Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Réflexions sur la formation et la distribution des richesses/Observations de l’éditeur

La bibliothèque libre.


RÉFLEXIONS
SUR
LA FORMATION ET LA DISTRIBUTION DES RICHESSES



OBSERVATIONS DE L’ÉDITEUR.

Le Mémoire que Turgot, dans sa modeste simplicité, a intitulé Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, peut être considéré comme formant la base de ses opinions économiques. C’est pour cette raison que nous avons cru devoir, sans tenir compte de l’ordre chronologique des écrits de ce grand ministre, placer ce Mémoire en tête de cette édition de ses œuvres.

Après la lecture attentive de cet écrit, dont la lucidité, l’ordre logique, la déduction frappent l’esprit, on en est à se demander comment une œuvre appuyée sur une base aussi fragile que celle de la science des physiocrates, la Théorie du produit net, peut en même temps contenir des vérités aussi incontestables que celles qu’elle renferme, et qui se déduisent aussi nettement des principes généraux de la science qu’il était réservé à Adam Smith d’exposer dans leur ensemble.

Il nous semble qu’on a pris d’une manière un peu trop absolue l’assertion qui se trouve, à la vérité, mille fois exprimée dans les œuvres de Quesnay, de Turgot, etc., et qui consiste à dire que la terre est la seule source des richesses.

Il est impossible qu’un esprit aussi éclairé que Turgot ait méconnu la force productrice de l’industrie, et la définition qu’il donne lui-même de la valeur dans le Mémoire qui suit celui-ci prouve jusqu’à l’évidence qu’il partageait à cet égard l’opinion émise depuis par Adam Smith. Dans l’éloge de Gournay, Turgot, passant en revue les opinions de cet homme célèbre, et leur donnant la sanction de son nom, dit en propres termes, et à la louange de son ami : « Il pensait qu’un ouvrier qui avait fabriqué une pièce d’étoffe « avait ajouté à la masse des richesses une richesse réelle. »

Quelle est donc l’idée qui dominait Turgot lorsqu’il énonçait en termes précis que la terre seule est productive ? Voulait-il dire que la terre, étant la source de la subsistance de l’homme, la terre doit être considérée comme l’élément indispensable de toute richesse ? Mais cette idée serait par trop élémentaire ; autant vaudrait dire que l’air est la seule richesse, parce que l’homme ne peut vivre sans respirer, etc. Voulait-il dire que la terre produit tous les éléments de la richesse ? Ce serait une autre trivialité, et nous aimerions mieux alors résumer toute la science de la production comme l’a fait Mill, dans un seul mot, le mouvement.

Mais quelle que soit la forme dont Turgot se sert, une grande pensée le préoccupe dans ce Mémoire, comme elle l’a préoccupé toute sa vie. Cette pensée, c’était le dégrèvement de toutes les charges qui pesaient alors sur le malheureux ouvrier. Son but était de reporter sur la propriété foncière tout le fardeau de l’impôt ; il était partisan de l’impôt direct, et réprouvait l’excise, cette invention de Walpole qui a depuis tant prévalu, et qui s’appuie aujourd’hui, sans droits absolument légitimes cependant, sur cette vérité démontrée, que l’industrie manufacturière et commerciale crée de la richesse et doit sa part de production à l’État.

Turgot, tout contrôleur des finances qu’il a été, n’a jamais eu la moindre parcelle d’esprit fiscal. Il n’était pas à la recherche unique de ressources pour le Trésor. Il voulait fonder ces ressources sur la justice, et il croyait par là les préparer plus vastes pour l’avenir.

Dans l’état actuel de la propriété, les idées de Turgot sur l’impôt, déjà si difficiles à réaliser de son temps, sont d’une impossible application. Mais nous devons le proclamer bien haut, il n’y a rien dans les principes de la science économique, dans les principes purs et absolus, qui se révolte à l’idée de faire supporter à la terre tout le fardeau de l’impôt. Il y a plus, c’est que cet unique impôt serait, en le supposant établi, absolument à l’abri de tous les inconvénients qu’on lui suppose, et que l’équité s’en accommoderait sans peine.

