Rapport fait au nom de la Commission de l’enseignement chargée d’examiner le projet de loi relatif à la suppression de l’enseignement congréganiste - N°1509 - Annexe au procès-verbal de la séance du 11 février 1904

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N°1509, Annexe au procès-verbal de la séance du au 11 février 1904
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N° 1509

CHAMBRE DES DÉPUTÉS
HUITIÈME LÉGISLATURE
SESSION DE 1904
Annexe au procès-verbal de la séance du 11 février 1904.


RAPPORT

FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DE L’ENSEIGNEMENT CHARGÉE D'EXAMINER LE PROJET DE LOI
RELATIF À LA

SUPPRESSION

DE

L’ENSEIGNEMENT CONGRÉGANISTE

par
M. Ferdinand BUISSON,
Député.

PARIS
IMPRIMERIE DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS
MOTTEROZ
7, RUE SAINT-BENOIT

1904
N° 1509

CHAMBRE DES DÉPUTÉS
HUITIÈME LÉGISLATURE
SESSION DE 1904
Annexe au procès-verbal de la séance du 11 février 1904.
RAPPORT
fait
AU NOM DE LA COMMISSION DE L’ENSEIGNEMENT[1] CHARGÉE D’EXAMINER LE PROJET DE LOI relatif à la suppression de l’enseignement congréganiste,
Par M. Ferdinand BUISSON,
Député.

Messieurs,

La Chambre a décidé, dans sa séance du 18 décembre 1903, de renvoyer à la Commission de l’enseignement le projet de loi déposé par le Gouvernement et relatif à « la suppression de l’enseignement congréganiste ».

La Commission a consacré ses deux premières séances à l’examen du principe et des grandes lignes de la loi ; et, après avoir entendu M. le Président du Conseil, elle s’est prononcée à une très grande majorité en faveur du projet du Gouvernement. Elle avait désigné son rapporteur et déjà pris date pour la lecture du rapport, quand la Chambre lui renvoya (séance du 18 janvier) un contre-projet déposé par M. Maurice Colin.

L’auteur de la proposition a été entendu par la Commission (25 janvier) ; après une longue et intéressante discussion, le contre-projet n’a pas été accepté par la Commission pour des raisons que nous expliquerons plus loin, mais plusieurs parties de sa rédaction ont paru mériter d’être retenues et incorporées à la loi.

D’une part, le texte du Gouvernement que nous avons pris pour base de notre travail nous a semblé pouvoir être utilement complété soit par des dispositions additionnelles, soit par des emprunts à des lois antérieures, auxquelles celle-ci se réfère. Enfin, comme elle est destinée à régler des situations qui sur plusieurs points sont nouvelles et donnent lieu à des questions restées jusqu’ici indécises, nous avons pensé qu’il valait mieux entrer dans le vif des difficultés et essayer de les prévenir ou de les résoudre par un ensemble de textes précis. De là une notable extension de la rédaction primitive.

Après dix séances consacrées à ce travail, nous nous sommes mis d’accord avec M. le Ministre de l’Instruction publique et avec M. le Président du Conseil sur la rédaction que nous avons l’honneur de vous proposer.

Nous allons d’abord vous exposer sommairement les motifs qui nous ont fait adopter le projet dans son esprit et dans ses dispositions essentielles ; ensuite, vous faire connaître, article par article, la raison des différentes mesures législatives soumises à votre approbation.

Rappelons seulement une question préalable, qui a été tranchée par la Commission.

Pourquoi, disait-on, recourir à la loi, puisque le Gouvernement a le droit de dissoudre une congrégation par décret ? (En vertu de l’article 13, § 3 de la loi de 1901.)

Il a été répondu que sans doute ce droit existe, mais qu’il semble être limité par l’esprit, sinon par la lettre de la loi, au cas de dissolution d’une congrégation en particulier et pour les motifs afférents en particulier à cette congrégation. Il ne s’agit de rien de semblable ici, mais bien d’une règle générale qu’il appartient au Parlement de faire entrer dans notre législation.






