Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Rage et Impuissance

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Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 148-161).


RAGE ET IMPUISSANCE[1].

conte malsain
pour les nerfs sensibles et les âmes dévotes
Dieu n’est qu’un mot rêvé pour expliquer le monde.
Alp. de Lamartine.

Tout dormait calme et paisible dans le village de Mussen. De toutes les lumières qui avaient disparu lentement et les unes après les autres, une seule brillait encore aux vitres de ce bon monsieur Ohmlin, le médecin du pays.

Minuit venait de sonner à la petite église, la pluie tombait par torrents, et la neige, sortie des flancs du mont Pilate, tourbillonnait dans l’air emportée par les rafales de l’avalanche, la grêle résonnait sur les toits.

Cette lumière isolée éclairait une chambre basse, où était assise une femme d’environ soixante et quelques années. Elle était voûtée et couverte de rides, elle cousait, mais la fatigue souvent, surmontant son courage, lui faisait fermer les yeux et pencher la tête ; puis, si quelque coup de vent plus furieux et plus bruyant que tous les autres venait à faire craquer les auvents, si la pluie redoublait de violence, alors elle se réveillait de son assoupissement, tournait ses petits yeux creux sur la chandelle, dont la longue flammèche jetait encore quelque lueur autour d’elle, frissonnait, rapprochait son fauteuil de la cheminée, puis faisait un signe de croix.

C’était une de ces bonnes et honnêtes filles qui naissent et meurent dans les familles, qui servent leurs maîtres jusqu’à la mort, prennent soin des enfants et les élèvent.

Celle-ci avait vu naître M. Ohmlin, elle avait été sa nourrice, plus tard sa servante ; aussi tremblait-elle alors pour son pauvre maître, parti dès le matin dans les montagnes et qui n’était point encore de retour ; elle n’osait plus reprendre son ouvrage, se tenait assise près du foyer, les bras croisés, les pieds sur l’âtre et la tête baissée sur ses mains ; elle écoutait avec terreur le vent qui sifflait dans la serrure et hurlait sur la montagne. Triste et pensive, elle tâchait de se rappeler une de ces légendes si terribles et si sanglantes qu’on contait chez elle, jadis, dans sa jeunesse, quand toute la famille, réunie autour du foyer, écoutait avec plaisir une histoire de meurtre ou de fantôme qui se passait aussi dans les montagnes, par une nuit d’hiver bien sombre et bien froide, au milieu des glaciers, des neiges et des torrents.

C’est dans ces souvenirs d’enfance qu’errait ainsi son imagination, et la vieille Berthe se retraçait ainsi toute sa vie, qui s’était passée monotone et uniforme, dans son village, et qui, dans un cercle si étroit, avait eu aussi ses passions, ses angoisses et ses douleurs.

Mais bientôt elle entendit sur le pavé de la place voisine, avec les aboiements sinistres et lugubres d’un chien, le pas saccadé d’un mulet ; elle tressaillit, se leva de sa chaise en s’écriant : « c’est lui ! », puis elle courut à la porte et l’ouvrit.

Après quelques instants, un homme parut dans la salle, il était entouré d’un large manteau brun tout blanc de neige, l’eau ruisselait sur ses vêtements.

— Du feu, Berthe, dit-il en entrant, du feu ! je me meurs de froid.

La vieille fille sortit, puis revint au bout de quelques minutes, apportant dans ses bras des copeaux et un fagot qu’elle alluma avec les tisons blanchis qui jetaient encore quelque chaleur dans la cheminée. Aussitôt un feu clair et pétillant éclaira l’appartement, M. Ohmlin retira son manteau, qui laissa voir un homme de taille ordinaire, maigre, mais fort de complexion. Ses joues étaient creuses et pâles, et quand il eut ôté son chapeau, on vit un crâne large et blanc, couvert de peu de cheveux noirs. Il avait l’aspect sérieux et réservé, sa barbe noire lui donnait un aspect triste et sombre, tempéré par un sourire bienveillant qui régnait sur ses lèvres.

Il s’assit, mit ses pieds sur les chenets et caressa un de ces beaux chiens des Alpes assis à ses côtés ; l’animal regardait tristement son maître et lui léchait ses mains humides, rougies par le froid.

— Eh bien, comment ça va-t-il ? dit Berthe en se rapprochant, vos dents ?

— Mal, Berthe, oh ! bien mal ! cet air froid des montagnes me fait souffrir ; il y a quatre nuits que je n’ai fermé l’œil, ce n’est pas cette nuit que je dormirai.

