouie dans une longue attente pour la jeune fille, dans une froide indifférence pour son futur époux.
La première voyait dans le mariage un mari, des cachemires, une loge à l’Opéra, des courses au Bois de Boulogne, des bals tout l’hiver, oh ! tant qu’elle voudra ! et puis encore tout ce qu’une fillette de dix-huit ans rêve dans ses songes dorés et dans son alcôve fermée.
Le mari, au contraire, voyait dans le mariage une femme, des cachemires à payer, une petite poupée à habiller, et puis encore tout ce qu’un pauvre mari rêve lorsqu’il mène sa femme au bal.
Celui-là, pourtant, était assez fat pour croire toutes les femmes amoureuses de lui-même ; c’est une question qu’il s’adressait toutes les fois qu’il se regardait dans sa glace et lorsqu’il avait bien peigné ses favoris noirs.
Il avait pris une femme parce qu’il s’ennuyait d’être seul chez lui et qu’il ne voulait plus avoir de maîtresse, depuis qu’il avait découvert que son domestique en avait une ; en outre, le mariage le forcera à rester chez lui, et sa santé ne s’en trouvera que mieux ; il aura une excuse pour ne plus aller à la chasse, et la chasse l’ennuie ; enfin, la meilleure de toutes les raisons, il aura de l’amour, du dévouement, du bonheur domestique, de la tranquillité, des enfants… bah ! bien mieux que tranquillité, bonheur, amour, cinquante mille livres de rente en bonnes fermes, en jolis billets de banque qu’il placera sur les fonds d’Espagne.
Il avait été à Paris, avait acheté une corbeille de 10,000 francs, avait fait cent vingt invitations pour le bal, et était revenu au château de sa belle-mère, le tout en huit jours ; c’était un homme prodigieux.
C’était donc par un dimanche de septembre que la noce eut lieu. Ce jour-là, il faisait humide et froid, un brouillard épais pesait sur la vallée, le sable du jardin s’attachait aux frais souliers des dames.
La messe se dit à 10 heures, peu de monde y assista, Djalioh s’y laissa pousser par le flot des villageois et entra ; l’encens brûlait sur l’autel, on respirait à l’entour un air chaud et parfumé. L’église était basse, ancienne, petite, barbouillée de blanc ; le conservateur intelligent en avait ménagé les vitraux. Tout autour du chœur il y avait les conviés, le maire, son conseil municipal, des amis, le notaire, un médecin et les chantres en surplis blancs. Tout cela avait des gants blancs, un air serein, chacun tirait de sa bourse une pièce de 5 francs, dont le son argentin tombant sur le plateau interrompait la monotonie des chants d’église ; la cloche sonnait.
Djalioh se ressouvint de l’avoir entendue, un jour, chanter aussi sur un cercueil ; il avait vu également des gens vêtus de noir prier sur un cadavre. Et puis, portant ses regards sur la fiancée en robe blanche, courbée à l’autel, avec des fleurs au front et un triple collier de perles sur sa gorge nue et ondulante, une horrible pensée le glaça tout à coup, il chancela et s’appuya dans une niche de saint, vide en grande partie ; une figure seule restait, elle était grotesque et horrible à faire peur.
À côté d’elle, il était là, lui, son bien-aimé, celui qu’elle regardait si complaisamment, avec ses yeux bleus et ses grands sourcils noirs comme deux diamants enchâssés dans l’ébène. Il avait un lorgnon en écaille incrusté d’or, et il lorgnait toutes les femmes en se dandinant sur son fauteuil de velours cramoisi.
Djalioh était là, debout, immobile et muet, sans qu’on remarquât ni la pâleur de sa face ni l’amertume de son sourire, car on le croyait indifférent et froid comme le monstre de pierre qui grimaçait sur sa tête ; et pourtant la tempête régnait en son âme et la colère couvait dans son cœur, comme les volcans d’Islande sous leurs têtes blanchies par les neiges. Ce n’était point une frénésie brutale et expansive, mais l’action se passait intimement, sans cris, sans sanglots, sans blasphèmes, sans efforts ; il était muet, et son regard ne parlait pas plus que ses lèvres, son œil était de plomb et sa figure était stupide.
De jeunes et jolies femmes vivent longtemps avec un teint frais, une peau douce, blanche, satinée, puis elles languissent, leurs yeux s’éteignent, s’affaiblissent, se closent enfin ; et puis cette femme gracieuse et légère, qui courait les salons avec des fleurs dans les cheveux, dont les mains étaient si blanches et exhalaient une odeur de musc et de rose, en bien, un beau jour, un de vos amis, s’il est médecin, vous apprend que deux pouces plus bas que l’endroit où elle était décolletée, elle avait un cancer, et qu’elle est morte ; la fraîcheur de la peau était celle du cadavre. C’est la l’histoire de toutes les passions intimes, de tous ces sourires glacés.
Le rire de la malédiction est horrible, c’est un supplice de plus que de comprimer la douleur. Ne croyez donc plus alors aux sourires, ni à la joie, ni à la gaieté ; à quoi faut-il donc croire ? Croyez à la tombe, son asile est inviolable et son sommeil est profond.
Quel gouffre s’élargit sous nous à ce mot : éternité ! Pensons un instant à ce que veulent dire ces mots : vie, mort, désespoir, joie, bonheur ; demandez-vous, un jour que vous pleurerez sur quelque tête chère et que vous gémirez la nuit sur un grabat d’insomnie, demandez-vous pourquoi nous vivons, pourquoi nous mourrons, et dans quel but ? à quel souffle de malheur, à quel souffle du désespoir, grains de sable que nous sommes, nous roulons ainsi dans l’ouragan ? Quelle est cette hydre qui s’abreuve de nos pleurs et se complaît à nos sanglots ? pourquoi tout cela ?… et alors le vertige vous prend et l’on se sent entraîné vers un gouffre incommensurable, au fond duquel on entend vibrer un gigantesque rire de damné.
Il est des choses dans la vie et des idées dans l’âme qui vous attirent fatalement vers les régions sataniques, comme si votre tête était de fer et qu’un aimant de malheur vous y entraînât.
Oh ! une tête de mort ! ses yeux caves et fixes, la teinte jaune de sa surface, sa mâchoire ébréchée, serait-ce donc là la réalité, et le vrai serait-il le néant ?