PREMIÈRE PARTIE


Discussion générale.

I
Origines du projet de loi.


Le premier soin de votre Commission a été de se rendre bien compte et de l’objet propre et de la portée du projet que vous la chargiez d’étudier.

Tout d’abord est-ce une loi sur les congrégations, est-ce une loi sur l’enseignement ?

Après examen, nous n’avons cru pouvoir l’envisager exclusivement ni sous l’un ni sous l’autre de ces deux aspects. Cette loi a une double origine : elle est en quelque sorte le point d’aboutissement où viennent converger deux séries d’actes politiques qui ont commencé avec la présente législature.

D’une part, la Chambre des Députés a répondu négativement en 1903 à toutes les demandes d’autorisation des congrégations.

Et, tout aussitôt, cette décision fut interprétée par l’opinion publique dans le seul sens qu’elle comportât : un refus en bloc ne pouvait se comprendre que comme la manifestation d’une volonté arrêtée de n’accorder l’existence légale à aucune congrégation. Car il ne s’est trouvé personne pour supposer que la majorité ait eu l’intention d’en supprimer quelques-unes pour favoriser les autres en les débarrassant d’une concurrence ; personne non plus n’a pu prétendre que ce refus correspondît à des démérites spéciaux imputés à celles-ci plutôt qu’à celles-là, le même refus s’appliquant à toutes sans que l’on fit à aucune son procès en particulier.

Il était donc naturel d’en conclure, comme le firent dès le lendemain amis et adversaires, que les motifs de la non-autorisation, étant de nature générale, s’appliqueraient avec la même force, avec plus de force peut-être aux congrégations dites autorisées, c’est-à-dire à celles qui, mieux servies par le hasard des circonstances ou par des complaisances administratives, ont mis un peu plus aisément leurs papiers en règle, ce qui ne serait pas une raison suffisante pour que la République, refusant tout aux unes, accordât tout aux autres.

Le Gouvernement comprit si bien cette conséquence forcée de nos votes de mars et de juin 1903 que, dès le mois d’août, M. le Président du Conseil, au Congrès des Amicales d’instituteurs à Marseille, après avoir rappelé que ce vote venait « d’arracher l’éducation de la jeunesse aux congrégations qui se l’étaient attribuée sans autorisation », n’hésitait pas à ajouter : « Encore un peu de temps, encore un nouvel effort, et l’enseignement congréganiste aura vécu ».

D’autre part, tandis que la Chambre était saisie des demandes des congrégations, le Sénat délibérait sur un projet du Gouvernement relatif à l’enseignement, déposé dès le commencement de la législature. Bien que ce projet ne portât directement que sur l’enseignement secondaire, au cours de la discussion plusieurs propositions vinrent élargir le débat.

L’amendement Girard y introduisit la question générale de l’enseignement par les membres des congrégations et du clergé. Le Gouvernement, en réservant ce qui touche le clergé séculier, prit l’engagement de déposer à bref délai un projet de loi portant suppression de l’enseignement congréganiste à tous les degrés ; et, comme première application de ce principe, il soutint l’amendement Delpech, qui, supprimant la distinction entre les congrégations autorisées et celles non autorisées, les excluait toutes de l’enseignement secondaire. Le Sénat suivit le Gouvernement.

Ainsi est né le projet qui vous est soumis. Il est donc de nature mixte, il intéresse à la fois le régime des congrégations et celui de l’enseignement national. Il est destiné à innover profondément dans deux domaines distincts : dans l’ordre scolaire et dans l’ordre ecclésiastique. Si vous l’adoptez, il introduira des règles nouvelles qui s’imposeront et à l’administration des cultes et à celle de l’instruction publique. C’est à ce double point de vue que vous avez à l’examiner.

Ce coup d’œil rétrospectif serait d’ailleurs incomplet si nous ne rappelions une proposition de loi qui revit en substance dans le projet actuel. C’est celle de l’honorable M. Levraud, présentée en 1898 (séance du 22 novembre) et renvoyée à la Commission de l’enseignement[2].

