Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/19

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qu’il faut attribuer aux variations de l’air dans le même païs la difference qui s’y remarque entre le génie de ses habitans en des siecles differens.

je conclus donc de tout ce que je viens d’exposer, qu’ainsi qu’on attribuë la difference du caractere des nations aux differentes qualitez de l’air de leurs pays, il faut attribuer de même aux changemens qui surviennent dans les qualitez de l’air d’un certain pays les variations qui arrivent dans les mœurs et dans le génie de ses habitans. Ainsi qu’on impute à la difference qui est entre l’air de France et l’air d’Italie, la difference qui se remarque entre les italiens et les françois, de même il faut attribuer à l’altération des qualitez de l’air de France la difference sensible qui s’observe entre les mœurs et le génie des françois d’un certain siecle et des françois d’un autre siecle. Comme les qualitez de l’air de France varient à certains égards, et qu’elles demeurent les mêmes à d’autres égards, il s’ensuit que dans tous les siecles, les françois auront un caractere general qui les distinguera des autres nations, mais ce caractere n’empêchera pas que les françois de certains siecles ne soient differens des françois des autres siecles. C’est ainsi que les vins ont dans chaque terroir une saveur particuliere qu’ils conservent toujours quoique leur bonté ne soit pas toujours égale, et qu’en certaines années ils soient meilleurs sans comparaison que dans d’autres années. Voilà pourquoi, par exemple, les italiens seront toujours plus propres à réussir en peinture et en poësie que les peuples des environs de la mer Baltique. Mais comme la cause qui fait cette difference entre les nations est sujette à plusieurs altérations, il semble qu’il doive arriver qu’en Italie certaines generations auront plus de talens pour exceller dans ces arts, que d’autres generations n’en pourront avoir. toute la question de la préeminence entre les anciens et les modernes, dit le grand défenseur des derniers, étant une fois bien entenduë… etc. . Consultons-la, j’y consens. Que nous répond-elle ? Deux choses. La premiere, c’est que de tout temps certaines plantes ont atteint une plus grande perfection dans une contrée que dans une autre, et que dans le même païs les arbres et les plantes n’y donnent pas toutes les années des fruits également bons. On pourroit dire des années ce que Virgile a dit des regions quand il écrit : que toutes leurs productions ne sont point également excellentes. La cause de cet effet montre une activité à laquelle nous pouvons bien attribuer la difference qui se remarque entre l’esprit et le génie des nations et des siecles. N’agit-elle pas déja sensiblement sur l’esprit des hommes en rendant la temperature des climats aussi differente qu’on la voit en differens païs comme en differentes années ? La temperature du climat ne nuit-elle pas beaucoup à l’éducation physique des enfans, ou ne la favorise-t-elle pas beaucoup ? Pourquoi ne veut-on pas que les enfans élevez en France en certaines années, dont la temperature aura été heureuse, aïent le cerveau mieux disposé que ceux qui auront été élevez durant une suite d’années dont la temperature aura été mauvaise. Tout le monde n’attribue-t-il pas l’esprit des florentins et la grossiereté des bergamasques à la difference qui est entre l’air de Florence et celui de Bergame ? Mais, objectera-t-on, si ces changemens que vous supposez arriver successivement dans la terre, dans l’air et dans les esprits étoient réels, on remarqueroit dans le même païs quelque changement dans la configuration du corps des hommes. Le changement que vous croïez arriver dans leur intérieur seroit accompagné d’un changement sensible dans leur extérieur. Je réponds en premier lieu, fondé sur tout ce que j’ai dit précedemment, que la cause qui est assez puissante pour agir sur les cerveaux de toute espece, peut bien n’être pas assez efficace pour altérer la stature des corps. En second lieu je réponds, que si l’on faisoit en France, par exemple, une attention exacte et suivie sur la stature des corps et sur leurs forces, peut-être trouveroit-on qu’il y paroît en certains tems des generations d’hommes plus grands et plus robustes que dans d’autres. Peut-être trouveroit-on qu’il y a des âges où l’espece des