Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/38

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que les remarques des critiques ne font point abandonner la lecture des poëmes, et qu’on ne la quitte que pour lire des poëmes meilleurs.

quoiqu’il en soit de ces fautes que les critiques passez ont trouvées, et que les critiques à venir découvriront dans les écrits des anciens, elles n’en feront point abandonner la lecture. On continuera de les lire et de les admirer, à moins que les poëtes à venir ne produisent quelque chose de meilleur. Ce ne furent point des critiques géometriques qui dégoûterent nos ayeux des poësies de Ronsard, et qui leur en firent abandonner la lecture, mais bien des poesies plus interessantes que celles de Ronsard. Ce sont les comédies de Moliere qui nous ont dégoûtez de celles de Scarron et des autres poëtes qui l’avoient précedé, mais non des livres écrits pour mettre en évidence les défauts de ces pieces. Lorsqu’il paroît des poësies meilleures que celles qui peuvent être déja entre les mains du public, il n’est pas necessaire que les critiques le viennent avertir de quitter le bon pour prendre le meilleur. Le monde n’a pas besoin d’être éclairé sur le mérite de deux poëmes, comme sur le mérite de deux systêmes de philosophie. Il fait le discernement et il juge des poëmes à l’aide du sentiment bien mieux que les critiques ne le peuvent faire avec leurs regles. Qu’on fasse donc un poëme meilleur que l’éneïde, si l’on veut diminuer l’admiration que les hommes ont pour cet ouvrage, et si l’on prétend lui enlever ses lecteurs. Qu’on s’éleve plus haut que Virgile et que ses pareils, non point comme ce roitelet qui se mit sur le dos de l’aigle pour prendre son essort quand l’oiseau de Jupiter seroit las, afin de pouvoir lui reprocher ensuite que ses aîles le portoient plus haut que lui. Qu’on le fasse en volant de ses propres aîles. Qu’on choisisse donc dans l’histoire moderne un sujet neuf où l’on ne puisse pas se prévaloir des inventions ni des phrases poëtiques des anciens, mais où il faille tirer de son génie la poesie du stile et toute la fiction. Qu’on fasse un poëme épique de la destruction de la ligue par Henri Iv dont la conversion de ce prince, suivie de la reduction de Paris, seroit naturellement le dénouement. Un homme capable par les forces de son génie d’être un grand poete, et qui pourroit tirer de son propre fond toutes les beautez necessaires pour soutenir une grande fiction, trouveroit mieux son compte à traiter un pareil sujet dans lequel il n’auroit point à éviter de se rencontrer avec personne, qu’il ne pourroit le trouver en maniant des sujets de la fable ou de l’histoire grecque et romaine. Au lieu d’emprunter des heros aux grecs et aux latins, qu’on ose donc en faire de nos rois et de nos princes. Homere n’a pas chanté les combats des éthiopiens ni des égyptiens, mais ceux de ses compatriotes. Virgile et Lucain ont pris leurs sujets dans l’histoire romaine. Qu’on ose donc chanter les choses que nous avons sous les yeux, comme sont nos combats, nos fêtes et nos céremonies. Qu’on nous donne des descriptions poëtiques des bâtimens, des fleuves et des païs que nous voïons tous les jours, et dont nous puissions confronter, pour ainsi dire, l’original avec l’imitation. Avec quelle noblesse et quel pathetique Virgile auroit-il traité une apparition de saint Louis à Henri Iv la veille de la bataille d’Yvri, quand ce prince, l’honneur des descendans de notre saint roi, faisoit encore profession de la confession de foi de Geneve ? Avec quelle élegance Virgile auroit-il dépeint les vertus en robes de fêtes qui, conduites par la clémence, seroient venues ouvrir à ce bon roi les portes de sa ville de Paris ? L’interêt que tout le monde prendroit à ce sujet par differens motifs, seroit un garent assuré de l’attention du public sur l’ouvrage. Mais les raisons que nous avons exposées dans ces refléxions et l’expérience du passé, montrent suffisamment que la possibilité de faire un poëme épique françois meilleur que l’éneïde, n’est qu’une possibilité métaphisique, et telle qu’est la possibilité d’ébranler la terre en donnant un point fixe hors du globe. Tandis qu’on ne fera pas mieux, ni même aussi-bien que les anciens, les hommes continueront à les lire et à les admirer, et cette véneration ira toujours en s’augmentant à mesure que les siecles s’écouleront sans qu’il paroisse personne qui ait pû les atteindre. Nous n’estimons pas leurs ouvrages pour avoir été produits en certains siecles, ce sont certains siecles que nous reverons pour avoir donné le jour à ces ouvrages. Nous n’admirons pas l’Iliade, l’éneïde et quelques autres écrits, parce qu’ils sont faits depuis long-temps, mais parce que nous les trouvons admirables en les lisant, parce que tous les hommes qui les ont entenduës les ont admirées dans tous les temps. Enfin, parce que plusieurs siecles se sont écoulez sans que personne ait égalé leurs auteurs en ce genre de poesie.