Cette proposition, qui excluait de l’enseignement primaire et secondaire « les membres des différentes congrégations religieuses et les membres appartenant au clergé régulier » (sic) (lisez séculier) fit l’objet d’un rapport de M. Aynard (21 décembre 1899), qui l’écarta avec celle de M. Rabier sur le rétablissement du monopole universitaire.

Enfin, en remontant plus loin encore, on trouverait un autre projet précurseur de celui de M. Levraud ; c’est l’amendement présenté par M. Madier de Montjau à l’article 7 du projet de loi de Jules Ferry en 1879[3].


II
Objet de la loi.


Quel est l’objet de la loi qui vous est proposée ?

C’est d’établir une incompatibilité légale entre deux institutions que les siècles nous ont habitués à voir étroitement associées, l’institution monastique et l’institution scolaire. La loi sépare désormais l’un de l’autre ces deux mots ordinairement unis : « congrégation enseignante ».

Est-il donc vrai que l’idée de congrégation non seulement n’appelle pas naturellement, mais exclue celle d’enseignement ? Telle était pour votre Commission la première ou plutôt la seule question de principe à examiner.

Cette loi, en effet, se présente de prime abord comme une « loi de principe » et non comme une « loi de combat ».

Elle force, pourrait-on dire, l’opinion publique à écarter toutes les considérations secondaires et circonstancielles pour se prononcer sur une question d’ordre social qu’elle pose dans toute sa généralité.

A l’appui de la proposition d’ensemble dont il prend l’initiative, le Gouvernement pouvait nous apporter à nouveau le volumineux dossier des critiques de toute nature que, depuis un siècle, a provoquées l’enseignement congréganiste. Il n’en fait rien. Il écarte le détail infini des récriminations historiques, pédagogiques, politiques, philosophiques. Et — de même qu’au sujet des congrégations non autorisées il n’avait retenu qu’une chose, à savoir qu’aucun Gouvernement depuis cent ans n’avait voulu leur accorder l’autorisation législative et qu’il était paradoxal de demander à la République de faire pour elles plus que n’avaient fait l’Empire et la Restauration, — de même aujourd’hui il n’oppose aux congrégations autorisées qu’une seule et même raison pour leur retirer l’autorisation d’enseigner, à savoir leur caractère de congrégation.

Nous avons suivi le Gouvernement sur ce terrain.

Avec lui, nous nous sommes bornés à examiner si la survivance d’un enseignement congréganiste puissamment organisé sous le couvert d’une autorisation expresse de l’État ne constitue pas un anachronisme au sein d’une République de suffrage universel. Et avec lui, nous concluons qu’un État laïque continuant indéfiniment à donner lui-même l’investiture légale à des congrégations enseignantes, ce serait plus qu’une anomalie, ce serait un non sens et un démenti conscient ou inconscient aux principes mêmes de la démocratie.

Cette conclusion ne nous est dictée ni par des griefs particuliers contre telle de ces congrégations ni par des appréciations, toujours suspectes de partialité, sur leurs méthodes, leurs livres, leurs cahiers, ni par aucune passion contre les doctrines religieuses qu’elles propagent.

Nous écartons ces arguments, non que tous soient sans valeur, mais parce que nous devons, pour prendre une mesure générale, nous déterminer par un motif général aussi. Ce n’est pas la manière dont tel corps a pu agir que nous avons à juger, c’est ce corps lui-même, envisagé dans sa constitution, dans son organisation, dans ce qu’il est par définition et ne peut pas ne pas être.

Sans chercher une définition canonique ou juridique de l’institut monacal, nous n’avons qu’à relever ceux de ses caractères sur lesquels tout le monde est d’accord. Quelques différences qu’elles puissent présenter, toutes les congrégations sans exception sont des sociétés fondées sur un triple engagement. Ce sont les trois vœux de pauvreté, de chasteté, d’obéissance, caractérisés à la tribune de nos deux Chambres par quelques paroles qu’il est permis d’appeler classiques :

« Par l’un de ces vœux, on se détache absolument de ces intérêts considérés comme vulgaires qui consistent à être propriétaire, en d’autres termes à travailler à la prospérité de son pays.