hommes va en se perfectionnant, comme il y en a d’autres où elle décheoit. Lorsqu’on voit que nos guerriers trouvent le poids d’une cuirasse et d’un casque un fardeau insupportable, au lieu que leurs ancêtres ne trouvoient pas l’habillement entier du gendarme un poid trop lourd, quand on compare les fatigues des guerres des croisades avec la molesse de nos camps, n’est-on pas tenté de dire que la chose arrive ainsi ? Il ne faut point alléguer que c’est la molesse de l’éducation qui énerve les corps. Est-ce d’aujourd’hui que les peres et les meres choïent trop leurs enfans, et les enfans de toute condition n’étoient-ils pas élevez par leurs parens dans les tems dont je parle, ainsi que le sont ceux d’aujourd’hui ? Ne seroit-ce point parce que les enfans naissent plus délicats, que l’expérience fait prendre des précautions plus scrupuleuses pour les conserver ? Il est naturel qu’un pere et une mere apportent à l’éducation physique de leurs enfans les mêmes attentions et les mêmes soins dont ils se souviennent d’avoir eu besoin. Il est naturel qu’ils jugent de la délicatesse de leurs enfans, par la délicatesse dont ils ont été durant leur enfance. L’expérience seule peut en apprenant que ces soins ne suffisent plus, nous faire penser qu’il faut emploïer plus d’attention et plus de ménagement pour la conservation de nos enfans qu’on n’en a eu pour la nôtre. L’impulsion de la nature à laquelle on ne resiste gueres, ne fait-elle pas aimer encore aujourd’hui les exercices qui fortifient le corps à ceux à qui elle a donné une santé capable de les soutenir ? Pourquoi le commun du monde les néglige-t-il aujourd’hui ? Enfin notre molesse vient-elle de notre genre de vie, ou bien est-ce parce que nous naissons plus foibles par l’estomac et par les visceres que nos ayeux, que chacun dans sa condition cherche de nouvelles préparations d’alimens, des nourritures plus aisées, et que les abstinences que ces ayeux observoient sans peine, sont aujourd’hui réellement impraticables au tiers du monde. Pourquoi ne pas croire que c’est le physique qui donne la loi au moral ? Je crois donc que le genre de vie, que la mode de se vêtir plus ou moins en certaines saisons qui a lieu successivement dans le même païs, dépend de la vigueur des corps qui les fait souffrir principalement du froid, plus ou moins, suivant qu’ils sont plus ou moins robustes. Il y a cinquante ans que les hommes ne s’habilloient pas aussi chaudement en France durant l’hyver qu’ils s’habillent aujourd’hui, parce que les corps y étoient communément plus robustes et moins sensibles aux injures du froid. j’ai observé, dit Chardin dans mes voyages… etc. . Quand les corps deviennent plus foibles et plus sensibles aux injures de l’air, il s’ensuit qu’un peuple doive changer quelque chose dans ses mœurs et dans ses coutumes, ainsi qu’il le feroit si le climat étoit changé. Ses besoins varient également par l’un ou par l’autre changement. Les personnes âgées soutiennent encore qu’une certaine cour étoit composée de femmes plus belles et d’hommes mieux faits qu’une autre cour peuplée des descendans de ceux-là. Qu’on entre en certains temps dans le détail de cent familles, et l’on en trouvera quatre-vingt où le fils sera d’une stature moins élevée que celle de son pere. La race des hommes deviendroit une race de pigmées s’il ne succedoit point à ces temps de décadence, des temps où la stature des corps se releve. Les génerations plus foibles et les generations plus robustes que les generations précedentes se succedent alternativement. On ne sçauroit encore attribuer qu’aux changemens qui surviennent dans les qualitez de l’air dans le même pays la difference qui se remarque entre les mœurs et la politesse de divers siecles. On a vû des temps où l’on tiroit facilement les principaux d’une nation de leurs foïers. On les engageoit sans peine d’aller chercher la guerre à mille lieuës de leur patrie au mépris des fatigues de plusieurs mois de voyage qui paroissent les travaux d’Hercule à leur postérité amollie. C’est, dira-t-on, que la mode d’y aller s’étoit établie. Mais de pareilles modes ne s’établiroient pas aujourd’hui. Elles ne peuvent s’introduire qu’à l’aide des conjectures physiques, pour ainsi dire. Croit-on que le plus éloquent de nos prédicateurs qui prêcheroit une croisade aujourd’hui, trouvât bien des barons qui le voulussent suivre outre-mer  ?