C’est dans cet abîme sans fond du doute le plus cuisant, de la plus amère douleur, que se perdait Djalioh. En voyant cet air de fêtes, ces visages riants, en contemplant Adèle, son amour, sa vie, le charme de ses traits, la suavité de ses regards, il se demanda pourquoi tout cela lui était refusé, semblable à un condamné qu’on fait mourir de faim devant des vivres et que quelques barreaux de fer séparent de l’existence. Il ignorait aussi pourquoi ce sentiment-là était distinct des autres, car autrefois, si quelqu’un, dans la chaude Amérique, venait lui demander une place à l’ombre de ses palmiers, un fruit de ses jardins, il l’offrait ; pourquoi donc, se demandait-il, l’amour que j’ai pour elle est-il si exclusif et si entier ? C’est que l’amour est un monde, l’unité est indivisible.
Et puis il baissa la tête sur sa poitrine et pleura longtemps en silence comme un enfant. Une fois seulement il laissa échapper un cri rauque et perçant comme celui d’un hibou, mais il alla se confondre avec la voix douce et mélodieuse de l’orgue qui chantait un Te Deum. Les sons étaient purs et nourris, ils s’élevèrent en vibrant dans la nef et se mêlèrent avec l’encens.
Il s’aperçut ensuite qu’il y avait une grande rumeur dans la foule, que les chaises remuaient et qu’on sortait ; un rayon de soleil pénétrait à travers les vitraux de l’église, il fit reluire le peigne en or de la fiancée, et brilla pour quelques instants sur les barres dorées du cimetière, seule distance qui séparât la mairie de l’église. L’herbe des cimetières est verte, haute, épaisse et bien nourrie ; les conviés eurent les pieds mouillés, leurs bas blancs et leurs escarpins reluisants furent salis, ils jurèrent après les morts.
Le maire se trouvait à son poste, debout, au haut d’une table carrée couverte d’un tapis vert. Quand on en vint à prononcer le oui fatal, M. Paul sourit, Adèle pâlit, et Mme de Lansac sortit son flacon de sels.
Adèle alors réfléchit, la pauvre fille n’en revenait pas d’étonnement : elle qui, quelque temps auparavant, était si folle, si pensive, qui courait dans les prairies, qui lisait les romans, les vers, les contes, qui galopait sur sa jument grise à travers les allées de la forêt, qui aimait tant à entendre le bruissement des feuilles, le murmure des ruisseaux, elle se trouvait tout à coup une dame, c’est-à-dire quelque chose qui a un grand châle et qui va seule dans les rues ! Tous ces vagues pressentiments, ces commotions intimes du cœur, ce besoin de poésie et de sensation qui la faisaient rêver sur l’avenir, sur elle-même, tout cela allait se trouver expliqué, pensait-elle, comme si elle allait se réveiller d’un songe !
Hélas ! tous ces pauvres enfants du cœur et de l’imagination allaient se trouver étouffés au berceau, entre les soins du ménage et les caresses qu’il faudra prodiguer à un être hargneux, qui a des rhumatismes et des cors aux pieds, et qu’on appelle un mari.
Quand la foule s’écarta pour laisser passer le cortège, Adèle se sentit la main piquée comme par une griffe de fer : c’était Djalioh qui, en passant, l’avait égratignée avec ses ongles ; son gant devint rouge de sang, elle s’entoura de son mouchoir de batiste. En se retournant pour monter en calèche, elle vit encore Djalioh appuyé sur le marchepied, un frisson la saisit et elle s’élança dans la voiture.
Il était pâle comme la robe de la mariée, ses grosses lèvres, crevassées par la fièvre et couvertes de boutons, se remuaient vivement comme quelqu’un qui parle vite, ses paupières clignotaient et sa prunelle roulait lentement dans son orbite, comme les idiots.
V
Le soir, il y eut un bal au château et des lampions à toutes les fenêtres. Il y avait nombreux cortège d’équipages, de chevaux et de valets.
De temps en temps, on voyait une lumière apparaître à travers les ormes, elle s’approchait de plus en plus en suivant mille détours dans les tortueuses allées, enfin elle s’arrêtait devant le perron avec une calèche tirée par des chevaux ruisselants de sueur. Alors la portière s’ouvrait et une femme descendait ; elle était jeune ou vieille, laide ou belle, en rose ou en blanc, comme vous voudrez, et puis, après avoir rétabli l’économie de sa coiffure par quelques coups de main donnés à la hâte, dans le vestibule, à la lueur des quinquets, et au milieu des arbres verts et des fleurs et du gazon qui tapissaient les murs, elle abandonnait son manteau et son boa aux laquais. Elle entrait, on ouvre les portes à deux battants, on l’annonce, il se fait un grand bruit de chaises et de pieds, on se lève, on fait un salut et puis il s’ensuit ces mille et une causeries, ces petits riens, ces charmantes futilités qui bourdonnent dans les salons et qui voltigent de côté et d’autre comme des brouillards légers dans une serre chaude.
La danse commença à dix heures, et au dedans, on entendait le glissement des souliers sur le parquet, le frôlement des robes, le bruit de la musique, les sons de la danse ; et au dehors, le bruissement des feuilles, les voitures qui roulaient au loin sur la terre mouillée, les cygnes qui battaient de l’aile sur l’étang, les aboiements de quelque chien de village après les sons qui partaient du château, et puis quelques causeries naïves et railleuses des paysans, dont les têtes apparaissaient à travers les vitres du salon.
Dans un coin, était un groupe de jeunes gens, les amis de Paul, ses anciens compagnons de plaisir, en gants jaunes ou azurés, avec des lorgnons, des fracs en queue de morue, des têtes moyen âge et des barbes comme Rembrandt et toute l’école flamande n’en vit et n’en rêva jamais.
— Dis-moi donc, de grâce, disait l’un d’eux, membre du Jockey-Club, quelle est cette mine renfrognée et plissée comme une vieille, celle qui est là, derrière la causeuse où est la femme ?
— Ça ? c’est Djalioh.
— Qu’est-ce, Djalioh ?
— Oh ! ceci, c’est toute une histoire.
— Conte-nous-la, dit un des jeunes gens qui avait des cheveux aplatis sur les deux oreilles et la vue basse, puisque nous n’avons rien pour nous amuser.
