Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/29

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qu’il est des païs où les ouvrages sont plûtôt apprétiez à leur valeur que dans d’autres.

en second lieu, comme le public n’est pas également éclairé dans tous les païs, il est des lieux où les gens du métier peuvent le tenir plus long-temps dans l’erreur qu’ils ne le peuvent tenir en d’autres contrées. Par exemple, les tableaux exposez dans Rome seront plûtôt apprétiez à leur juste valeur, que s’ils étoient exposez dans Londres ou dans Paris. Les romains naissent presque tous avec beaucoup de sensibilité pour la peinture, et leur goût naturel a encore des occasions fréquentes de se nourrir et de se perfectionner par les ouvrages excellens qu’on rencontre dans les églises, dans les palais, et presque dans toutes les maisons où l’on peut entrer. Les mœurs et les usages du païs y laissent encore un grand vuide dans les journées de tout le monde, même dans celles de ces artisans condamnez ailleurs à un travail qui n’a gueres plus de relâche que le travail des Danaïdes. Cette inaction, l’occasion continuelle de voir de beaux tableaux, et peut-être aussi la sensibilité des organes plus grande dans ces contrées-là que dans des païs froids et humides, rendent le goût pour la peinture si general à Rome, qu’il est ordinaire d’y voir des tableaux de prix jusques dans des boutiques de barbiers, et ces messieurs en expliquent avec emphase les beautez à tous venans, pour satisfaire à la necessité d’entretenir le monde, que leur profession leur imposoit dès le temps d’Horace. Enfin dans une nation industrieuse et capable de prendre toute sorte de peine pour gagner sa vie sans être assujettie à un travail reglé, il s’est formé un peuple entier de gens qui cherchent à faire quelque profit par le moïen du commerce des tableaux. Ainsi le public de Rome est presque composé en entier de connoisseurs en peinture. Ils sont, si l’on veut, la plûpart des connoisseurs médiocres, mais du moins ils ont un goût de comparaison qui empêche les gens du métier de leur en imposer aussi facilement qu’ils peuvent en imposer ailleurs. Si le public de Rome n’en sçait point assez pour refuter méthodiquement leurs faux raisonnemens, il en sçait assez du moins pour en sentir l’erreur, et il s’informe après l’avoir sentie de ce qu’il faut dire pour la refuter. D’un autre côté les gens du métier deviennent plus circonspects lorsqu’ils sentent qu’ils ont affaire avec des hommes éclairez. Ce n’est point parmi les théologiens que les novateurs entreprennent de faire des proselites de bonne foi. Le peintre qui travaille dans Rome, parvient donc bien-tôt à la réputation dont il est digne, principalement quand il est italien. Les italiens presque aussi amoureux de la gloire de leur nation que les grecs le furent autrefois, sont très-jaloux de cette illustration qu’un peuple s’acquiert par la science et par les beaux arts. Quant aux sciences, il faut bien que tous les italiens tombent d’accord de ce qu’a écrit Monsieur Ottieri dans l’histoire de la guerre allumée, au sujet de la succession de Charles Ii roi d’Espagne. Cet auteur après avoir dit que les italiens ne doivent plus appeller les habitans des provinces situées au nord comme au couchant de l’Italie, les barbares, mais les ultramontains, à cause de la politesse qu’ils ont acquise, ajoute. Mais les italiens ne pensent pas de même sur les beaux arts. Tout italien devient donc un peintre pour les tableaux d’un peintre étranger. Il plaint même, pour ainsi dire, les idées capables de faire beaucoup d’honneur à l’inventeur, d’être nées dans d’autres cerveaux que dans les cerveaux de ses compatriotes. Un de mes amis fut le témoin oculaire de l’avanture que je vais raconter. Personne n’ignore les malheurs de Bellizaire, réduit à demander l’aumône sur les grands chemins, après avoir souvent commandé avec des succez éclatans les armées de l’empereur Justinien. Vandyck a fait un grand tableau de chevalet, où cet infortuné general est représenté dans la posture d’un mandiant qui tend la main devant les passans. Chacun des personnages qui le regardent y paroît ému d’une compassion qui porte le caractere de l’ âge et de la condition de celui qui la témoigne. Mais on attache d’abord ses regards sur un soldat, dont le visage et l’attitude font voir un homme plongé dans la réverie la plus sombre à la vûë de ce guerrier tombé dans la derniere misere d’un rang, qui fait l’objet de l’ambition des militaires. Ce personnage est si parlant, qu’on croit lui entendre dire : voilà quelle sera peut-être ma destinée après quarante campagnes. Un seigneur de la grande Brétagne étant à Rome, où il avoit porté ce tableau, le fit voir à Carle-Maratte. Quel dommage, dit ce peintre, par une de ces saillies qui font avec un trait la peinture du fond du cœur, qu’un ultramontain nous ait prévenu dans cette invention. J’ai même entendu dire à des personnes dignes de foi, que parmi le bas peuple de Rome, il s’étoit trouvé des hommes assez ennemis de la réputation de nos