— Ici, Fox ! (c’était le nom du chien favori qui était étendu aux pieds du médecin).

Fox se mit à faire entendre ce son singulier et traînard que Berthe avait entendu lorsqu’il était arrivé avec son maître.

— Tais-toi, Fox, tais-toi !

La pauvre bête se mit à geindre, comme quelqu’un qui souffre ou qui pleure.

— Tais-toi, Fox, poursuivit Berthe, tais-toi !

Et elle le repoussa rudement du pied.

— Pourquoi veux-tu le faire taire ? dit M. Ohmlin, il est de mauvaise humeur ; dame ! c’est tout simple, il est fatigué et il a faim.

— Tiens ! dit Berthe en lui jetant un morceau de pain, qu’elle alla chercher dans une armoire placée à côté de la cheminée, tiens !

Fox vit le pain d’un œil terne et humide, tourna sa belle tête noire vers son maître et le regarda tristement.

— Pauvre bête, dit-il, qu’as-tu ?

— C’est signe de malheur, dit Berthe ; Dieu et saint Maurice nous en préservent !

— Vieille folle ! il est malade.

— Avez-vous faim ? Que voulez-vous ?

— Moi, oh ! rien, je vais dormir s’il m’est possible, ou plutôt non, j’ai encore quelques pilules d’opium, je vais en essayer ; adieu, Berthe, éteins le feu et dors bien, ma brave fille. Quant à toi, Fox, à la niche !

Et il ouvrit la porte qui donnait sur la cour. Fox n’obéit point, il se coucha par terre et se traîna aux pieds de M. Ohmlin ; celui-ci, impatienté, le laissa et monta précipitamment dans sa chambre, il se coucha même avec le frisson de la fièvre, avala son opium et s’endormit dans des rêves d’or.

Quant à Berthe, elle dormait profondément et était pourtant réveillée quelquefois par les gémissements plaintifs du pauvre Fox, qui était resté dans l’escalier. La neige avait diminué, les nuages s’étaient évanouis et la lune commençait à se montrer derrière les sommets du mont Pilate.

Le matin, vers les neuf heures, la vieille Berthe s’éveilla, fit sa prière et descendit dans la salle ; la porte n’était point ouverte, elle s’en étonna : « Comme il dort aujourd’hui, le pauvre homme ! se dit-elle, probablement il va bientôt sortir », mais aussitôt maître Bernardo arriva ; c’était un médecin des environs.

— Où est-il ? dit-il en entrant.

— Dans sa chambre, je pense ; allez voir, il dort encore.

Celui-ci monta et entra sans cérémonie en criant :

— Allons ! levez-vous donc ! il est tard.

M. Ohmlin ne répondit pas, sa tête était penchée hors de son lit, et ses bras étaient étendus hors de la couche. Bernardo s’en approcha et le remuant avec violence :

— Diable ! il a le sommeil dur !

Mais le corps céda aux mouvements de la main et retomba dans sa position première, comme un cadavre.

Bernardo pâlit, il prit ses mains, elles étaient froides ! il s’approcha de sa bouche, il ne respirait pas ! il mit ses doigts sur sa poitrine, pas un battement !

Il resta pâle et stupéfait, regarda les paupières et les ouvrit, pas un regard ! il ne vit que cet œil terne et à demi fermé qu’ont les morts dans leur sommeil.

Bernardo sortit de la chambre du médecin en courant, Berthe lui demanda ce qu’il avait, il ne répondit pas ; seulement il était pâle et ses lèvres étaient blanches.

Quelques heures après, une douzaine de médecins, tous tristes et calmes, entouraient le lit de leur confrère, et un seul mot errait sur leurs lèvres : il est mort !

Chacun s’approchait du corps inanimé, le retournait dans tous les sens, puis s’écartait avec horreur et dégoût en disant : il est mort !

Un seul d’entre eux osa croire que ce cadavre n’était qu’endormi, et manquant de preuves, il ne put appuyer sa prévision et finit par se rendre à l’avis des autres médecins.

C’était un de ces jours d’hiver tristes et pluvieux, une pluie fine battait dans l’air, et des flocons de neige blanchissaient les rues du village. Ce jour-là il était triste aussi, le village ! son père, son bienfaiteur était mort ! Les maisons étaient fermées, on ne se parlait pas, les enfants ne riaient plus sur la place, les hommes étaient attendris et l’on pleurait.