— Au moins du punch ? repartit vivement un monsieur, grand, maigre, pâle et aux pommettes saillantes.
— Quant à moi, je n’en prendrai pas, et pour cause… c’est trop fort.
— Des cigares ? dit le membre du Jockey-Club.
— Fi, des cigares ! y penses-tu, Ernest, devant des femmes ?
— Elles en sont folles au contraire, j’ai dix maîtresses qui fument comme des dragons, dont deux ont culotté à elles seules toutes mes pipes.
— Moi, j’en ai une qui boit du kirsch à ravir.
— Buvons ! dit un des amis qui n’aimait ni les cigares, ni le punch, ni la danse, ni la musique.
— Non ! que Paul conte son histoire.
— Mes chers amis, elle n’est pas longue, la voilà tout entière : c’est que j’ai parié avec M. Petterwell, un de mes amis qui est planteur au Brésil, un ballot de Virginie contre Mirsa, une de ses esclaves, que les singes… oui, qu’on peut élever un singe, c’est-à-dire qu’il m’a défié de faire passer un singe pour un homme.
— Eh bien ? Djalioh est un singe ?
— Imbécile ! pour ça, non !
— Mais enfin…
— C’est qu’il faut vous expliquer que, dans mon voyage au Brésil, je me suis singulièrement amusé. Petterwell avait une esclave noire nouvellement débarquée du vieux canal de Bahama — diable m’emporte si je me rappelle son nom — enfin cette femme-là n’avait pas de mari, le ridicule ne devait retomber sur personne, elle était bien jolie, je l’achetai à Petterwell ; jamais la sotte ne voulait de moi, elle me trouvait probablement plus laid qu’un sauvage.
Tous se mirent à rire, Paul rougit.
— Enfin un beau jour, comme je m’ennuyais, j’achetai à un nègre le plus bel orang-outang qu’on eût jamais vu. Depuis longtemps l’Académie des sciences s’occupait de la solution d’un problème : voir s’il pouvait y avoir un métis de singe et d’homme. Moi, j’avais à me venger d’une petite sotte de négresse, et voilà qu’un jour, après mon retour de la chasse, je trouve mon singe, que j’avais enfermé dans ma chambre avec l’esclave, évadé et parti, l’esclave en pleurs et toute ensanglantée des griffes de Bell. Quelques semaines elle sentit des douleurs de ventre et des maux de cœur. Bien ! Enfin, cinq mois après, elle vomit pendant plusieurs jours consécutifs, j’étais pour le coup presque sûr de mon affaire. Une fois elle eut une attaque de nerfs si violente qu’on la saigna des quatre membres, car j’aurais été au désespoir de la voir mourir ; bref, au bout de sept mois, un beau jour elle accoucha sur le fumier. Elle en mourut quelques heures après, mais le poupon se portait à ravir, j’étais, ma foi, bien content, la question était résolue. J’ai envoyé de suite le procès-verbal à l’Institut et le ministre, à sa requête, m’envoya la croix d’honneur.
— Tant pis, mon cher Paul, c’est bien canaille maintenant.
— Raison d’écolier ! ça plaît aux femmes, elles regardent ça en souriant pendant qu’on leur parle. Enfin j’élevai l’enfant, je l’aimai comme un père.
— Ah ! ah ! fit un monsieur qui avait des dents blanches et qui riait toujours, pourquoi ne l’avez-vous pas amené en France dans vos autres voyages ?
— J’ai préféré le faire rester dans sa patrie jusqu’à mon départ définitif, d’autant plus que l’âge fixé par le pari était seize ans, car il fut conclu la première année de mon arrivée à Janeiro ; bref j’ai gagné Mirsa, j’ai eu la croix à vingt ans, et de plus j’ai fait un enfant par des moyens inusités.
— Infernal ! dantesque ! dit un ami pâle.
— Risible ! cocasse ! dit un autre qui avait de grosses joues et un teint rouge.
— Bravo ! dit le cavalier.
— À faire crever de rire ! dit, en se tordant de plaisir sur une causeuse élastique, un homme sautant et frétillant comme une carpe, petit, court, au front plat, aux yeux petits, le nez épaté, les lèvres minces, rond comme une pomme et bourgeonné comme un cantaloup ; le coup était fameux et partait d’un maître, jamais un homme ordinaire n’aurait fait cela.
— Eh bien, que fait-il, Djalioh ? aime-t-il les cigares ? dit le fumeur en en présentant plein ses deux mains et en les laissant tomber avec intention sur les genoux d’une dame.
— Du tout, mon cher, il les a en horreur.
— Chasse-t-il ?
— Encore moins, les coups de fusil lui font peur.
— Sûrement il travaille, il lit, il écrit tout le jour ?
— Il faudrait pour cela qu’il sache lire et écrire.
— Aime-t-il les chevaux, demanda le convalescent.
— Du tout.
— C’est donc un animal inerte et sans intelligence. Aime-t-il le sexe ?
— Un jour je l’ai mené chez les filles, et il s’est enfui emportant une rose et un miroir.
— Décidément c’est un idiot, fit tout le monde.
Et le groupe se sépara pour aller grimacer et faire des courbettes devant les dames qui, de leur côté, bâillaient et minaudaient en l’absence des danseurs.
L’heure avançait rapidement au son de la musique qui bondissait sur le tapis, entre la danse et les femmes ; minuit sonna pendant qu’on galopait.
Djalioh était assis, depuis le commencement du bal, sur un fauteuil, à côté des musiciens ; de temps en temps il quittait sa place et changeait de côté. Si quelqu’un de la fête, gai et insouciant, heureux du bruit, content des vins, enivré enfin de toute cette chaîne de femmes aux seins nus, aux lèvres souriantes, aux doux regards, l’apercevait, aussitôt il devenait pâle et triste ; voilà pourquoi sa présence gênait, et il paraissait là comme un fantôme ou un démon.