peintres françois pour déchirer les estampes gravées d’après Le Sueur, Le Brun, Mignard, Coypel et quelques autres peintres de notre nation, que les chartreux de cette ville ont placées avec des estampes gravées d’après des peintres italiens dans la gallerie qui regne sur le cloître du monastere. Les comparaisons qui s’y faisoient tous les jours entre les maîtres françois et les maîtres italiens avoient autant irrité nos romains jaloux, que les comparaisons qui se faisoient à Paris il y a quatre-vingt ans, entre les tableaux que Le Sueur avoit peints dans le petit cloître des chartreux de cette ville, et ceux que peignoit Le Brun, irritoient les éleves de ce dernier. Comme il fallut alors que les chartreux de Paris enfermassent les tableaux de Le Sueur pour les mettre à couvert des outrages que leur faisoient quelques éleves de Le Brun, il a fallu que les chartreux de Rome ne laissassent plus ouverte à tous venans la gallerie où les estampes des peintres françois sont exposées. Le préjugé des françois est en faveur des étrangers où il ne s’agit pas de cuisine et de bon air, mais celui des italiens est contraire aux ultramontains. Le françois suppose d’abord l’artisan étranger plus habile que son concitoïen, et il ne revient de cette erreur, quand il s’est abusé, qu’après plusieurs comparaisons. Ce n’est pas sans peine qu’il consent d’estimer un artisan né dans le même païs que lui, autant qu’un artisan né à cinq cens lieuës de la France. Au contraire, la prévention de l’italien est peu favorable à tout étranger qui professe les arts liberaux. Si l’italien rend justice à l’étranger, c’est le plus tard qu’il lui est possible. Ainsi les italiens, après avoir négligé long-temps le Poussin, le reconnurent enfin pour un des grands maîtres qui jamais ait manié le pinceau. Ils ont aussi rendu justice au génie de Monsieur Le Brun. Après l’avoir fait prince de l’académie de saint Luc, ils parlent encore avec éloge de son mérite, en appuïant un peu trop néanmoins sur la foiblesse du coloris de ce grand poëte, quoiqu’il vaille mieux que celui de bien des grands maîtres de l’école romaine. Les italiens peuvent se vanter de leur circonspection, et les françois de leur hospitalité. Le public ne se connoît pas en peinture à Paris autant qu’à Rome. Les françois en general n’ont pas le sentiment intérieur aussi vif que les italiens. La difference qui est entr’eux est déja sensible dans les peuples qui habitent aux pieds des Alpes du côté des Gaules et du côté de l’Italie, mais elle est encore bien plus grande entre les naturels de Paris et les naturels de Rome. Il s’en faut encore beaucoup que nous ne cultivions autant qu’eux la sensibilité pour la peinture, commune à tous les hommes. Generalement parlant, on n’acquiert pas ici aussi-bien qu’à Rome le goût de comparaison. Ce goût se forme en nous-mêmes et sans que nous y pensions. à force de voir des tableaux durant la jeunesse, l’idée, l’image d’une douzaine d’excellens tableaux se grave et s’imprime profondément dans notre cerveau encore tendre. Or, ces tableaux qui nous sont toujours présens, et dont le rang est certain, dont le mérite est décidé, servent, s’il est permis de parler ainsi, de pieces de comparaison, qui donnent le moïen de juger sainement à quel point l’ouvrage nouveau qu’on expose sous nos yeux approche de la perfection où les autres peintres ont atteint, et dans quelle classe il est digne d’être placé. L’idée de ces douze tableaux qui nous est présente, produit une partie de l’effet que les tableaux mêmes produiroient, s’ils étoient à côté de celui dont nous voulons discerner le mérite et connoître le rang. La difference qui peut se trouver entre le mérite de deux tableaux exposez à côté l’un de l’autre, frappe tous ceux qui ne sont pas stupides. Mais pour acquerir ce goût de comparaison qui fait juger du tableau présent par le tableau absent, il faut avoir été nourris dans le sein de la peinture. Il faut, principalement durant la jeunesse, avoir eu des occasions fréquentes de voir dans une assiete d’esprit tranquille des tableaux. La liberté d’esprit n’est gueres moins necessaire pour sentir toute la beauté d’un ouvrage que pour le composer. Pour être bon spectateur il faut avoir cette tranquilité d’ame qui ne naît pas de l’épuisement, mais bien de la sérenité de l’imagination. Or, nous vivons en France dans une suite continuelle de plaisirs ou d’occupations tumultueuses qui ne laissent presque point de vuide dans les journées et qui nous tiennent toujours ou dissipez ou fatiguez. On peut dire de nous ce que Pline disoit des romains de son temps, un peu plus occupez que les romains d’aujourd’hui, quand il se plaint de la legereté de l’attention qu’ils donnoient aux statuës superbes, dont plusieurs portiques étoient ornez. Notre vie est un perpetuel embarras, ou bien pour faire une fortune capable de satisfaire à nos besoins qui sont sans bornes, ou bien pour la maintenir dans un païs où il n’est pas moins difficile de conserver du bien que d’en acquérir. Les plaisirs qui sont encore plus vifs et plus