« Par un autre de ces vœux, on se débarrasse de ce que les théologiens ont appelé un second souci. Ce souci, c’est d’avoir une famille, d’appartenir à cette famille et surtout de vivre pour elle.

« Par le vœu d’obéissance, on fait cette chose qui peut vous sembler toute naturelle, qui à moi me paraît précisément la négation de la personnalité humaine, on fait, dis-je (suivant l’expression des maîtres de cet enseignement) « donation de soi-même à Dieu dans « la personne d’un homme »[4].

Or, concluait l’homme d’État auteur de ces trois définitions, « quand de la personnalité humaine vous avez retranché ce qui fait qu’on possède, ce qui fait qu’on raisonne, ce qui fait qu’on se survit, je demande ce qui reste de cette personnalité »[5].

Il n’en faut pas davantage pour nous faire reconnaître dans toute congrégation un organisme artificiellement créé en vue — comme le disait déjà un Ministre de la Restauration — de « changer l’état des personnes »[6].

A la différence de toutes les autres, de toutes les véritables associations, qui sont formées pour aider l’individu dans son développement, la pseudo-association monastique le supprime, car elle l’absorbe. Elle n’existe qu’à la condition que, lui, il n’existe plus : il faut qu’il lui sacrifie son existence. « C’est l’individu qui devient la propriété de l’association »[7].

Par une éclatante infraction générale à notre droit public — « qui proscrit tout ce qui constituerait une abdication des droits de l’individu, une renonciation à l’exercice des facultés naturelles à tous les citoyens (droit de se marier, d’acheter, de vendre, de faire le commerce, d’exercer une profession quelconque, de posséder), en un mot tout ce qui ressemblerait à une servitude personnelle »[8] — la congrégation rend collectivement possible un mode raffiné de cette servitude personnelle, qu’on n’excuserait pas même en le parant du nom, d’ailleurs profondément inexact, de servitude volontaire.

Un tel type de groupement humain, reposant sur un contrat formel de servage — et servage n’est pas pris ici au sens métaphorique puisqu’il s’agit de servitudes s’appliquant aussi bien à la vie du corps qu’à celle de l’esprit — peut-il être toléré dans une société d’hommes civilisés ? C’est une question que nous n’avions pas à trancher. On nous demandait seulement de dire s’il mérite d’être élevé ou maintenu par l’État au rang de personne civile et de personne enseignante publiquement reconnue. Une corporation d’assujettissement peut-elle être érigée en corporation d’enseignement ?

A une très grande majorité, votre Commission répond négativement et, d’accord avec le Gouvernement, elle vous propose de retirer à toutes les congrégations qui l’ont obtenue, comme vous l’avez refusée à toutes celles qui la demandaient, l’autorisation d’enseigner.

III
Premier motif à l’appui du projet.


Deux ordres de considérations — exclusivement tirés, nous ne saurions trop le répéter, de la nature même de l’établissement monastique — motivent la proposition du Gouvernement que nous vous demandons d’accueillir.

C’est d’abord au nom des droits de l’enfant, c’est ensuite au nom des droits du congréganiste que l’État républicain doit, selon nous, refuser l’autorisation légale aux congrégations enseignantes.

L’État intervient d’abord au nom des droits de l’enfant.

Il n’appartient à personne, pas même aux parents, d’exercer sur un enfant une pression qui soit de nature à compromettre son développement normal de corps ou d’esprit. L’adulte n’a pas le droit d’abuser de sa force physique contre la faiblesse physique de l’enfant ; il n’a pas davantage le droit d’abuser de son autorité, de sa puissance de persuasion ou de commandement pour fasciner l’imagination, pour séduire la sensibilité, pour fausser l’intelligence, pour terroriser la conscience du plus frêle et du plus impressionnable des êtres.

Que si quelqu’un, volontairement ou non, risque de causer ce tort peut-être irréparable à des mineurs, c’est à l’État, défenseur de ceux qui ne peuvent se défendre, de prendre en leur faveur et à temps des mesures de protection efficace. Il ne semble pas que personne conteste, en principe, ce droit ou plutôt ce devoir de la nation envers ses enfants.

