Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/10

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du temps où les hommes de génie parviennent au mérite dont ils sont capables.

le temps où les génies parviennent au mérite dont ils sont capables, est different. En premier lieu, les génies nez pour ces professions qui demandent beaucoup d’expérience et de la maturité d’esprit, sont formez plus tard que ceux qui sont nez pour ces professions, où l’on réussit avec un peu de prudence et beaucoup d’imagination. Par exemple, un grand ministre, un grand general, un grand magistrat, ne deviennent ce qu’ils sont capables d’être, que dans un âge plus avancé que l’ âge où les peintres et les poëtes atteignent le dégré d’excellence où leur étoile leur permet d’atteindre. Les premiers ne sçauroient être formez sans des connoissances et sans des lumieres qu’on n’acquiert que par l’expérience, et même par sa propre expérience. L’étenduë de l’esprit, la subtilité de l’imagination, l’application même ne sçauroient y suppléer. Enfin ces professions demandent un jugement mûr, et sur tout de la fermeté sans opiniâtreté. On naît bien avec une disposition à ces qualitez, mais on ne naît point avec ces qualitez toutes formées. On ne peut même les avoir acquises de si bonne heure. Comme l’imagination a plûtôt acquis ses forces que le jugement ne peut avoir acquis les siennes, les peintres, les poëtes, les musiciens et ceux dont le talent consiste principalement dans l’invention, ne sont pas si long-temps à se former. Je crois donc que l’ âge de trente ans, est l’ âge où communément parlant, les peintres et les poëtes se trouvent être parvenus au plus haut dégré du parnasse, où leur génie leur permette de monter. Ils deviennent bien plus corrects dans la suite, ils deviennent bien plus sages dans leurs productions ; mais ils ne deviennent pas ni plus fertiles, ni plus pathétiques, ni plus sublimes. Comme les génies sont plus tardifs les uns que les autres (c’est ce que j’avois à dire en second lieu) comme leurs progrès peuvent être retardez par tous les obstacles dont nous avons parlé, nous n’avons pas prétendu marquer l’ âge de trente ans, comme une année fatale, avant laquelle et après laquelle on ne dût rien attendre. Il peut se trouver cinq ou six années de difference, dans l’ âge auquel deux grands peintres ou deux grands poëtes seront parvenus à leur perfection. L’un y peut être arrivé à vingt-huit ans et l’autre à trente-trois. Racine fut formé dès vingt-huit ans. La Fontaine étoit bien plus âgé quand il fit les premiers de ses excellens ouvrages. Le genre de poësie auquel s’applique un artisan paroît même retarder encore cette année heureuse. Moliere avoit quarante ans, lorsqu’il fit les premieres de ces comédies, dignes d’être comptées au nombre des pieces qui lui ont acquis sa réputation. Mais il ne suffisoit pas à Moliere d’être grand poëte pour être capable de les composer : il falloit encore qu’il eût acquis une connoissance des hommes et du monde, qu’on n’a pas de si bonne heure, et sans laquelle le meilleur poëte ne sçauroit faire que des comedies médiocres. Le poëte tragique doit atteindre le dégré de perfection où il est capable de monter, de meilleure heure que le poëte comique, le génie et une connoissance generale du cœur humain, telle que la donnent les premieres études, suffisent pour faire une tragédie excellente. Il faut, pour faire une comédie du même genre du génie, de l’étude, et de plus avoir vécu long-temps avec le monde. En effet, pour composer une excellente comédie, il faut sçavoir en quoi consiste la difference que l’ âge, l’éducation et la profession, mettent entre des personnes dont le caractere naturel est le même. Il faut sçavoir quelle forme le caractere d’esprit particulier à certains hommes, donne aux sentimens communs à tous les hommes. En un mot, il faut connoître à fond le genre humain, et sçavoir la langue de toutes les passions, de tous les âges, et de toutes les conditions. Dix ans ne sont point trop