Une fois les danseurs fatigués s’assirent, tout alors devint plus calme, on passa de l’orgeat, et le bruit seul des verres sur les plateaux interrompait le bourdonnement de toutes les voix qui parlaient. Le piano était ouvert, un violon était dessus, un archet à côté. Djalioh saisit l’instrument, il le tourna plusieurs fois entre ses mains comme un enfant qui manie un jouet, il toucha à l’archet, et le plia si fort qu’il faillit le briser plusieurs fois. Enfin il approcha le violon de son menton, tout le monde se mit à rire, tant la musique était fausse, bizarre, incohérente ; il regarda tous ces hommes, toutes ces femmes, assis, courbés, pliés, étalés sur des banquettes, des chaises, des fauteuils, avec de grands yeux ébahis ; il ne comprenait pas tous ces rires, et cette joie subite, il continua.
Les sons étaient d’abord lents, moux, l’archet effleurait les cordes et les parcourait depuis le chevalet jusqu’aux chevilles, sans rendre presque aucun son ; puis peu à peu sa tête s’anima, s’abaissant graduellement sur le bois du violon, son front se plissa, ses yeux se fermèrent, et l’archet sautillait sur les cordes comme une balle élastique, à bonds précipités ; la musique était saccadée, remplie de notes aiguës, de cris déchirants ; on se sentait, en l’entendant, sous le poids d’une oppression terrible, comme si toutes ces notes eussent été de plomb et qu’elles eussent pesé sur la poitrine. Et puis c’était des arpèges hardis, des octaves qui montaient, des notes qui couraient en masse et puis qui s’envolaient comme une flèche gothique, des sauts précipités, des accords changés ; et tous ces sons, tout ce bruit de cordes et de notes qui sifflent, sans mesure, sans chant, sans rythme, une mélodie nulle, des pensées vagues et coureuses qui se succédaient comme une ronde de démons, des rêves qui passent et s’enfuient poussés par d’autres dans un tourbillon sans repos, dans une course sans relâche.
Djalioh tenait avec force le manche de l’instrument, et chaque fois qu’un de ses doigts se relevait de la touche, son ongle faisait vibrer la corde qui sifflait en mourant. Quelquefois il s’arrêtait, effrayé du bruit, souriait bêtement et reprenait avec plus d’amour le cours de ses rêveries ; enfin, fatigué, il s’arrêta, écouta longtemps, pour voir si tout cela allait revenir, mais rien ! la dernière vibration de la dernière note était morte d’épuisement. Chacun se regarda, étonné d’avoir laissé durer si longtemps un si étrange vacarme.
La danse recommença ; comme il était près de trois heures, on dansa un cotillon, les jeunes femmes seules restaient, les vieilles étaient parties ainsi que les hommes mariés et poitrinaires.
On ouvrit donc, pour faciliter la valse, la porte du salon, celles du billard et de la salle à manger, qui se succédaient immédiatement ; chacun prit sa valseuse, on entendit le son fêlé de l’archet qui frappait le pupitre et l’on se mit en train.
Djalioh était debout, appuyé sur un battant de la porte, la valse passait devant lui, tournoyante, bruyante, avec des rires et de la joie ; chaque fois il voyait Adèle tournoyer devant lui et puis disparaître, revenir et disparaître encore ; chaque fois il la voyait s’appuyer sur un bras qui soutenait sa taille, fatiguée qu’elle était de la danse et des plaisirs, et chaque fois il sentait en lui un démon qui frémissait et un instinct sauvage qui rugissait dans son âme, comme un lion dans sa cage ; chaque fois, à la même mesure répétée, au même coup d’archet, à la même note, au bout d’un même temps, il voyait passer devant lui le bas d’une robe blanche, à fleurs roses, et deux souliers de satin qui s’entre-bâillaient, et cela dura longtemps, vingt minutes environ. La danse s’arrêta. Oppressée, elle essuya son front, et puis elle repartit plus légère, plus sauteuse, plus jolie et plus rose que jamais.
C’était un supplice infernal, une douleur de damné. Quoi ! sentir dans sa poitrine toutes les forces qu’il faut pour aimer et avoir l’âme navrée d’un feu brûlant, et puis ne pouvoir éteindre le volcan qui vous consume, ni briser ce lien qui vous attache ! être là, attaché à un roc aride, la soif à la gorge, comme Prométhée, voir sur son ventre un vautour qui vous dévore, et ne pouvoir, dans sa colère, le serrer de ses deux mains et l’écraser ! « Oh ! pourquoi, se demandait Djalioh dans son amère douleur, la tête baissée, pendant que la valse courait et tourbillonnait, folle de plaisir, que les femmes dansaient et que la musique vibrait en chantant, pourquoi donc ne suis-je pas comme tout cela, heureux, dansant ? pourquoi suis-je laid comme cela et pourquoi ces femmes ne le sont-elles pas ? pourquoi fuient-elles quand je souris ? pourquoi donc je souffre ainsi et je m’ennuie et je me hais moi-même ? Oh ! si je pouvais la prendre, elle, et puis déchirer tous les habits qui la couvrent, mettre en pièces et en morceaux les voiles qui la cachent, et puis la prendre dans mes deux bras, fuir avec elle bien loin, à travers les bois, les prés, les prairies, traverser les mers et enfin arriver à l’ombre d’un palmier, et puis là, la regarder bien longtemps et faire qu’elle me regarde aussi, qu’elle me saisisse de ses deux bras nus, et puis… ah !… », et il pleurait de rage.
Les lampes s’éteignaient, la pendule sonna cinq heures, on entendit quelques voitures qui s’arrêtaient, et puis danseurs et danseuses prirent leurs vêtements et partirent, les valets fermèrent les auvents et sortirent.
Djalioh était resté à sa place, et quand il releva la tête, tout avait disparu ; les femmes, la danse et les sons, tout s’était envolé, et la dernière lampe pétillait encore dans quelques gouttes d’huile qui lui restaient à vivre.
En ce moment-là l’aube apparut à l’horizon derrière les tilleuls.
VI
Il prit une bougie et monta dans sa chambre. Après avoir ôté son habit et ses souliers, il sauta sur son lit, abaissa sa tête sur son oreiller et voulut dormir, mais impossible !