Le modeste convoi s’avançait vers le cimetière, beau de sa douleur ; quelques hommes, vêtus de noir, portaient le cercueil dont le drap noir se blanchissait de neige ; les enfants aux têtes blondes suivaient par derrière, silencieux et étonnés ; les prêtres chantaient tout bas, car les larmes couvraient leurs voix.

Un ami suivait le mort dans sa tombe, mais celui-là, sa douleur était profonde et triste, plus désespérée et plus certaine que celle de tous ces hommes ; celui-là était-ce une femme ? un enfant ? une maîtresse ? un ami ? Non ! c’était un chien, le pauvre Fox, marchant la tête baissée, suivant son maître avec des cris plaintifs et des larmes aussi grosses que celles d’un homme.

Le cimetière était à mi-côte, le chemin était glissant et boueux, on n’entendait que le pas des prêtres et des hommes dont les gros souliers ferrés s’enfonçaient dans la boue ; puis le chant des morts, la neige qui tombait, la pluie qui roulait dans les ornières et le vent qui agitait le drap du cercueil.

Enfin on creusa la terre, on y déposa le coffre avec quelques prières et pour l’éternité, le fossoyeur jeta dessus quelques pelletées de terre, qui résonnèrent sur le bois de chêne en rendant un son vide et creux.

On se sépara, la grille de fer résonna dans ses gonds, et le cimetière redevint silencieux et paisible.

De tous les amis du convoi, un seul était resté, Fox, couché sur la terre et regardant avec tristesse les bougies vacillantes qui s’éloignaient dans le brouillard, et ces longs vêtements noirs qui s’abaissaient lentement et comme des ombres, dans la vallée brumeuse.

La nuit arriva bientôt, belle et blanche de sa lune, dont la lueur mélancolique s’abattait sur les tombes comme le doute sur le mourant.

M. Ohmlin dormait toujours d’un sommeil lourd et pesant ; il rêvait et c’étaient des songes beaux d’illusions, voluptueux d’amour et d’enchantements. Il rêvait l’Orient ! l’Orient, avec son soleil brûlant, son ciel bleu, ses minarets dorés, ses pagodes de pierre ; l’Orient ! avec sa poésie toute d’amour et d’encens ; l’Orient ! avec ses parfums, ses émeraudes, ses fleurs, ses jardins aux pommes d’or ; l’Orient ! avec ses fées, ses caravanes dans les sables ; l’Orient ! avec ses sérails, séjour des fraîches voluptés. Il rêvait, l’insensé, des ailes blanches des anges qui chantaient les versets du Coran aux oreilles du Prophète ; il rêvait des lèvres de femmes pures et rosées, il rêvait de grands yeux noirs qui n’avaient d’amour que pour lui, il rêvait cette peau brune et olivâtre des femmes de l’Asie, doux satin qu’effleure si souvent dans ses nuits le poète qui les rêve ; il rêvait tout cela ! Mais le réveil allait venir, morne, impitoyable, comme la réalité qu’il apporte.

Il rêvait l’amour dans une tombe ! mais le rêve s’efface, et la tombe reste.

Il ouvre les yeux, se sent entouré dans de longs plis, il s’en dégage, palpe de ses mains tremblantes le bois qui l’entoure, sur sa tête, sur les côtés, partout, partout… Il se tâte lui-même, se sent nu. Oh ! c’est un songe, un songe horrible, infernal, un cauchemar ! Arrière toute idée d’éternité, lui qui veut s’accrocher à la vie !

Mais l’éternité est là, couchée avec toi, dans son lit de noces, t’attirant vers elle, riant derrière ta tête avec une grimace de démon.

Il a peur, peur de ce squelette hideux, dont il lui semble palper les os sur sa poitrine. Oh ! non ! c’est impossible !

Et il voulut se rendormir, oublier tout cela, s’étourdir sur la réalité, effacer de sa pensée cette masse de plomb qui pesait sur sa tête et se bercer dans d’autres rêves.

Non ! il avait trop rêvé. Ah ! d’autres rêves maintenant ? rêve l’éternité si tu veux. Eh bien, l’Orient ? maintenant rêve donc l’Orient dans ta tombe, dans une pensée de volupté et dans des rêves dorés ! Non ! non ! l’agonie et les rêves d’enfer, l’agonie qui s’arrache les cheveux, se tord de désespoir, appelle Satan et maudit Dieu !