On n’a pas réfuté les paroles de Thiers si souvent citées et dignes de l’être par leur précision[9] :

« L’enfant qui naît appartient à deux autorités à la fois, au père qui lui a donné le jour et qui voit en lui sa postérité, le continuateur de sa famille, et à l’État qui voit en lui le citoyen futur, le continuateur de la nation. Les droits de ces deux autorités sont divers, mais également sacrés et ne doivent être éludés ni l’un ni l’autre. Le père a le droit d’élever cet enfant d’une manière convenable à la sollicitude paternelle, l’Etat a le droit de le faire élever d’une manière conforme à la constitution du pays. »

Toute la question est donc de savoir si, en fait et d’une manière générale, les enfants de la nation courent un danger et subissent un préjudice appréciable par le seul effet de l’enseignement congréganiste.

Si oui, l’État doit aviser ; si non, s’abstenir.

Envisageons donc de sang-froid les congrégations en tant que collectivités éducatrices, et voyons comment elles peuvent répondre aux exigences d’une démocratie.

Une société démocratique a besoin avant tout d’hommes et de femmes qui acceptent la loi de la liberté et de la responsabilité personnelle, puisqu’elle leur demande, à chaque instant de la vie publique et de la vie privée, d’examiner, de délibérer, de résoudre et de trancher par eux-mêmes les problèmes d’où dépend l’avenir de la nation. Elle a besoin d’hommes et de femmes qui acceptent la loi du travail, avec l’obligation qui en résulte du contact et du conflit avec leurs semblables pour le pain quotidien. Elle a besoin, enfin, d’hommes et de femmes qui acceptent la loi de la famille, fondement de la perpétuité des nations.

La société monastique donne à ses membres un idéal très différent.

Elle leur fait envisager l’exercice de la liberté intellectuelle et morale comme un fardeau dont il est bon de se décharger en se réfugiant sous une autorité qui décidera souverainement pour eux.

Elle leur fait envisager le travail individuel et le gain individuel comme un souci vulgaire et égoïste, dont il est bon de se délivrer en renonçant à toute propriété autre que la propriété collective et globale de la corporation.

Elle leur fait envisager enfin comme l’état de perfection non pas le mariage, mais un célibat perpétuel prétendu sacré.

De la sorte, il se crée, en face et à part de la société naturelle et normale, une société factice et anormale : celle-ci se compose des membres qu’elle enlève à celle-là, et pour pouvoir les lui arracher, il faut qu’elle commence par détruire en eux toutes les attaches d’affection et d’intérêt par où les hommes sont tenus dans la dépendance de leur temps, de leur race et de leur pays.

Elle les rend ainsi indépendants de tout au monde, excepté d’elle-même, puisqu’ils ont réussi ou qu’on a réussi pour eux à tarir dans leur cœur, dans leur esprit, dans leurs sens mêmes tous les besoins, tous les désirs, tous les instincts qui obligent l’homme à compter avec ses semblables[10].

Telles sont bien les deux sociétés qui se disputent le gouvernement de l’individu et celui de l’humanité.

A côté de celle qui nous demande, d’après une simple et commune conception, d’accepter la vie d’homme et le métier d’homme avec son mélange de bien et de mal, se dresse celle qui, délibérément, atrophie une partie de l’homme pour en développer sans mesure une autre.

Le mécanisme de la vie monacale lui ôte la foi dans la raison, pour lui donner la foi en autrui ; lui ôte la peine de chercher la vérité, pour la lui révéler toute faite ; lui ôte le souci d’apprendre, pour lui inspirer celui de croire ; lui ôte enfin tout ce qui l’astreindrait à la condition d’homme qu’il finit par prendre en pitié, pour admirer celle d’instrument docile de la communauté.