Il entendait dans sa tête un bourdonnement prolongé, un fracas singulier, une musique bizarre, la fièvre battait dans ses artères, et les veines de son front étaient vertes et gonflées, son sang bouillonnait dans ses veines, lui montait au cerveau et l’étouffait. Il se leva et ouvrit sa fenêtre, l’air frais du matin calma ses sens. Le jour commençait, et les nuages fuyaient avec la lune aux premiers rayons de la clarté ; la nuit, il regarda longtemps les mille formes fantastiques que dessinent les nuages, puis il tourna la vue vers sa bougie, dont le disque lumineux éclairait ses rideaux de soie verte ; enfin au bout d’une heure il sortit.
La nuit durait presque encore et la rosée était suspendue à chaque feuille des arbres, il avait plu longtemps, les allées foulées par les roues des voitures étaient grasses et boueuses, Djalioh s’enfonça dans les plus tortueuses et les plus obscures. Il se promena longtemps dans le parc, foulant à ses pieds les premières feuilles d’automne, jaunies et emportées par les vents. Marchant sur l’herbe mouillée, à travers la charmille, au bruit de la brise qui agitait les arbres, il entendait dans le lointain les premiers sons de la nature qui s’éveille.
Qu’il est doux de rêver ainsi, en écoutant avec délices le bruit de ses pas sur les feuilles sèches et sur le bois mort que le pied brise, de se laisser aller dans des chemins sans barrière, comme le courant de la rêverie qui emporte votre âme ! et puis une pensée triste et poignante souvent vous saisit longtemps, en contemplant ces feuilles qui tombent, ces arbres qui gémissent et cette nature entière qui chante tristement, à son réveil, comme au sortir du tombeau. Alors quelque tête chérie vous apparaît dans l’ombre, une mère, une amie, et les fantômes qui passent le long du mur noir, tous graves et dans des surplis blancs ; et puis le passé revient aussi comme un autre fantôme, le passé avec ses peines, ses douleurs, ses larmes et ses quelques rires ; enfin l’avenir qui se montre à son tour, plus fané, plus indéfini, entouré d’une gaze légère, comme ces sylphides qui s’élèvent d’un buisson et qui s’envolent avec les oiseaux. On aime à entendre le vent qui passe à travers les arbres en faisant plier leur tête, et qui chante comme un convoi des morts, et dont le souffle agite vos cheveux et rafraîchit votre front brûlant.
C’était dans des pensées plus terribles qu’était perdu Djalioh. Une mélancolie rêveuse, pleine de caprice et de fantaisie, provient d’une douleur tiède et longue ; mais le désespoir est matériel et palpable, c’était, au contraire, la réalité qui l’écrasait.
Oh ! la réalité ! fantôme lourd comme un cauchemar et qui pourtant n’est qu’une durée comme l’esprit !
Pour lui, que lui faisait le passé qui était perdu, et l’avenir qui se résumait dans un mot insignifiant : la mort ? Mais c’était le présent qu’il avait, la minute, l’instant qui l’obsédait ; c’était ce présent même qu’il voulait anéantir, le briser du pied, l’égorger de ses mains. Lorsqu’il pensait à lui, pauvre et désespéré, les bras vides, le bal, et ses fleurs, et ces femmes, Adèle, et ses seins nus, et son épaule, et sa main blanche, lorsqu’il pensait à tout cela, un rire sauvage éclatait sur sa bouche et retentissait dans ses dents, comme un tigre qui a faim et qui se meurt ; il voyait dans son esprit le sourire de Paul, les baisers de sa femme ; il les voyait tous deux étendus sur une couche soyeuse, s’entrelaçant de leurs bras avec des soupirs et des cris de volupté ; il voyait jusqu’aux draps qu’ils tordaient dans leurs étreintes, jusqu’aux fleurs qui étaient sur les tables et les tapis et les meubles, et tout enfin qui était là, et quand il reportait la vue sur lui, entouré des arbres, marchant seul sur l’herbe et les branches cassées, il tremblait ; il comprenait aussi la distance immense qui l’en séparait, et quand il en venait à se demander pourquoi tout cela était ainsi, alors une barrière infranchissable se présentait devant lui, et un voile noir obscurcissait sa pensée.
Pourquoi Adèle n’était-elle pas à lui ? Oh ! s’il l’avait, comme il serait heureux de la tenir dans ses bras, de reposer sa tête sur sa poitrine, et de la couvrir de ses baisers brûlants ! et il pleurait en sanglotant.
Oh ! s’il avait su, comme nous autres hommes, comment la vie, quand elle vous obsède, s’en va et part vite avec la gâchette d’un pistolet, s’il avait su que pour six sols un homme est heureux, et que la rivière engloutit bien les morts !… mais non ! le malheur est dans l’ordre de la nature, elle nous a donné le sentiment de l’existence pour le garder plus longtemps.
Il arriva bientôt aux bords de l’étang, les cygnes s’y jouaient avec leurs petits, ils glissaient sur le cristal, les ailes ouvertes et le cou replié sur le dos ; les plus gros, le mâle et la femelle, nageaient ensemble au courant rapide de la petite riviére qui traversait l’étang ; de temps en temps ils tournaient l’un vers l’autre leur long cou blanc et se regardaient en nageant, puis ils revenaient derrière eux, se plongeaient dans l’eau et battaient de l’aile sur la surface de l’eau qui se trouvait agitée de leurs jeux, lorsque leur poitrine s’avançait comme la roue d’une nacelle.
Djalioh contempla la grâce de leurs mouvements et la beauté de leurs formes, il se demanda pourquoi il n’était pas cygne, et beau comme ces animaux ; lorsqu’il s’approchait de quelqu’un, on s’enfuyait, on le méprisait parmi les hommes ; que n’était-il donc beau comme eux ? Pourquoi le ciel ne l’avait-il pas fait cygne, oiseau, quel ne chose de léger, qui chante et qu’on aime ? ou plutôt que n’était-il le néant ? « Pourquoi, disait-il en faisant courir une pierre du bout de son pied, pourquoi ne suis-je pas comme cela ? je la frappe, elle court et ne souffre pas ! » Alors il sauta dans la barque, détacha la chaîne, prit les rames et alla aborder de l’autre côté, dans la prairie qui commençait à se parsemer de bestiaux.
Après quelques instants il revint vers le château, les domestiques avaient déjà ouvert les fenêtres et rangé le salon, la table était mise, car il était près de neuf heures, tant la promenade de Djalioh avait été lente et longue.
Le temps passe vite dans la joie, vite aussi dans les larmes, et ce vieillard court toujours sans prendre haleine.