Les bases sur lesquelles se fonde l’auteur pour arriver à la démonstration de sa proposition ne sont pas sans reproche. Nous croyons devoir les examiner. La prééminence que, dans la Ve proposition, Turgot donne à la culture de la terre est sans conséquences, et ce serait faire injure à cet honnête homme que de chercher à tirer parti du mot de prééminence qu’il emploie lorsqu’il parle du laboureur. Mais il est bien vrai que ce que le travail de ce dernier fait produire à la terre au delà de ses besoins personnels est le fonds du salaire de tous les ouvriers. Si cette vérité avait besoin de démonstration, il suffirait de dire que le fonds du salaire est la subsistance, et que c’est là le fruit du travail du laboureur. Mais il ne s’ensuit pas pour cela que le laboureur ait droit à tout l’excédant de la production sur la consommation, et que l’ouvrier doive absolument être réduit à ne recevoir que sa subsistance en échange de son travail, comme le dit la proposition VI. Le prix du travail laissé à la liberté ne se règle pas comme le prétend Turgot. La modicité du salaire de l’ouvrier manufacturier peut être le résultat de l’état des choses dans un moment donné, mais ce n’est pas une déduction nécessaire d’un principe reconnu. Loin de là. — Le salaire, au contraire, malgré ses trop incessants soubresauts, tend et doit tendre à devenir de plus en plus abondant. Quoi qu’on en ait dit, la subsistance, toute restriction, prohibition, droit protecteur oubliés pour un instant, peut croître encore longtemps plus vite que la population. Il y a un excédant de plus en plus considérable ; il ne s’agit que de savoir le mettre à profit dans l’intérêt des travailleurs.

La division que fait Turgot des ouvriers producteurs ou laboureurs, et des ouvriers stipendiés ou artisans, est basée sur la proposition précédente, qui consiste à regarder la terre comme la source de toute richesse. Nous avons vu ce qu’avait d’absolu cette proposition. N’est-il pas évident qu’un ouvrier qui fabrique une charrue, une pioche, une bêche, une serpette, a sa part d’utilité, de coopération active dans l’acte de la mise en production de ce sol ? Quel est donc le droit dont parle Turgot en faveur du cultivateur proprement dit de garder à son profit tout l’excédant de la richesse produite sur la richesse consommée ? Turgot pose une hypothèse ; il dit : « Voilà le sol. L’un le cultive, il se l’est approprié. Il vend ses produits au reste de la société qui travaille pour lui. » Turgot, qui était la justice personnifiée, aurait dû aller plus loin, et sa proposition n° IV devait le mettre sur la voie de la base de la distribution de la richesse entre les producteurs. Il dit en effet : « Le même motif qui a établi l’échange de denrée à denrée entre les cultivateurs de terrains de diverses natures a donc dû amener aussi l’échange de la denrée contre le travail entre les cultivateurs et une autre partie de la société qui aura préféré l’occupation de préparer et de mettre en œuvre les productions de la terre, à celle de les faire naître.

Dans les mots que nous avons soulignés se trouve la base fondamentale de la distribution. Puisque pour reconnaître la vérité et la déduire des faits sociaux il faut recourir aux hypothèses, n’est-il pas équitable, n’est-il pas même absolument vrai de dire qu’alors que la civilisation a pénétré dans le monde, les hommes se sont divisé les travaux, les uns se sont adonnés à la culture, ils se sont faits les pourvoyeurs de tous ; les autres ont préparé les aliments, les armes, les habits, les instruments même de culture, sans lesquels le laboureur est inhabile à créer ? Quel privilège cette division peut-elle donner au laboureur ? Ne voyons-nous pas encore sous nos yeux, dans les familles agricoles même, cette division du travail ? Les femmes filent et préparent les aliments et les habits, les enfants, les femmes encore, vont porter les denrées au marché, les hommes labourent et raccommodent les instruments de culture. Vient-il à la pensée de quelqu’un des laboureurs, chefs de famille, de prélever une plus grande part du produit de la terre commune en échange de leur part du labeur commun ? Le droit à la subsistance peut bien être restreint, commenté, expliqué, mais non anéanti. Au reste, Turgot ne va pas jusque-là : il reconnaît que le stipendié a droit au fonds du salaire ; il ne s’agit que du plus ou du moins.