Peut-on nier que ces deux conceptions de l’état social représentent deux esprits absolument différents ? Ne sont-ce pas deux systèmes de vie qui s’opposent directement l’un à l’autre comme la liberté à la passivité, la famille au célibat, le travail et la propriété au refus de travailler et de posséder pour soi-même, la responsabilité individuelle a l’obédience collective ?

Oui, répond-on, mais ce n’est pas une raison pour que l’une de ces deux sociétés ne soit pas comme le levain de l’autre, pour que ceux qui ont embrassé l’état de perfection religieuse ne condescendent pas et n’excellent pas à former pour la vie ordinaire la jeunesse. Par ce commerce avec de saintes âmes, la jeunesse aura au moins entrevu un idéal sublime : elle aura appris ce que c’est que le dévouement, que le détachement du monde et de ses vanités, elle saura comment on peut arriver à dompter sa volonté, à macérer son corps, à vivre de privations, à se faire violence et à pratiquer l’héroïsme, car il en faut pour pratiquer l’obéissance passive.

Supposons que ce ne soit pas là le roman de la vie cénobitique, qu’elle n’ait pas d’autres aspects moins rassurants. Nous dirions encore : il ne suffit pas que ces hommes, que ces femmes qui ont en quelque sorte émigré de la société humaine dans leurs couvents soient des personnes aussi admirables qu’on le voudra. Il faut savoir si ce sont des personnes dont le contact intime et exclusif soit sans péril pour nos enfants.

Voilà des hommes, des femmes qui en pleine jeunesse, dans la force de l’âge, se sont enlevé tout autre objet d’activité que celui de la dévotion ; ils n’ont plus qu’un intérêt dans la vie, qu’une occupation, qu’une raison d’être : le prosélytisme religieux. Ayant tout brisé, tout immolé, biens, famille, affections, bonheur, avenir, que leur reste-t-il qui puisse remplir le vide immense d’une vie ainsi ravagée, sinon précisément cette passion religieuse qui les a jetés au cloître ? Cette passion, qu’on peut supposer très noble, mais qui est assurément très exaltée, peuvent-ils ne pas la porter partout avec eux ? Soutiendra-t-on qu’ils ne vont rien laisser éclater du feu intérieur qui les consume ? C’est la raison même de l’institution des ordres monastiques d’entretenir tous leurs membres dans la pensée assidue, dans l’obsession, pourrait-on dire, de leur salut et du salut des autres et par suite dans l’intense, ardente et inlassable préoccupation de servir l’Église à tout prix ? Est-ce donc les calomnier que de les juger incapables de mettre aucun intérêt en balance avec l’intérêt de la religion ou de comprendre la religion dans un sens qui ne soit pas strictement confessionnel ?

Et maintenant, ces religieux ou ces religieuses, déjà individuellement possédés d’un zèle si brûlant, voici qu’ils font plus.

Les plus dévoués d’entre eux se réunissent, fondent un couvent non plus pour leur seul usage, mais à l’usage des enfants que les familles pieuses leur confieront. Ces hommes, ces femmes dévorés de la ferveur religieuse, ils se disent tout à coup épris de pédagogie, passionnés d’enseignement. Ils ne rêvent plus qu’histoire, grammaire, mathématiques, sciences naturelles. Ce ne sont plus, dirait-on, que des professeurs.

Mais regardez-y de plus près, vous ne vous y tromperez pas.

L’établissement d’instruction ou la maison d’éducation qu’ils ouvrent, c’est bien toujours, comme le public continue à l’appeler, le couvent. Tout y est calcul ; pour que d’incessantes influences pénètrent par les voies les plus subtiles et par les charmes les plus forts au fond de l’âme des enfants. Les maîtres ou les maîtresses y sont tout seuls avec eux ; nul ascendant ne balance le leur ; ils ont le prestige non d’instituteurs ou d’institutrices, mais de personnes sacrées qu’entoure une auréole ; ils ont une autorité que les parents leur concèdent sans réserve et que la loi leur permet d’exercer sans contrôle.