Cours vite, marche sans relâche, fauche et abats sans pitié, vieille chose à cheveux blancs ; marche et cours toujours, traîne ta misère, toi qui es condamné à vivre, et mène-nous bien vite dans la fosse commune où tu jettes ainsi tout ce qui barre ton chemin !
VII
Après le déjeuner, la promenade, car le soleil perçant les nuages commençait à se montrer.
Les dames voulurent se promener en barque, la fraîcheur de l’eau les délasserait de leurs fatigues de la nuit.
La société se divisa en trois bandes. Dans la même étaient Paul, Djalioh et Adèle. Elle avait l’air fatigué et le teint pâle, sa robe était de mousseline bleue avec des fleurs blanches, elle était plus belle que jamais. Adèle accompagna son époux, par sentiment des convenances. Djalioh ne comprit pas cela ; autant son âme embrassait tout ce qui était de sympathie et d’amour, autant son esprit résistait à tout ce que nous appelons délicatesse, usage, honneur, pudeur et convenance. Il se mit sur le devant et rama.
Au milieu de l’étang était une petite île, formée à dessein pour servir de refuge aux cygnes ; elle était plantée de rosiers, dont les branches pliées se miraient dans l’eau en y laissant quelques fleurs fanées. La jeune femme émietta un morceau de pain, puis le jeta sur l’eau, et aussitôt les cygnes accoururent, allongeant leur cou pour saisir les miettes qui couraient emportées par la rivière. Chaque fois qu’elle se penchait et que la main blanche s’allongeait, Djalioh sentait son haleine passer dans ses cheveux et ses joues effleurer sa tête, qui était brûlante. L’eau du lac était limpide et calme, mais la tempête était dans son cœur ; plusieurs fois il crut devenir fou, et il portait les mains à son front, comme un homme en délire et qui croit rêver.
Il ramait vite, et cependant la barque avançait moins que les autres, tous ses mouvements étaient saccadés et convulsifs. De temps en temps, son œil terne et gris se tournait lentement sur Adèle et se reportait sur Paul ; il paraissait calme, mais comme le calme de la cendre qui couvre un brasier, et puis l’on n’entendait que la rame qui tombait dans l’eau, l’eau qui clapotait lentement sur les flancs de la nacelle et quelques mots échangés entre les époux, et puis ils se regardaient en souriant, et les cygnes couraient en nageant sur l’étang ; le vent faisait tomber quelques feuilles sur les promeneurs et le soleil brillait au loin sur les vertes prairies où serpentait la rivière, et la barque glissait entre tout cela, rapide et silencieuse.
Djalioh, une fois, se ralentit, porta sa main à ses yeux et la retira quelques instants après toute chaude et toute humide ; il reprit ses rames, et les pleurs qui roulaient sur ses mains se perdirent dans le ruisseau. M. Paul, voyant qu’il était éloigné de la compagnie, prit la main d’Adèle et déposa sur son gant satiné un long baiser de bonheur qui retentit aux oreilles de Djalioh.
VIII
Mme de Lansac avait une quantité de singes — c’est une passion de vieille femme — seules créatures qui, avec les chiens, ne repoussent pas leur amour.
Ceci est dit sans maligne intention, et s’il y en avait une, ce serait plutôt pour plaire aux jeunes qui les haïssent mortellement. Lord Byron disait qu’il ne pouvait voir sans dégoût manger une jolie femme ; il n’a peut-être jamais pensé à la société de cette femme, quarante ans plus tard, et qui se résumera en son carlin et sa guenon. Toutes les femmes que vous voyez si jeunes et si fraîches, eh bien, si elles ne meurent pas avant la soixantaine, auront donc un jour la manie des chiens au lieu de celle des hommes, et vivront avec un singe au lieu d’un amant.
Hélas ! c’est triste, mais c’est vrai, et puis, après avoir ainsi jauni pendant une douzaine d’années et racorni comme un vieux parchemin au coin de son feu, en compagnie d’un chat, d’un roman, de son dîner et de sa bonne, cet ange de beauté mourra et deviendra un cadavre, c’est-à-dire une charogne qui pue, et puis un peu de poussière, le néant, de l’air fétide emprisonné dans une tombe.
Il y a des gens que je vois toujours à l’état de squelette et dont le teint jaune me semble bien pétri de la terre qui va les contenir.
Je n’aime guère les singes, et pourtant j’ai tort, car ils me semblent une imitation parfaite de la nature humaine. Quand je vois un de ces animaux, — je ne parle pas ici des hommes, — il me semble me voir dans les miroirs grossissants : mêmes sentiments, mêmes appétits brutaux, un peu moins d’orgueil et voilà tout
Djalioh se sentait attiré vers eux par sympathie étrange, il restait souvent des heures entières à les contempler, plongé dans une méditation profonde ou dans une observation des plus minutieuses.
Adèle s’approcha de leurs cages communes — car les jeunes femmes aiment quelquefois les singes, probablement comme symboles de leurs époux — et leur jeta des noisettes et des gâteaux ; aussitôt ils s’élancèrent dessus, se chamaillant, s’arrachant les morceaux, comme des députés les miettes qui tombent du fauteuil ministériel, et ils poussaient des cris comme des avocats. Un, surtout, s’empara du plus gros gâteau, le mangea bien vite, prit la plus belle noisette, la cassa avec ses ongles, l’éplucha et jeta les coquilles à ses compagnons d’un air de libéralité ; il avait tout autour de la tête une couronne de poils clairsemés sur son crâne rétréci, qui le faisait ressembler passablement à un roi. Un second était humblement assis dans un coin, les yeux baissés d’un air modeste, comme un prêtre, et prenant par derrière tout ce qu’il ne pouvait pas voler en face. Un troisième enfin, c’était une femelle, avait les chairs flasques, le poil long, les yeux bouffis ; il allait et venait de tous côtés, avec des gestes lubriques qui faisaient rougir les demoiselles, mordant les mâles, les pinçant et sifflant à leurs oreilles ; celui-là ressemblait à mainte fille de joie de ma connaissance.
Tout le monde riait de leurs gentillesses et de leurs manières, c’était si drôle ! Djalioh seul ne riait pas, assis par terre, les genoux à la hauteur de la tête, les bras sur les jambes et les yeux à demi morts tournés vers un seul point.
