Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 37

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 276-283).


XXXVII

Arrivée au poste, devant lequel un pompier était de faction, la voiture amenant le prisonnier pénétra dans la cour du poste de police et s’arrêta devant un des perrons.

Dans cette cour, des pompiers, leurs manches retroussées, tout en parlant et riant bruyamment, nettoyaient des chariots. Dès que la voiture s’arrêta, quelques agents de police l’entourèrent, prirent sous les bras et par les pieds le corps inerte du prisonnier et le tirèrent du fiacre qui grinçait sous eux. L’agent de police qui l’accompagnait descendit de la voiture, secoua son bras engourdi, ôta sa casquette et se signa. Avec le cadavre, on franchit la porte et on le transporta en haut. Nekhludov l’y suivit. Dans la petite pièce malpropre où l’on déposa le mort, il y avait quatre lits. Sur deux étaient assis des malades en robe de chambre : l’un avait la bouche tordue et le cou bandé ; l’autre était poitrinaire. Les deux autres lits étaient libres. Sur l’un d’eux on déposa le prisonnier. Un petit homme aux yeux brillants, aux sourcils sans cesse agités, n’ayant que son linge de corps et des chaussettes, d’un pas rapide et léger s’approcha du prisonnier qu’on apportait, puis regarda Nekhludov et éclata de rire bruyamment. C’était un fou, consigné à l’infirmerie du poste.

— Ils veulent me faire peur, mais ils n’y arriveront pas ! dit-il.

Après les agents qui avaient apporté le mort, entrèrent un officier de police et un aide-chirurgien.

Celui-ci s’approcha du mort, toucha la main jaune couverte de taches de rousseur, encore molle, mais déjà froide, la souleva et l’abandonna. Elle retomba inerte sur le ventre du mort.

— Fini ! déclara le chirurgien avec un signe de tête. Mais, évidemment pour se conformer au règlement, il ouvrit la chemise mouillée du mort, et, dégageant son oreille de ses cheveux frisés, il l’appliqua sur la poitrine jaunâtre, bombée et immobile du prisonnier. Tous se taisaient. L’aide-chirurgien se redressa, fit un nouveau signe de tête, et abaissa l’une après l’autre les paupières sur les yeux bleus arrêtés grands ouverts.

— Vous ne me faites pas peur ! Non, vous ne me faites pas peur ! dit le fou en crachant dans la direction de l’aide-chirurgien.

— Eh bien ? interrogea l’officier de police.

— Eh bien, répéta l’aide-chirurgien, il faut le descendre dans le dépôt mortuaire.

— Tout est bien fini ? demanda l’officier de police.

— Certainement, répondit l’aide-chirurgien en refermant la chemise sur la poitrine du cadavre. D’ailleurs, je vais envoyer chercher Matveï Ivanovitch, pour qu’il l’examine. Pétrov, va le chercher ! dit l’aide-chirurgien, et il s’éloigna du mort.

— Qu’on le descende dans le dépôt mortuaire ! ordonna l’officier. Et toi, viens au bureau, tu signeras, dit-il au soldat qui était resté debout près du prisonnier confié à sa garde.

— À vos ordres ! répondit le soldat.

Des agents de police prirent le cadavre pour le redescendre. Nekhludov allait les suivre quand le fou l’arrêta.

— Vous n’êtes pas du complot, n’est-ce pas ? Eh bien, donnez-moi une cigarette, dit-il. Nekhludov prit son porte-cigarettes et lui en donna une. Tout en agitant ses sourcils, le fou se mit à raconter très rapidement comment on le torturait par suggestion.

— Ils sont tous contre moi, et par l’entremise de leurs médiums, ils me torturent, me poursuivent !…

— Excusez-moi, dit Nekhludov et, sans écouter la fin de l’histoire, il descendit dans la cour afin de voir où l’on portait le cadavre.

Les agents, avec leur fardeau, avaient déjà traversé la cour et s’étaient arrêtés devant la porte d’un sous-sol. Nekhludov se disposait à les rejoindre, quand l’officier de police l’interpella :

— Que demandez-vous ?

— Rien, répondit Nekhludov.

— Rien ? Alors, allez-vous-en.

Nekhludov rejoignit sa voiture. Son cocher somnolait. Nekhludov le réveilla et lui ordonna de le conduire à la gare.

Mais, à cent pas de là, il rencontra de nouveau un chariot, escorté par un soldat du convoi armé du fusil, sur lequel était étendu un autre prisonnier, déjà mort. Il gisait sur le dos, son béret avait glissé jusque sur son nez, et sa tête rasée, avec une barbiche noire, était secouée à chaque pas par les cahots de la charrette. Le charretier, en grosses bottes, dirigeait l’attelage en marchant à côté du cheval. Un agent de police suivait derrière. Nekhludov toucha l’épaule de son cocher.

— Que font-ils donc ? dit le cocher en arrêtant son cheval.

Nekhludov descendit de voiture, et, suivant le charretier, passa de nouveau devant le pompier de faction, et entra dans la cour du poste. Les pompiers avaient terminé le nettoyage de leurs voitures et, à leur même place, un capitaine, grand, osseux, un galon à la casquette, les mains dans ses poches, examinait gravement un gros cheval isabelle à la large encolure, qu’un pompier promenait devant lui. L’animal boitait d’une jambe de devant, et le capitaine parlait avec humeur au vétérinaire qui se trouvait près de lui.