Veut-on se placer dans une autre hypothèse ? Une nation fait irruption dans un pays désert : elle se distribue le sol, chaque famille a sa part égale. Bientôt cependant le besoin de la division du travail se fait sentir. Ce qui se fait d’abord pour chaque famille, se fait pour des groupes de familles voisines ; les uns, dont l’adresse devient de plus en plus grande par la pratique, finissent, sollicités qu’ils sont par les récompenses, c’est-à-dire par une part de produits au moins égale à celle qu’ils tiraient de leur propre terre, par se faire ouvriers manufacturiers ; les autres restent au travail du sol, heureux de partager avec ceux qui leur viennent en aide par leur adresse. Ici encore, quel privilège peut invoquer le laboureur ? Et n’est-ce pas ainsi que les choses ont dû se passer ? S’il y a privilège, n’est-il pas constant que c’est d’abord en faveur de l’industriel sollicité, qu’il s’est établi ?

La prééminence du laboureur, si elle est considérée comme un droit, ne peut dériver que d’une source, la conquête. Devant ce mot, la science se tait.

Il importait d’établir tout d’abord que cette suprématie sociale du détenteur du sol n’existe pas. Les propriétaires se sont fait une arme de cette opinion des physiocrates pour réclamer des privilèges. Il convenait de démontrer que ce prétendu droit n’est pas fondé. Turgot et les économistes, cela est vrai, n’en ont point tiré cette conséquence ; ils ont au contraire maintenu que toutes les charges doivent, précisément à cause de cette position sociale, tomber sur le propriétaire ; ils ont même été plus loin, ils ont cherché à prouver qu’il en est toujours ainsi : que les impôts, quels qu’ils soient, tombent en dernière analyse sur les propriétaires. Et, chose étrange, ce raisonnement a servi aux partisans des impôts de consommation, que cependant Turgot voulait détruire.

Avant de quitter ces observations générales, il convient de dire un mot du produit net, cette célèbre formule des physiocrates, que Turgot emploie dans tous ses Mémoires, et qu’il faut expliquer.

La subsistance étant l’élément indispensable de la production, et la terre le réservoir commun des matières consommables, il est facile d’admettre avec Turgot, et nous le répétons ici, que la terre est la source de toute richesse ; et comme la population industrielle s’accroît dans une proportion plus grande que la population agricole, en d’autres termes, comme la division du travail devient de plus en plus grande, c’est une preuve irrécusable que la culture du sol laisse un excédant, après que toutes les dépenses de culture, l’intérêt même des capitaux, etc., sont remboursés. C’est à cet excédant que les économistes du dix-huitième siècle ont donné le nom de produit net. C’est ce produit net qu’ils regardent, non pas comme une épargne destinée à accroître le capital social, mais comme consacré seulement à payer les ouvriers manufacturiers, c’est-à-dire leur subsistance. Voilà le résumé de leurs idées sur le produit net. Comprend-on que ce produit net, cet excédant de nourriture, s’augmenterait, si le prix de la subsistance s’élevait ? Et cependant, après avoir posé de telles bases, claires et faciles à comprendre ; après avoir déclaré que ce qu’ils regardent comme produit net est l’excédant de produits du sol, destiné à la subsistance des ouvriers manufacturiers, ils oublient tout d’un coup leurs propres préceptes, et affirment que le prix plus élevé ou moins élevé de cet excédant de produit est un accroissement ou une diminution de la richesse nationale. Le prix des choses n’est qu’un terme de comparaison entre leur abondance, leur valeur d’utilité et l’abondance de l’argent. Qu’une année féconde double la récolte, les physiocrates, s’ils sont conséquents avec leurs principes, devront dire que le produit net a doublé ou à peu près ; et cependant si la quantité de métaux précieux n’a pas varié, si la population n’a pas augmenté, les fruits du sol seront à bas prix, et la richesse, selon eux, moins considérable. Comment donc concilier ces affirmations contradictoires ?

Toutes ces explications sont peut-être aujourd’hui superflues ; mais n’oublions pas que c’est Turgot qu’il s’agit de commenter, et l’opinion d’un esprit aussi éclairé mérite qu’on l’examine avec soin.

Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître à la terre une faculté de production qui diffère de celle des autres sources de la richesse. J. B. Say n’a pas admis cette différence. Mais Ricardo, James Mill, et après lui M. Rossi l’ont parfaitement appréciée, et c’est ce qui a fait dire que ces économistes se rapprochent de l’école des physiocrates. C’est à ces derniers en effet qu’il faut reporter la gloire d’avoir analysé la puissance productrice du sol ; et s’ils se sont égarés ensuite dans leurs élucubrations, il faut leur rendre cette justice, tous leurs efforts ont été dirigés vers le bien de l’humanité, toutes leurs conclusions tendaient, comme le dit Say, au plus grand bien du plus grand nombre.

Hte DUSSARD.