Pourtant sa première terreur fut muette et calme, c’était un étonnement étrange et stupide, une stupeur d’idiot. « Oh ! non, non, se disait-il, voulant se faire illusion, non ! cela est impossible ! Oh ! non, mourir ainsi dans une tombe, mourir de désespoir et de faim, oh ! ce serait affreux ! », et il touchait tout ce qui l’entourait. « Mais je suis un fou ! je rêve ! Ce bois ? eh bien, c’est ma couche ; ce linge ? mon drap… mais un enfer ! une tombe ! un linceul ! », et il poussa un de ces rires amers qui eût retenti bien fort s’il n’eût pas éclaté dans une tombe.

Et puis il avait froid, il se sentait nu, et l’humidité du sépulcre humectait sa peau ; il tremblait, ses dents claquaient, la fièvre battait dans ses artères ; il se sentit piqué au doigt, le porta à ses yeux, il ne vit rien, il faisait si noir ! à ses lèvres, il sentit l’odeur du sang ; il s’était écorché à un clou de sa tombe.

« Mourir ! mourir ainsi, sans secours, sans pitié ! Oh ! non ! je sortirai de cet enfer, je sortirai de cette tombe. Cela ne s’est jamais vu, c’est à devenir fou avant de mourir de désespoir… Et oui, je vais mourir… Oh ! mourir ! ne plus rien voir de tout ce qui se passe sur cette terre ; la nature, les champs, le ciel, les montagnes, tout cela, je vais le quitter, je les ai quittés pour toujours ! » et il se tordait dans sa tombe comme le serpent sous les griffes du tigre.

Il pleurait de rage, il s’arrachait les cheveux, criait après la vie, lui, si plein de force et de santé.

Que de larmes il versa sur ses mains ! que de cris il jeta dans sa tombe ! que de coups de colère dont il frappa son cercueil ! Il prit son linceul, le déchira avec ses ongles, le mit en pièces avec ses dents ; il lui fallait quelque chose à broyer, à anéantir sous ses mains, lui qui se sentait si impitoyablement écrasé sous celles de la fatalité.

Enfin il s’arrêta dans son désespoir, s’étendit sur sa planche, ferma les yeux et pensa à Dieu.

Un rayon d’espérance vint briller dans sa tombe, il pensa à son âme dont il doutait depuis longtemps ; il crut à Dieu qu’il blasphémait tout à l’heure, et il espéra la vie dont il désespérait.

Il prêta l’oreille, entendit sur sa tête un bruit faible et léger, il lui semblait qu’on grattait la terre sur lui ; plus il écoutait, plus le bruit devenait fort. Il sourit de bonheur, joignit les mains et pria Dieu : « Oh ! merci ! merci ! tu m’as rendu la vie. Tu me la donnes donc, la vie ? je ne mourrai pas dans cette tombe hideuse et froide ? je mourrai, mais plus tard, car je ne serai vieux que dans bien des années ! Je vais vivre, la vie est à moi, ses délices, ses joies », et il pleurait de bonheur, il maudit son scepticisme d’homme du monde et ses préjugés impies : « Merci, merci, Dieu, de m’avoir rendu tout cela ! ».

Il entendit distinctement sur sa tête des pas d’hommes, on venait le délivrer, oh ! c’était sûr ! Quelque âme charitable aura eu pitié de son malheur, on se sera douté que dans cette tombe était un homme au lieu d’un cadavre, et on vient le déterrer, c’est tout simple, la chose est certaine, positive. Oh ! béni soit l’homme qui vient lui donner la vie ! Oh ! béni soit celui-là ! Son cœur battait avec violence, il riait de bonheur ; s’il eût pu, il aurait sauté de joie.

Les pas se rapprochèrent, puis s’écartèrent ; et tout redevint calme.

C’était le fossoyeur qui venait chercher sa pioche qu’il avait oubliée, et, comme il pleuvait, il craignait qu’elle ne se rouillât.

Un bon enfant, ce fossoyeur, qui fumait une petite pipe allemande, avait un chapeau de paille des montagnes, et aimait le vin du Rhin. Il avait l’âme charitable, car lorsqu’il vit un chien sale et couvert de boue, qui s’amusait à bouleverser la terre bénite, au lieu de le tuer comme tout autre eût fait à sa place, il se contenta de le repousser du pied.

M. Ohmlin écouta longtemps, bien longtemps, rien ! il écouta encore, rien ! Oh ! c’était fini, il fallait mourir ! Mourir, comme il l’avait prévu, de cette mort horrible et cruelle qui arrive à chaque minute, vous brûle à petit feu, vous mange avec délices ! Et quand mourir ? Quand finira ce supplice, cette agonie, ce râle qui dure des siècles ?