L’officier de police était également présent. À la vue du deuxième cadavre, il s’approcha du charretier :

— Où l’a-t-on trouvé ? demanda-t-il avec un signe de tête de mécontentement.

— Rue Vieille Gorbatovskaia, répondit l’agent.

— Un prisonnier ? questionna le capitaine des pompiers.

— Parfaitement ! C’est le deuxième aujourd’hui, répondit l’officier de police.

— Eh bien ! En voilà un ordre ! Et quelle chaleur ! fit le capitaine. Et, se tournant vers le pompier qui emmenait le cheval boiteux, il lui cria : Mets-le dans l’écurie du coin ! Je t’apprendrai, fils de chien, à estropier des chevaux qui valent plus cher que toi ! Propre à rien !

Comme on l’avait fait pour le premier, le cadavre du prisonnier fut soulevé du chariot par les agents de police et porté à l’infirmerie. Nekhludov, comme hypnotisé, le suivit.

— Que désirez-vous ? demanda l’un des agents.

Sans répondre, Nekhludov alla où l’on portait le mort.

Le fou, assis sur son lit, fumait avidement la cigarette que lui avait donnée Nekhludov.

— Ah ! vous êtes revenu ? dit-il. Et il s’anima joyeusement. Mais, en apercevant le mort, il fit une grimace.

— Encore ! dit-il. Mais ils m’ennuient à la fin ! Je ne suis pas un gosse, n’est-ce pas ? dit-il à Nekhludov, en souriant d’un air interrogateur.

Nekhludov regardait le mort que maintenant rien ne lui cachait, et dont le visage n’était plus recouvert par le béret. Autant l’autre prisonnier était laid, autant celui-ci était beau de visage et de corps. C’était un homme dans le plein épanouissement de ses forces. Malgré sa tête rasée à moitié, le petit front énergique qui surplombait ses yeux noirs, maintenant sans vie, était très beau, ainsi que le nez petit, mince, arqué, surmontant une fine moustache noire. Ses lèvres, déjà bleuies, étaient plissées dans un sourire ; sa petite barbiche ne faisait qu’ombrer la partie inférieure de son visage, et, sur le côté rasé de son crâne, apparaissait une oreille petite, fine et ferme. L’expression de son visage était en même temps calme, austère et bonne. Non seulement ce visage témoignait des possibilités d’une vie morale, qui avaient été perdues en cet homme, mais les attaches fines de ses mains et de ses pieds chargés de chaînes, l’harmonie de l’ensemble, la vigueur des membres, tout cela révélait quel habile, fort et bel animal humain il avait été, animal infiniment plus parfait, en son espèce, que le cheval isabelle, dont la blessure irritait si fort le capitaine des pompiers. Et cependant on l’avait tué, et non seulement personne ne le regrettait comme homme, mais même comme bête de somme inutilement perdue. Chez tous ces gens, cette mort ne provoquait qu’un sentiment : le dépit pour le tracas engendré par la nécessité d’écarter ce corps que menaçait la décomposition. Le médecin, l’aide-chirurgien et le commissaire de police entrèrent dans la salle. Le médecin, un homme trapu, était en veston de tussor et pantalon de même étoffe, étroit, moulant ses jambes musclées. Le commissaire était petit, gros, et sa face bouffie et rouge devenait plus sphérique encore par l’habitude qu’il avait de remplir ses joues d’air et de les vider très lentement. Le médecin s’assit au bord du lit sur lequel était étendu le mort, et, comme tout à l’heure l’aide-chirurgien, il palpa les mains, ausculta le cœur, puis il se leva en remontant son pantalon.

— On ne peut être plus mort ! dit-il. Le commissaire gonfla d’air ses joues et les dégonfla lentement.

— De quelle prison ? demanda-t-il au soldat du convoi.

Le soldat lui répondit et s’inquiéta des fers qui entouraient les jambes du cadavre.

— Je les ferai enlever. Dieu merci, nous avons des forgerons ! dit le commissaire et, en gonflant de nouveau ses joues, il s’avança vers la porte et laissa lentement sortir l’air.

— Comment cela se fait-il ? demanda Nekhludov au médecin.

Celui-ci l’examina par-dessus ses lunettes.

— Comment ? Quoi ? Pourquoi l’on meurt d’insolation ? c’est bien simple : tout l’hiver ils sont enfermés sans mouvement, sans lumière, puis, soudain, par une chaleur pareille, on les emmène en foule, et là-dessus, le coup de soleil…

— Alors pourquoi les envoie-t-on ?

— Ah ! cela, allez le leur demander. Mais, permettez, qui êtes-vous ?

— Un étranger.

— Ah ! ah ! salutations !… Je n’ai pas le temps ! fit le médecin, en tirant avec humeur son pantalon et s’approchant des lits des malades.

— Eh bien ! Comment vas-tu ? demanda-t-il à l’homme pâle, à la bouche tordue et au cou bandé. Pendant ce temps, le fou, assis sur son lit, avait cessé de fumer, et crachait dans la direction du médecin.

Nekhludov descendit dans la cour, et sortit en passant devant les chevaux des pompiers, les poules et les sentinelles en casque de cuivre. Il remonta dans sa voiture, réveilla son cocher qui sommeillait de nouveau, et se rendit à la gare.