L’après-midi on partit pour Paris ; Djalioh était encore placé en face d’Adèle, comme si la fatalité se plaisait perpétuellement à rire de ses douleurs. Chacun, fatigué, s’endormait au doux balancement des soupentes et au bruit des roues qui allaient lentement dans les grandes ornières creusées par la pluie, et les pieds des chevaux enfonçaient en glissant dans la boue ; une glace ouverte derrière Djalioh donnait de l’air dans la voiture, et le vent soufflait sur ses épaules et dans son cou.
Tous laissaient aller leurs têtes sommeillantes au mouvement de la calèche, Djalioh seul ne dormait pas et la tenait baissée sur sa poitrine.
IX
On était aux premiers jours du mois de mai, il était alors, je crois, sept heures du matin, le soleil se levait et illuminait de sa splendeur tout Paris, qui s’éveillait par un beau jour de printemps.
Mme Paul de Monville s’était levée de bonne heure et s’était retirée dans un salon pour y terminer bien vite, avant l’heure du bain, du déjeuner et de la promenade, un roman de Balzac.
La rue qu’habitaient les mariés était dans le faubourg Saint-Germain, déserte, large et toute couverte de l’ombre que jetaient les grands murs, les hôtels hauts et élevés et les jardins qui se prolongeaient avec leurs acacias, leurs tilleuls, dont les touffes, épaisses et frémissantes, retombaient par-dessus les murs où les brins d’herbes perçaient entre les pierres. Rarement on entendait du bruit, si ce n’est celui de quelque équipage roulant sur le pavé avec ses deux chevaux blancs, ou bien encore, la nuit, celui de la jeunesse, revenant d’une orgie ou d’un spectacle avec quelques ribaudes aux seins nus, aux yeux rougis, aux vêtements déchirés.
C’était dans un de ces hôtels qu’habitait Djalioh avec M. Paul et sa femme, et depuis bientôt deux ans il s’était passé bien des choses dans son âme, et les larmes contenues y avaient creusé une fosse profonde.
Un matin, c’était ce jour-là dont je vous parle, il se leva et sortit dans le jardin où un enfant d’un an environ, entouré de mousseline, de gazes, de broderies, d’écharpes coloriées, dormait dans un berceau en nacelle dont la flèche était dorée aux rayons du soleil.
Sa bonne était absente, il regarda de tous côtés, s’approcha près, bien près du berceau, ôta vivement la couverture, puis il resta quelque temps a contempler cette pauvre créature sommeillante et endormie, avec ses mains potelées, ses formes arrondies, son cou blanc, ses petits ongles ; enfin il le prit dans ses deux mains, le fit tourner en l’air sur sa tête, et le lança de toutes ses forces sur le gazon, qui retentit du coup. l’enfant poussa un cri, et sa cervelle alla jaillir à dix pas auprès d’une giroflée.
Djalioh ouvrit ses lèvres pâles, et poussa un rire forcé qui était froid et terrible comme celui des morts. Aussitôt il s’avança vers la maison, monta l’escalier, ouvrit la porte de la salle à manger, la referma, prit la clef, celle du corridor également, et, arrivé au vestibule du salon, il les jeta par la fenêtre dans la rue. Enfin il entra dans le salon, doucement, sur la pointe des pieds, et une fois entré il ferma la serrure à double tour. Un demi-jour l’éclairait à peine, tant les persiennes, soigneusement fermées, laissaient entrer peu de lumière.
Djalioh s’arrêta, et il n’entendit que le bruit des feuillets que retournait la main blanche d’Adèle, étendue mollement sur un sofa de velours rouge, et le gazouillement des oiseaux de la volière qui était sur la terrasse et dont on entendait, à travers les jalousies vertes, les battements d’ailes sur le treillage en fer. Dans un coin du salon, à côté de la cheminée, était une jardinière en acajou toute remplie de fleurs embaumantes, roses blanches, bleues, hautes ou touffues, avec un feuillage vert, une tige polie, et qui se miraient par derrière dans une grande glace.
Enfin il s’approcha de la jeune femme et s’assit à côté d’elle. Elle tressaillit subitement et porta sur lui ses yeux bleus égarés ; sa robe de chambre, de mousseline blanche, était flottante, ouverte sur le devant, et ses deux jambes croisées dessinaient, malgré ses vêtements, la forme de ses cuisses. Il y avait tout autour d’elle un parfum enivrant ; ses gants blancs, jetés sur le fauteuil avec sa ceinture, son mouchoir, son fichu, tout cela avait une odeur si délicieuse et si particulière que les grosses narines de Djalioh s’écartèrent pour en aspirer la saveur.
Oh ! il y a à côté de la femme qu’on aime une atmosphère embaumée qui vous enivre.
— Que me voulez-vous ? dit-elle avec effroi, aussitôt qu’elle l’eut reconnu.
Et il s’ensuivit un long silence ; il ne répondit pas et fixa sur elle un regard dévorant, puis, se rapprochant de plus en plus, il prit sa taille de ses deux mains et déposa sur son cou un baiser brûlant qui sembla pincer Adèle comme la morsure d’un serpent ; il vit sa chair rougir et palpiter.
— Oh ! je vais appeler au secours, s’écria-t-elle avec effroi. Au secours ! au secours ! Oh ! le monstre ! ajouta-t-elle en le regardant.
Djalioh ne répondit pas, seulement il bégaya et frappa sa tête avec colère. Quoi ! ne pouvoir lui dire un mot ! ne pouvoir énumérer ses tortures et ses douleurs, et n’avoir à lui offrir que les larmes d’un animal et les soupirs d’un monstre ! Et puis être repoussé comme un reptile ! être haï de ce qu’on aime et sentir devant soi l’impossibilité de rien dire ! être maudit et ne pouvoir blasphémer !
— Laissez-moi, de grâce ! laissez-moi ! est-ce que vous ne voyez pas que vous me faites horreur et dégoût ? le vais appeler Paul, il va vous tuer.
Djalioh lui montra la clef qu’il tenait dans sa main et il s’arrêta. Huit heures sonnèrent à la pendule, et les oiseaux gazouillaient dans la volière, on entendit le roulement d’une charrette qui passait, puis elle s’écarta.
