Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 2

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 334-338).


II

Là, Marie Pavlovna et Katucha virent le tableau suivant : l’officier, un homme trapu, aux longues moustaches blondes, fronçait les sourcils et frottait sa main droite qui lui cuisait à cause de la violence du soufflet qu’il avait donné à un prisonnier, et il proférait, sans arrêt, des jurons obscènes et grossiers. Devant lui, un prisonnier long et maigre, la tête à demi-rasée, vêtu d’une courte capote de prison et d’une culotte plus courte encore, essuyait d’une main son visage ensanglanté, et de l’autre tenait une fillette enveloppée d’un châle qui poussait des cris aigus.

— Je te… (un juron obscène)… Je t’apprendrai à faire des réflexions… (autre juron)… Tu la donneras aux femmes ! criait l’officier. Allons ! mets-les tout de suite…

Il exigeait qu’on mit les menottes à cet homme condamné à la déportation par décision de la commune. Depuis Tomsk, où sa femme était morte de la typhoïde, on lui avait permis de porter sa fillette. Il disait qu’il ne pourrait porter l’enfant si on lui mettait les menottes. Cette observation avait irrité l’officier, de mauvaise humeur en ce moment, et il avait frappé le prisonnier qui n’avait pas obtempéré sur-le-champ[1].

En face du prisonnier meurtri se tenait un soldat de l’escorte, et un autre prisonnier, trapu, à grande barbe noire, une main passée dans les menottes. Il glissait des regards en dessous, tantôt sur l’officier, tantôt sur le prisonnier meurtri tenant sa fillette. L’officier répéta au soldat l’ordre d’enlever l’enfant. Des murmures plus violents s’élevèrent parmi les autres prisonniers.

— Depuis Tomsk, nous avons marché sans menottes, prononça une voix enrouée, dans les derniers rangs.

— Ce n’est pas un chien ! C’est un enfant !

— Où mettra-t-il donc sa petite ?

— Ce n’est pas la loi ! disait encore un autre.

— Qui a dit cela ? s’écria l’officier, comme s’il eût été piqué, en se ruant sur la foule. Je te l’apprendrai, la loi ! Qui a parlé ? Toi ? toi ?

— Tout le monde le dit, parce que… commença un prisonnier trapu, aux larges épaules.

Avant qu’il ait pu achever les deux poings de l’officier s’abattaient sur son visage.

— Une révolte alors ? Je vais vous apprendre à vous révolter !… Je vous ferai fusiller comme des chiens ! Et les autorités m’en remercieront ! Prends la fillette !

La foule se calma. Un soldat saisit l’enfant qui criait désespérément, et un autre passa les menottes au prisonnier qui, maintenant, tendait docilement ses mains.

— Porte-la aux femmes ! cria l’officier au soldat, en remettant en place son ceinturon.

La fillette, essayant de dégager ses mains enserrées dans son châle, le visage congestionné, ne cessait de pousser des cris déchirants.

Marie Pavlovna se détacha de la foule et s’approcha du soldat.

— Monsieur l’officier, permettez, je la porterai…

Le soldat qui tenait l’enfant s’arrêta.

— Qui es-tu ? demanda l’officier.

— Une condamnée politique.

Le joli visage de Marie Pavlovna, avec ses beaux yeux ronds, qu’il avait déjà aperçu quand il avait pris la direction du convoi, impressionna visiblement l’officier. Il regarda la jeune fille en silence, semblant peser le pour et le contre.

— Ça m’est égal ! Prenez-la si vous voulez ! Cela vous est facile de les plaindre ; mais s’ils se sauvent, qui sera responsable ?

— Comment celui-là pourrait-il se sauver avec son enfant ? remarqua Marie Pavlovna.

— Je n’ai pas le temps de discuter avec vous ! Prenez-la si vous voulez !

— Ordonnez-vous de la donner ? demanda le soldat.

— Donne !

— Viens avec moi ! dit d’une voix douce Marie Pavlovna, en tâchant d’attirer la fillette.

Mais l’enfant qui, des bras du soldat, se penchait vers son père, continuait à crier et refusait d’aller avec Marie Pavlovna.

— Attendez un instant, Marie Pavlovna ; elle viendra avec moi, dit Maslova en retirant un craquelin de son sac.

La fillette qui connaissait déjà Maslova, en voyant son visage et le craquelin, alla vers elle.

Tout se tut. On ouvrit la porte. Le convoi sortit dans la rue et se mit en rangs.

Les soldats de l’escorte comptèrent de nouveau les prisonniers, ficelèrent les sacs, les placèrent sur les charrettes, où ils firent monter les faibles. Maslova, tenant la fillette dans ses bras, vint se ranger parmi les femmes, à côté de Fédosia. Simonson, qui avait assisté à toute la scène, s’approcha de l’officier qui avait donné ses ordres et se disposait à monter dans sa voiture.

— Vous avez mal agi, monsieur l’officier ! lui dit-il.

— À votre place ! Cela ne vous regarde pas !

— Cela me regarde et je vous dis que vous avez mal agi ! répéta Simonson, en fixant l’officier de ses yeux ombragés d’épais sourcils.

— Est-on prêt ? Convoi, en route ! cria l’officier sans rien dire de plus à Simonson ; et, s’appuyant sur l’épaule d’un soldat, il monta dans la voiture.

Le convoi s’ébranla et sortit, se déroulant en longue file sur la route boueuse, tracée en pleine forêt et bordée, de chaque côté, par d’étroits fossés.

  1. Fait cité par D. A. Linev dans son livre Par étapes (Note de fauteur).