fréquens ici que par tout ailleurs, se saisissent du tems que nous laissent les occupations que la fortune nous a données, ou que notre inquiétude nous a fait rechercher. Bien des courtisans ont vécu trente ans à Versailles, passant régulierement cinq ou six fois par jour dans le grand appartement, à qui l’on feroit encore accroire que les pelerins d’Emaüs sont de Le Brun, et que les reines de Perse, aux pieds d’Alexandre, sont de Paul Veronese. Les françois me croiront sans peine. Voilà pourquoi Le Sueur a mérité sa réputation si long-temps avant que d’en joüir. Le Poussin que nous vantons tant aujourd’hui, fut mal soutenu par le public lorsque dans ses plus beaux jours il vint travailler en France, mais quoi qu’un peu tard, les personnes désinteressées et dont l’avis est conforme à la verité se reconnoissent, et prenant confiance dans un sentiment qu’elles voïent être le sentiment du plus grand nombre, elles se soulevent contre ceux qui voudroient faire marcher de pair deux ouvriers trop inégaux. L’un monte d’un dégré toutes les années tandis que l’autre descend d’un dégré, et ces artisans se trouvent enfin placez à une telle distance, que le public désabusé s’étonne de les avoir vûs à côté l’un de l’autre. Concevons-nous aujourd’hui qu’on ait mis durant un temps Monsieur Mignard à côté de Monsieur Le Brun ? Peut-être que nous serons aussi surpris dans vingt ans, quand nous viendrons à faire refléxion sur les paralelles qui se font aujourd’hui. La même chose est arrivée dans l’école d’Anvers, où le public n’est pas plus connoisseur en peinture qu’à Paris. Avant que Vandyck eut travaillé en Angleterre, les autres peintres lui donnoient des rivaux que le public abusé croïoit voir marcher à côté de lui. Mais cette distance paroît infinie aujourd’hui, parce que chaque jour l’erreur a perdu un partisan, et que la verité en a gagné un. Lorsque l’école de Rubens étoit dans sa force, les dominiquains d’Anvers voulurent avoir quinze grands tableaux de devotion pour orner la nef de leur église. Vandyck content du prix qu’on proposoit se presenta pour les faire tous. Mais les autres peintres firent suggerer à ces bons peres de partager l’ouvrage et d’emploïer douze des éleves de Rubens, qui paroissoient être à peu près de la même classe. On fit entendre à ces religieux que la diversité des mains rendroit la suite de ces tableaux plus curieuse, et que l’émulation obligeroit encore chaque peintre à se surpasser lui-même dans un ouvrage destiné pour être comparé perpetuellement avec les ouvrages de ses concurrens. Des quinze tableaux Vandyck n’en fit que deux, qui sont la flagellation et le portement de croix. Le public ne pense aujourd’hui qu’avec indignation aux rivaux qu’on donna pour lors à Vandyck. Comme nous avons vû en France plus de poëtes excellens que de grands peintres, le goût naturel pour la poësie a eu plus d’occasions de s’y cultiver que le goût naturel pour la peinture. Si les beaux tableaux sont presque tous renfermez à Paris dans des lieux où le public n’a pas un libre accès, nous avons des théatres ouverts à tout le monde où l’on peut dire, sans craindre le reproche de s’être laissé aveugler par le préjugé de nation presque aussi dangéreux que l’esprit de secte, qu’on représente les meilleures pieces de théatre qui aïent été faites depuis le renouvellement des lettres. Les étrangers n’adoptent point les comédies et les tragédies des autres nations avec le même empressement ni le même respect pour les auteurs, qu’ils adoptent les nôtres. Les étrangers traduisent nos tragédies, mais ils se contentent d’imiter celles des autres nations. La plûpart des jeunes gens fréquentent les théatres en France, et sans qu’ils y pensent, il leur demeure dans la tête une infinité de pieces de comparaison et de pierres de touche. Les femmes hantent nos spectacles aussi librement que les hommes, et l’on parle souvent dans le monde de poësie, et principalement de poësie dramatique. Ainsi le public en sçait assez pour rendre justice très-promptement aux mauvaises pieces, et pour soûtenir les bonnes contre la cabale. La justice que le public rend aux ouvrages qui se publient par la voïe de l’impression, peut bien se faire attendre durant quelques mois, mais ceux qui paroissent sur le theatre ont plûtôt rempli leur destinée. Il n’y auroit rien de certain en vertu des lumieres humaines, si quatre cens personnes qui s’entrecommuniquent leur sentiment, pouvoient croire qu’elles sont touchées quand elles ne le sont pas, ou si elles pouvoient être touchées sans qu’on leur eut présenté un objet réellement interessant. Véritablement le public ne sçauroit faire si-tôt la difference du bon à l’exquis. Ainsi le public ne louera point d’abord une piece comme Phedre autant qu’elle le mérite. Il ne sçauroit concevoir tout le prix de l’ouvrage qu’après l’avoir vû plusieurs fois, ni lui donner la préeminence dont il est digne, qu’après avoir comparé durant un temps le plaisir qu’il lui fait, avec le plaisir que lui font ces ouvrages excellens qu’une longue approbation a consacrez.