— Eh bien, allez-vous sortir ? laissez-moi au nom du ciel !
Et elle voulut se lever, mais Djalioh la retint par le pan de sa robe, qui se déchira sous ses ongles.
— J’ai besoin de sortir, il faut que je sorte… il faut que je voie mon enfant, vous me laisserez voir mon enfant !
Une idée atroce la fit frémir de tous ses membres, elle pâlit et ajouta :
— Oui, mon enfant ! il faut que je le voie… et tout de suite, à l’instant !
Elle se retourna et vit grimacer en face d’elle une figure de démon ; il se mit à rire si longtemps, si fort, et tout cela d’un seul éclat, qu’Adèle pétrifiée d’horreur tomba à ses pieds, à genoux.
Djalioh aussi se mit à genoux, puis il la prit, la fit asseoir de force sur ses genoux, et de ses deux mains il lui déchira tous les vêtements, il mit en pièces les voiles qui la couvraient, et quand il la vit tremblante comme la feuille, sans sa chemise, et croisant ses deux bras sur ses seins nus, en pleurant, les joues rouges et les lèvres bleuâtres, il se sentit sous le poids d’une oppression étrange ; puis il prit les fleurs, les éparpilla sur le sol, il tira les rideaux de soie rose et, lui, ôta ses vêtements.
Adèle le vit nu, elle trembla d’horreur et détourna la tête ; Djalioh s’approcha et la tint longuement serrée contre sa poitrine, elle sentit alors, sur sa peau chaude et satinée, la chair froide et velue du monstre ; il sauta sur le canapé, jeta les coussins et se balança longtemps sur le dossier, avec un mouvement machinal et régulier de ses flexibles vertèbres ; il poussa de temps en temps un cri guttural et il souriait entre ses dents.
Qu’avait-il de mieux à désirer ? une femme devant lui, des fleurs à ses pieds, un jour rose qui l’éclairait, le bruit d’une volière pour musique et quelque pâle rayon de soleil pour l’éclairer !
Il cessa bientôt son exercice, courut sur Adèle, lui enfonça ses griffes dans la chair et l’attira vers lui, il lui ôta sa chemise.
En se voyant toute nue dans la glace, entre les bras de Djalioh, elle poussa un cri d’horreur et pria Dieu ; elle voulait appeler au secours, mais impossible d’articuler une seule parole.
Djalioh en la voyant ainsi, nue et les cheveux épars sur ses épaules, s’arrêta immobile de stupeur, comme le premier homme qui vit une femme ; il la respecta pendant quelque temps, lui arracha ses cheveux blonds, les mit dans sa bouche, les mordit, les baisa, puis il se roula par terre sur les fleurs, entre les coussins, sur les vêtements d’Adéle, content, fou, ivre d’amour.
Adèle pleurait, une trace de sang coulait sur ses seins d’albâtre.
Enfin sa féroce brutalité ne connut plus de bornes, il sauta sur elle d’un bond, écarta ses deux mains, l’étendit par terre et l’y roula échevelée. Souvent il poussait des cris féroces et étendait les deux bras, stupide et immobile, puis il râlait de volupté comme un homme qui se…
Tout à coup il sentit sous lui les convulsions d’Adèle, ses muscles se raidirent comme le fer, elle poussa un cri et un soupir plaintifs qui furent étouffés par des baisers. Puis il la sentit froide, ses yeux se fermèrent, elle se roula sur elle-même et sa bouche s’ouvrit.
Quand il l’eut bien longtemps sentie immobile et glacée, il se leva, la retourna sur tous les sens, embrassa ses pieds, ses mains, sa bouche, et courut en bondissant sur les murailles. Plusieurs fois il reprit sa course ; une fois, cependant, il s’élança la tête la première sur la cheminée de marbre et tomba immobile et ensanglanté sur le corps d’Adèle.
X
Quand on vint à trouver Adèle, elle avait sur le corps des traces de griffes larges, profondes ; pour Djalioh, il avait le crâne horriblement fracassé. On crut que la jeune femme, en défendant son honneur, l’avait tué avec un couteau.
Tout cela fut dans les journaux, et vous pensez s’il y en eut pour huit jours à faire des Ah ! et des Oh !
Le lendemain on enterra les morts. Le convoi était superbe ; deux cercueils, celui de la mère et de l’enfant, et tout cela avec des panaches noirs, des cierges, des prêtres qui chantent, de la foule qui se presse et des hommes noirs en gants blancs.
XI
— C’est bien horrible ! s’écriait, quelques jours après, toute une famille d’épiciers réunis patriarcalement autour d’un énorme gigot dont le fumet chatouillait l’odorat.
— Pauvre enfant ! dit la femme de l’épicier, … aller tuer un enfant ! qu’est-ce qu’il lui avait fait ?
— Comment ! disait l’épicier, indigné dans sa vertu, homme éminemment moral, décoré de la croix d’honneur pour bonne tenue dans la garde nationale, et abonné au Constitutionnel, comment ! aller tuer ct’en pauvre ptite femme ! c’est indigne !
— Mais aussi, je crois que c’est l’effet de la passion, dit un gros garçon joufflu, le fils de la maison, qui venait d’achever sa quatrième à dix-sept ans, parce que son père était d’avis qu’on donnât de l’inducation à la jeunesse.
— Oh ! faut-il que des gens aient peu de retenue, dit le garçon épicier, en redemandant pour la troisième fois des haricots.
On sonna à la boutique et il alla vendre pour deux sous de chandelles.
XII
Vous voulez une fin à toute force, n’est-ce pas ? et vous trouvez que je suis bien long à la donner ; eh bien, soit !
Pour Adèle, elle fut enterrée, mais au bout de deux ans elle avait bien perdu de sa beauté, car on l’exhuma pour la mettre au Père-Lachaise et elle puait si fort qu’un fossoyeur s’en trouva mal.
Et Djalioh ?
Oh ! il est superbe, verni, poli, soigné, magnifique, car vous savez que le cabinet de zoologie s’en est emparé et en a fait un superbe squelette.
Et M. Paul ?
Tiens, je l’oubliais ! il s’est remarié ; tantôt je l’ai vu au Bois de Boulogne, et ce soir vous le rencontrerez aux Italiens.
- ↑ 8 octobre 1837.