A qui fera-t-on croire qu’ayant charge de ces jeunes âmes dont elle doit compte à Dieu, la congrégation ne mettra pas tout en œuvre pour les pétrir à son image et au gré de l’Église ? Est-ce faire à l’enseignement congréganiste un procès de tendance que de constater la mentalité spéciale qu’il crée ? Des élèves qui auront passé soit toute leur enfance, soit, s’il s’agit d’enseignement secondaire, l’enfance et l’adolescence entière dans un de ces milieux si soigneusement défendus contre l’esprit du dehors, en sortiront, à moins d’une résistance exceptionnelle, tels qu’on a voulu les faire, absorbés par certaines idées nécessairement exclusives, n’ayant jamais rien vu et bien décidés (car il y va de leur salut et de leur honneur) à ne jamais rien voir autrement que sous le jour unique où leurs maîtres leur ont montré le monde.

On a savamment travaillé, comme le dit l’un de ces maîtres, à « développer le sens catholique chez ces jeunes étudiants »[11]. Et c’est ce « sens », cultivé systématiquement et à outrance, au détriment des autres, qui leur fera envisager toutes choses, histoire et morale, philosophie et politique, affaires publiques et affaires privées, du point de vue que nos pères appelaient « ultramontain». A la façon des moines et des religieuses, ils rapporteront tout à l’Église, ils jugeront invariablement la valeur des hommes et des choses d’après l’accord ou le désaccord avec elle, et, comme ils la mettent au centre et au cœur de leur vie et de la vie universelle, c’est d’elle, et d’elle seule qu’ils recevront leurs inspirations.

Ils entreront ainsi dans la société du xxe siècle avec les idées du xiiie, incapables comme leurs maîtres de comprendre combien l’idéal laïque de la démocratie est plus humain et plus haut que l’idéal théocratique du moyen-âge, toujours disposés à voir dans la société civile une rivale et une ennemie pour la société ecclésiastique, toujours rêvant de défendre celle-ci contre celle-là, traitant d’usurpation la suprématie du pouvoir civil sur tout autre pouvoir, bref admirablement préparés à prendre rang parmi ceux que le plus grand de leurs orateurs a nommés fièrement « les soldats d’une idée », en ajoutant : « cette idée, c’est la contre-révolution faite au nom du Syllabus»[12].


IV
Deuxième motif.


Nous nous sommes placés jusqu’ici au point de vue des intérêts de la jeunesse à former.

Allons plus loin. Supposons une congrégation qui enseignerait pour enseigner, sans arrière-pensée de prosélytisme politique ou religieux.

Alors même, l’État pourrait-il lui octroyer l’autorisation législative nécessaire pour la constituer congrégation enseignante ? Nous ne le croyons pas.

Et c’est toujours la nature même du lien conventuel qui, à elle seule, nous paraît y faire obstacle, non plus en raison du respect dû à la personne humaine dans l’enfant, mais en raison du respect dû à la personne humaine dans le congréganiste lui-même.

Une longue accoutumance nous a rendus insensibles au sophisme qui a cours au sujet des vœux de religion.

On dit couramment : « Que parlez-vous de ces vœux ? Ils sont nuls, légalement nuls de plein droit. L’État les ignore. »

— Mais, s’il les ignore, que fait-il donc quand il « insère au Bulletin des Lois pour être reconnus et avoir forme d’institution publique »[13] les statuts de chaque congrégation, dont ces vœux sont justement l’article fondamental ? S’il les ignore, comment sait-il qu’il existe entre ces personnes une société, et, qui plus est, une société tellement stable qu’elle obtient de lui le plus grand des privilèges, un brevet de pérennité ? Il sait donc que cette société durera ?

Mais elle ne peut durer qu’autant que dureront ces vœux. C’est donc qu’ils ne sont pas un engagement si fragile, c’est qu’ils sont un contrat d’association assez réel pour que l’État lui-même puisse faire fond sur leur permanence indéfinie et y attacher le titre de propriété sans fin qu’il délivre à la congrégation.

