Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 415-421).


XVI

On entendit dans la salle voisine les voix des chefs. Le silence se fit et aussitôt après le surveillant-chef entra suivi de deux soldats. C’était le contrôle. Le chef compta en désignant chacun du doigt. Quand il arriva devant Nekhludov, il lui dit d’un ton familier :

— Maintenant, prince, vous ne pouvez pas rester après le contrôle. Il va falloir partir.

Nekhludov, qui savait ce que cela voulait dire, s’approcha de lui et lui glissa dans la main trois roubles préparés d’avance.

— Allons, il n’y a rien à faire avec vous ; restez encore un peu.

Le chef allait sortir, lorsqu’un autre sous-officier entra, en compagnie d’un prisonnier grand et maigre, à la barbe rare, et l’œil meurtri.

— C’est pour ma petite, dit le prisonnier.

— Ah ! voilà papa ! s’écria aussitôt une petite voix claire, et une tête blonde se montra derrière Rantzeva qui, avec Marie Pavlovna et Katucha, faisait une robe à la fillette dans une de ses jupes.

— C’est moi, ma petite, c’est moi ! dit Bouzovkine avec tendresse.

— Elle se trouve bien ici, dit Marie Palovna, considérant avec compassion le visage meurtri de Bouzovkine. Laissez-la nous !

— Les dames me cousent une robe neuve, dit la fillette en montrant à son père le travail de Rantzeva, une belle, une jo-o-o-lie, balbutiait-elle.

— Veux-tu rester dormir chez nous ? lui demanda Rantzeva en la caressant.

— Je veux bien. Mais papa aussi ?

Le visage de Rantzeva s’illumina d’un sourire.

— Ton père ne peut pas, dit-elle. Alors vous la laissez, dit-elle au père.

— C’est bon, laissez-la ! fit le chef, s’arrêtant à la porte ; puis il sortit avec le sous-officier.

Aussitôt les gardiens sortis, Nabatov s’approcha de Bouzovkine, et lui touchant l’épaule, lui dit :

— Alors, frère, est-ce vrai que Karmanov veut changer avec un autre ?

Le visage placide et bon de Bouzovkine aussitôt s’assombrit et ses yeux se voilèrent.

— Nous n’avons entendu parler de rien. Ce n’est pas probable ! dit-il. Et toujours avec le même regard voilé, il ajouta : Allons, Aksutka, reste à faire la princesse avec les dames ! Et il sortit précipitamment.

— Il sait tout ! et c’est vrai qu’ils font l’échange ! dit Nabatov. Qu’allez-vous faire ?

— J’en informerai les autorités, à la ville. Je les connais tous deux, répondit Nekhludov.

Puis tous se turent, craignant évidemment de rouvrir la discussion.

Simonson qui, de toute la soirée, avait gardé le silence, étendu sur une couchette, la tête posée sur ses bras repliés, se leva tout à coup d’un mouvement décidé et, se frayant un chemin à travers ses compagnons, s’approcha de Nekhludov.

— Pouvez-vous m’écouter à présent ? lui dit-il.

— Certainement, répondit Nekhludov qui se leva pour le suivre.

Katucha jeta les yeux sur Nekhludov qui se levait et, rencontrant son regard, elle rougit et hocha la tête d’un air perplexe.

— Voici de quoi il s’agit, commença Simonson après être sorti avec Nekhludov à l’entrée du corridor. Là on entendait le bourdonnement des voix et les cris des forçats. Nekhludov fronça les sourcils, mais Simonson n’en parut nullement troublé.

— Connaissant vos rapports avec Catherine Mikhaïlovna, continua-t-il en fixant attentivement ses bons yeux sur le visage de Nekhludov, je crois de mon devoir…

Mais il dut s’interrompre, car, à la porte même, deux voix se mirent à crier ensemble, se disputant à propos de quelque chose.

— On te dit, canaille, que ce n’est pas à moi ! criait une voix.

— Étrangle-toi avec, diable ! criait l’autre d’une voix rauque.

À ce moment, Marie Pavlovna sortit dans le corridor.