pour apprendre tant de choses. Il est naturel que les grands génies atteignent le point de leur perfection un peu plus tard que les génies moins élevez et moins étendus. Les grands génies ont plus de choses à faire que les autres, ils sont comme ces arbres qui portent des fruits excellens, et qui dans le printemps poussent à peine quelques feüilles, lorsque les autres arbres sont déja tous couverts de leurs feüillages. Quintilien, que sa profession obligeoit d’étudier le caractere des enfans, parle avec un sens merveilleux sur ce qu’on appelle communément des esprits tardifs et des esprits précoces . Si le corps, dit-il, n’est pas chargé de chairs dans l’enfance, il ne sçauroit être bien fait dans l’ âge viril. Les enfans, dont les membres sont formez de trop bonne heure, deviennent infirmes et maigres dès l’adolescence : ainsi de tous les enfans ceux qui me donnent le moins d’esperance, ajoûte Quintilien, ce sont ceux-là mêmes à qui le monde trouve plus d’esprit qu’aux autres, parce que leur jugement est avancé. Mais cette raison prématurée, ne vient que du peu de vigueur de leur esprit : ils se portent bien, plûtôt parce qu’ils n’ont pas de mauvaises humeurs, que parce qu’ils ont un corps robuste. Ce passage dont j’ai seulement ramassé quelques traits, mérite d’être lû en entier. Voilà cependant le caractere que les maîtres trouvent de meilleur augure. Je parle des maîtres ordinaires, car si le maître lui-même a du génie, il discernera l’éleve de dix-huit ans qui en aura. Il le reconnoîtra d’abord à la maniere dont il lui verra digerer ses leçons, et aux objections qu’il formera. Enfin il le reconnoîtra, parce qu’il lui verra faire tout ce qu’il faisoit lui-même quand il étoit éleve. C’est ainsi que Scipion L’émilien avoit reconnu le génie de Marius, quand il répondit à ceux qui lui demandoient quel homme séroit capable de commander les armées de la republique, si l’on venoit à le perdre : que c’étoit Marius. Cependant Marius, à peine officier subalterne, n’avoit encore fait aucun exploit, il n’avoit mis encore en évidence aucune qualité qui le rendît digne dès-lors aux yeux des hommes ordinaires d’être le successeur de Scipion. Dès que les jeunes gens sont arrivez au temps où il faut penser de soi-même, et tirer de son propre fonds, la difference qui est entre l’homme de génie et celui qui n’en a pas, se manifeste et devient sensible à tout le monde. L’homme de génie invente beaucoup, quoiqu’il invente encore mal, et l’autre n’invente rien. Mais, facile est… etc. . L’art qui ne sçauroit trouver de l’eau où il n’y en a point, sçait resserrer dans leurs lits les fleuves qui se débordent. Plus l’homme de génie et celui qui n’en a point, s’avancent vers l’ âge viril, plus la difference qui est entr’eux devient sensible. Il n’arrive à cet égard dans la peinture et dans la poësie, que la même chose qu’on voit arriver dans toutes les conditions de la vie. L’art d’un gouverneur et les leçons d’un précepteur, changent un enfant en un jeune homme : elles lui donnent plus d’esprit qu’on n’en peut avoir naturellement à cet âge. Mais cet enfant, dès qu’il est parvenu dans l’ âge où il faut penser, parler et agir de soi-même, déchoit tout-à-coup de ce mérite précoce. Son été dément toutes les esperances de son printemps. L’éducation trop soigneuse qu’il a reçûë lui devient même nuisible, parce qu’elle lui a été l’occasion de prendre l’habitude dangéreuse de laisser penser d’autres pour lui. Son esprit a contracté une faineantise intérieure qui lui laisse attendre des impulsions exterieures pour se déterminer et pour agir. L’esprit contracte aussi facilement une habitude de paresse que les jambes et les pieds. Un homme qui ne va jamais qu’une voiture ne le mene, est bien-tôt hors d’état de se servir de ses jambes, aussi-bien qu’un homme qui se tient dans l’habitude de marcher. Comme il faut donner la main au premier quand il marche, de même il faut aider l’autre à penser et même à vouloir. Dans l’enfant élevé sans tant de soins, l’interieur