Et il se mit a rire de pitié pour ses anciennes croyances, et puisque le ciel n’avait pas voulu le sauver, il appela l’enfer ; l’enfer vint à son secours et lui donna l’athéisme, le désespoir et les blasphèmes.

D’abord, il douta de Dieu, puis il le nia, puis il en rit, puis il insulta ce mot : « Bah ! se disait-il en riant d’un rire forcé, où est-il le créateur des misères ? où est-il ? qu’il vienne me délivrer s’il existe !… Je te nie, mot inventé par les heureux ; je te nie, tu n’es qu’une puissance fatale et stupide, comme la foudre qui tombe et qui brûle. »

Et il s’arrachait les cheveux et se déchirait le visage avec les ongles : « Tu crois que j’irai te prier à mon heure dernière ? Oh ! je suis trop fier et trop malheureux, je n’irai pas t’implorer, je t’abhorre ! L’éternité ? je la nie ! Ton paradis ? chimère ! Ton bonheur céleste ? je le méprise ! Ton enfer ? je le brave ! L’éternité ? c’est une tête de mort qu’on trouvera dans quelques mois, ici, à ma place. »

Le rire était sur son front et les larmes étouffaient sa voix : « Moi, bénir la main qui me frappe ! embrasser le bourreau ! Oh ! si tu peux prendre la forme humaine, viens dans ma tombe avec moi, que je t’emporte aussi vers l’éternité qui te dévorera un jour, que je te livre au néant qui te donne son nom. Viens ! viens ! que je te broie, que je t’écrase entre ma tombe et moi, que je mange ta chair ! Fais-toi quelque chose de palpable pour que je puisse te déchirer en riant ! ».

Ses dents claquaient, comme celles du démon quand il fut vaincu par le Christ ; il était furieux, bondissant, se roulant dans sa tombe en maudissant Dieu avec des cris à la bouche et le désespoir dans l’âme : « Où es-tu ? Dieu du ciel, viens, si tu existes ! Pourquoi ne me délivres-tu pas ? Si tu existes, pourquoi m’as-tu fait malheureux ? quel plaisir as-tu à me voir souffrir ? Si je ne croyais pas en toi, c’est que j’étais malheureux. Rends-moi la vie, je t’aimerai… si cela ne dépend pas de toi, eh bien, fais-le, puisque tu es tout-puissant ; fais-le, donne-moi la foi !… pourquoi veux-tu que je ne croie pas en toi ? tu vois que je souffre, que je pleure ; abrège mes souffrances, taris mes larmes ! ».

Puis il s’arrêta, effrayé de ses blasphèmes, il eut peur et trembla. Il avait peur, et de quoi ? la terre pouvait s’effacer, les révolutions pouvaient remuer la poussière du globe, peu lui importait ! il aurait toujours assez d’air pour respirer, même pendant quelques minutes, dans sa tombe, air corrompu, humide, échauffé et qui sentait le cadavre.

Mais il avait peur de l’éternité qu’il bravait, de ce mot dont il se moquait en riant, couché sur le dos, accroupi, la face vers le ciel, qui était pour lui les deux planches d’un cercueil. Pour son malheur, il doutait encore ; il n’était sûr de rien.

Ne croyez pas les gens qui se disent athées, ils ne sont que sceptiques et nient par vanité. Eh bien, lorsqu’on doute et qu’on a des souffrances, on veut effacer toute probabilité, avoir la réalité vide et nue ; mais le doute augmente et vous ronge l’âme.

Il n’entendait que les aboiements de son chien, qui pleurait sa mort ou devinait son malheur. « Pauvre ami ! » dit-il, et il versa une larme de tendresse, la seule, qui le soulagea.

Il était fatigué, avait les membres brisés, il avait faim, faim et rien sous la dent ! Enfin il se tourna sur le dos, se raccroupit en se pelotonnant, s’efforça de briser son cercueil : « Je sortirai d’ici malgré toi, se disait-il avec fureur, je vivrai malgré ta volonté ! ».

Et, tourné sur le ventre, il s’efforça avec des soubresauts et des secousses convulsives, de faire ployer cette planche dure comme du fer.

Enfin, par un dernier effort de rage et de désespoir, il la brisa.

À la vue de cette tombe entr’ouverte, ou plutôt sentant craquer son cercueil sur son dos, un rire vainqueur éclata sur sa bouche, il se crut libre. Mais la terre était là, haute de six pieds, la terre qui allait l’écraser s’il faisait le moindre mouvement, car, soutenue jusque-là par le cercueil, elle ne pouvait plus rester dans la position première et, au moindre dérangement des planches, elle allait tomber.