— Mais on ne peut pas causer ici, dit-elle. Venez plutôt par ici, il n’y a que Vera.

Elle passa devant eux, et entra par une porte voisine dans une petite salle, évidemment aménagée pour une seule personne, et pour le moment mise à la disposition des condamnées politiques. Sur la couchette, Vera Efrémovna était étendue, la tête couverte.

— Elle a la migraine ; elle dort et n’entend rien. Et moi, je m’en vais, dit Marie Pavlovna.

— Au contraire, reste ! dit Simonson. Je n’ai de secrets pour personne, mais surtout pour toi.

— Comme tu voudras, dit Marie Pavlovna ; et, avec un mouvement de tout le corps, familier aux enfants, se tournant d’un côté sur l’autre, elle s’assit tout au fond du lit et se prépara à écouter en regardant quelque part, loin, de ses beaux yeux de brebis.

— Alors voici l’affaire, répéta Simonson ; connaissant vos rapports avec Catherine Mikhaïlovna, je me crois obligé de vous faire connaître les miens.

— Quoi ? demanda Nekhludov, admirant malgré lui la simplicité et la franchise avec lesquelles Simonson lui parlait.

— C’est-à-dire que je voudrais épouser Catherine Mikhaïlovna…

— C’est extraordinaire ! fit Marie Pavlovna, arrêtant son regard sur Simonson.

— … Et j’ai résolu de lui demander d’être ma femme, poursuivit Simonson.

— Et qu’y puis-je ?… Cela dépend d’elle ! dit Nekhludov.

— Oui, mais elle ne décidera rien sans vous.

— Pourquoi ?

— Parce que, tant que ne sera pas définitivement tranchée la question de vos rapports avec elle, elle ne peut prendre aucun parti.

— En ce qui me concerne, la question est absolument tranchée. J’ai voulu faire ce que je croyais mon devoir, et aussi améliorer sa situation, mais je n’ai, en aucun cas, l’intention de la gêner.

— Mais elle ne veut pas de votre sacrifice.

— Il n’y a là aucun sacrifice.

— Et je sais que sa résolution est inébranlable.

— Alors, pourquoi me demander mon avis ? dit Nekhludov.

— Elle a besoin que vous envisagiez les choses de la même façon.

— Mais comment pourrais-je reconnaître que je ne dois pas taire ce que j’estime être mon devoir ? La seule chose que je puisse lui dire c’est que moi je ne suis pas libre vis-à-vis d’elle, tandis qu’elle l’est complètement vis-à-vis de moi.

Simonson se tut, réfléchissant.

— Bon. Je le lui dirai. Mais, ne croyez point que je sois amoureux d’elle, continua-t-il, je l’aime comme une bonne et rare créature qui a beaucoup souffert ; je ne demande rien d’elle ; mais je désire vivement lui venir en aide, alléger sa sit…

Nekhludov remarqua avec surprise que la voix de Simonson tremblait.

— … alléger sa situation, continua Simonson. Si elle ne veut pas accepter votre concours, qu’elle accepte le mien ! Si elle y consent, je demanderai à être envoyé où elle fera sa peine. Quatre ans, ce n’est pas l’éternité ! Je vivrai près d’elle et peut-être pourrai-je améliorer son sort…

De nouveau, l’émotion le força de s’interrompre.

— Que puis-je vous dire ? fit Nekhludov, je suis heureux qu’elle ait trouvé un protecteur tel que vous.

— C’est ce que je voulais savoir ! s’écria Simonson. Je voulais savoir si, l’aimant, lui voulant du bien, vous regarderiez notre mariage comme un bien pour elle ?

— Oh ! oui ! répondit résolument Nekhludov.

— Il ne s’agit que d’elle. Je désire seulement que cette âme souffrante trouve un peu de repos, dit Simonson en regardant Nekhludov avec une tendresse enfantine qu’on n’eût pu attendre d’un homme aussi sombre.

Et Simonson se leva, prit la main de Nekhludov, se pencha vers lui, lui sourit timidement et l’embrassa.

— Alors je lui dirai tout cela, dit-il ; et il sortit.