s’évertuë de lui-même, et l’esprit devient actif. Il apprend à raisonner et à décider lui-même comme on apprend les autres choses. Il parvient enfin à bien raisonner et à bien prendre son parti, à force de raisonner et de refléchir sur ce qui l’a trompé, lorsque les évenemens lui ont fait voir qu’il avoit mal conclu. Plus un artisan doüé de génie met de temps à se former, plus il lui faut d’expérience pour devenir moderé dans ses saillies, retenu dans ses inventions, et sage dans ses productions, plus il va loin ordinairement. Le midi des jours d’été est plus éloigné du levant que le midi des jours d’hyver. Les cérises parviennent à leur maturité dès les premieres chaleurs, mais les raisins n’y parviennent qu’avec le secours des ardeurs de l’été, et de la tiedeur de l’automne. La nature n’a pas voulu, dit Quintilien, que rien de considerable fut achevé en peu de temps. Plus le genre d’un ouvrage est excellent, plus il faut surmonter de difficultez pour le terminer. C’est le sentiment de l’auteur que je viens de citer, qui certainement s’y connoissoit, quoiqu’il n’eut pas lû Descartes. Ainsi, plus les fibres d’un cerveau doivent avoir de ressort, plus ces fibres sont en grand nombre, plus il leur faut de temps pour acquerir toutes les qualitez dont ils sont capables. Les grands maîtres font donc des études plus longues que les artisans ordinaires. Ils sont, si l’on veut, apprentifs durant un plus long-temps, parce qu’ils apprennent encore à un âge où les artisans ordinaires sçavent déja le peu qu’ils sont capables de sçavoir. Que le titre d’apprentif n’épouvante personne, car il est des apprentifs qui valent déja mieux que des maîtres, bien que ces maîtres fassent moins de fautes qu’eux. Quand Le Guide et Le Dominiquin eurent fait chacun leur tableau dans une petite église dédiée à saint André, et bâtie dans le jardin du monastere de saint Gregoire du Mont-Coelius , Annibal Carache leur maître fut pressé de prononcer qui de ces deux éleves méritoit le prix. Le tableau de Guide représente saint André à genoux devant la croix, et celui du Dominiquin représente la flagellation de cet apôtre. Ce sont de grands morceaux, où nos deux antagonistes avoient eu le champ libre pour mettre en évidence tout leur génie, et ils les avoient executez avec d’autant plus de soin, qu’étans peints à fresque vis-à-vis l’un de l’autre, ils devoient être perpetuellement rivaux, et, pour ainsi dire, éterniser la concurrence de leurs artisans. Le Guide, dit Le Carache, a fait en maître, et Le Dominiquin en apprentif ; mais, ajoûta-t-il, l’apprentif vaut mieux que le maître. Véritablement on voit des fautes dans le tableau du Dominiquin, que Le Guide n’a pas faites dans le sien ; mais on y voit aussi des traits qui ne sont pas dans celui de son rival. On y remarque un génie qui tendoit à des beautez où le génie doux et paisible du Guide, n’aspiroit point. Plus les hommes sont capables de s’élever, plus ils ont de dégrez à monter pour arriver au faîte de leur élevation. Horace devoit être un homme fait, quand il se fit connoître pour poëte. Virgile avoit près de trente ans quand il fit sa premiere églogue. Monsieur Racine avoit à peu près cet âge, au dire de M Despreaux, quand il fit joüer Andromaque, qu’on peut regarder comme la premiere tragédie de ce grand poëte. Corneille avoit plus de trente ans quand il fit le cid. Moliere n’avoit point encore fait à cet âge aucune des comédies qui lui ont acquis la réputation qu’il a laissée. Despreaux avoit trente ans, quand il donna ses satires telles que nous les avons. Il est vrai que les dattes de ses pieces qu’on a mises dans une édition posthume de ses ouvrages disent le contraire ; mais ces dattes souvent démenties, même par la piece de poësie, à la tête de laquelle on les a placées, ne me paroissent d’aucun poids. Raphaël avoit près de trente ans, lorsqu’il fit connoître la noblesse et la sublimité de son génie dans le vatican. C’est-là qu’on voit ses premiers ouvrages, dignes du grand nom qu’il a présentement.