M. Ohmlin s’en aperçut, il pâlit et faillit s’évanouir ; il resta longtemps immobile, n’osant faire le moindre geste ; enfin il voulut tenter un dernier effort qui devait le tuer ou le sauver : la terre fraîchement remuée ne lui offrirait point une forte résistance, il voulait se lever brusquement et la fendre avec sa tête.

Le désespoir rend fou.

Il se leva, mais la planche du cercueil s’abaissa sur sa tête, il la vit, elle tomba.

Les gens les plus patients s’ennuient de tout ; c’est un vieux proverbe, il est vrai, car notre bon fossoyeur, ennuyé des aboiements de ce chien mélancolique, dont nous avons déjà parlé, s’avisa de savoir ce qu’il y avait donc là de si intéressant ; il creusa la terre dans l’espoir d’y trouver quelque chose, un trésor, peut-être, qui sait ?

Ce qui l’étonna fort, c’est que le coffre était brisé. « Diable ! voilà qui est drôle ! il y a la-dessous quelque chose », et il leva la planche. Voici ce qu’il vit et ce qu’il racontait plus tard, lorsqu’il voulait se faire passer pour brave :

Le cadavre était tourné sur le ventre, son linceul était déchiré, sa tête et son bras droit étaient sous sa poitrine : « Quand je l’ai retourné avec ma pelle, je vis qu’il avait des cheveux dans la main gauche, il s’était dévoré l’avant-bras ; sa figure faisait une grimace qui me fit peur, il y avait de quoi ; ses yeux, tout grands ouverts, sortaient à fleur de tête ; les nerfs de son cou étaient raides et tirés, on voyait ses dents blanches comme de l’ivoire, car ses lèvres ouvertes, relevées par les coins, découvraient ses gencives comme s’il eût ri en mourant. »

Quant à Fox, il quitta le cimetière, alla courir dans les montagnes et fut un jour tué par des chasseurs qui n’avaient rien tiré et qui lui lâchèrent un coup de fusil pour passe-temps.

Pour Berthe, elle quitta le coin de son feu, et fut désignée par les enfants du village sous le nom de Berthe la folle. Les soirs, quand la lune était belle, quand le vent hurlait sur la montagne, quand la neige blanchissait la terre, on voyait une vieille femme qui parcourait le chemin du cimetière en pleurant. Un jour, elle se jeta dans le torrent qui est au pied de la colline où s’élèvent les tombes et les cyprès.

moralité (cynique)
pour indiquer la conduite que l’on doit tenir
à son heure dernière

Maître Michel de Montaigne, honnête gas, prud’homme et de bonace nature, a souvent dit en ses écrits : que sais-je ? et maître François Rabelais, tourangeau chinonais, curé de Meudon, docteur en médecine, bon viveur, grand suceur du piot, chiffonneur de filles et joyeux sceptique, a encore plus souvent dit en les siens : peut-être !

Eh bien, aimable et courageux lecteur, et vous bénévolente et peu dormeuse lectrice, que pensez-vous qu’eût répondu notre homme du cercueil, si quelque maladroit lui eût demandé son avis sur la bonté de Dieu ? Eût-il répondu : peut-être ? existe-t-elle ? que sais-je ?

Pour moi, je pense qu’il eût dit : j’en doute ou je la nie.

Et si le même malotru eût continué ses sottes questions, en lui représentant la bonté de ce même Dieu miséricordieux, il aurait envoyé au Diable l’escogriffe en lui répondant : Bran, comme dit Pantagruel festoyant et troublé par l’arrivée de Panurge ; et notre homme eût bien fait, car lorsqu’on crève ainsi, écorché d’âme, autant encore jurer après l’équarrisseur.

Or, de ceci je conclus provisoirement : qu’il ne faut point troubler les mourants dans leur agonie, les morts dans leur sommeil, les amants au lit, les suceurs du piot devant Dame-Jeanne, et le Père éternel dans ses bêtises.

J’engage aussi, et voilà toute la moralité de cette sotte œuvre, j’engage donc, ayant trouvé la conduite du sus-écrit docteur louable et bonne, j’engage tous les marmots à jeter la galette à la tête du pâtissier lorsqu’elle n’est point sucrée, les suceurs du piot leur vin quand il est mauvais, les mourants leurs âmes quand ils crèvent, et les hommes leur existence à la face de Dieu lorsqu’elle est amère.



  1. 15 décembre 1836.