Si ces vœux n’étaient, comme on feint de le croire pour les besoins de la cause, qu’un phénomène de la vie intime de l’âme, un élan de conscience, une libre et secrète résolution qui ne lie envers personne, un acte du for intérieur où l’État n’a pas à s’immiscer, il n’y aurait pas de congrégation. Il y aurait tout simplement un va-et-vient d’innombrables et variables manifestations de sentiments religieux qui pourraient rapprocher accidentellement les personnes, les réunir temporairement, passagèrement, comme le font toutes les religions, dans les cérémonies du culte, dans le chant, dans la prière, dans des œuvres de piété ; mais de cette communion des âmes, si intime qu’on la conçoive, à la constitution d’un couvent, il y a loin.

Ce que fait le couvent, c’est précisément de donner à ces états d’âme mobiles et changeants la fixité nécessaire pour y appuyer toute une organisation collective ; c’est de leur faire revêtir la forme écrite et contractuelle, de les transformer en engagements précis que la personne s’impose d’abord et qu’elle se fait imposer ensuite par la collectivité aux mains de laquelle elle abdique.

L’État est si bien informé de ces abdications, régulièrement souscrites, qu’en les ignorant juridiquement, il les homologue administrativement. Il ne peut donner l’autorisation à une congrégation qu’au vu de ses statuts, et ces statuts disent tout haut dans tous leurs articles que la congrégation ne vit que de l’anéantissement personnel des congréganistes.

Une telle attitude est-elle compatible avec la dignité d’un régime fondé sur la Déclaration des Droits de l’homme ? Est-il possible que la nation prenne à son compte la responsabilité de sanctionner par une approbation explicite — allant jusqu’à la concession de privilèges spéciaux — la violation flagrante de tous les droits naturels de l’homme dans la personne des congréganistes ?

Le chef de l’État peut-il continuer à contresigner en bloc des actes de servage qu’il n’autoriserait pas un seul de ces congréganistes à contracter devant lui et qu’il autorise la congrégation à recevoir, à enregistrer et à faire exécuter ? Par quelle aberration persistons-nous à appuyer de toute la puissance des lois la constitution d’un groupement qui ne peut naître et durer que par un pacte contre nature ? C’est nous-mêmes qui forgeons la fausse personnalité de la congrégation en lui sacrifiant les véritables personnalités que nous l’autorisons à réduire à l’état de congréganistes.

Sans doute, pour dégager la responsabilité des pouvoirs publics, on fait valoir qu’aujourd’hui l’Etat ne s’engage plus à prêter main-forte à la congrégation pour empêcher la fuite des congréganistes.

Mais est-ce assez, et la conscience ne réclame-t-elle rien de plus ? De cela même que l’État s’interdit seulement cette poursuite par les gendarmes, il semble résulter qu’il accepte tous les autres moyens de coercition, nécessaires, il le sait bien, à vie de la congrégation. Puisqu’il passe contrat avec elle et contrat sans terme, il donne donc son consentement tacite aux procédés par lesquels elle se maintient. Il ne se charge pas de garder pour elle ses serfs à l’état d’obéissance, mais c’est qu’il compte sur elle pour les y tenir ; il compte sur elle pour attirer, pour enlacer, pour subjuguer les âmes capables de s’éprendre de l’idéal monastique ; il compte sur elle ensuite pour les retenir par l’habitude, par la peur, par l’usure même de la volonté, par l’impuissance finale de se reprendre, et en dernier lieu, si l’on en vient là, par l’impossibilité matérielle à peu près absolue de sortir du couvent sans tomber dans la rue et dans la misère. Car la congrégation, qui a choisi ses « sujets », les a faits à la longue tels qu’il les lui faut : elle les a faits d’abord pieux jusqu’à l’exaltation, croyants jusqu’à la crédulité, dociles jusqu’à la peur, obéissants jusqu’à la passivité ; ensuite elle en a fait des sans-famille, qui ont rompu avec celle qu’ils avaient, et qui frémissent d’horreur à la pensée de s’en faire une autre ; et enfin elle en a fait des pauvres, de vrais pauvres au sens le plus dur, car non seulement ils lui ont donné tout ce qu’ils avaient, mais ils ont perdu même l’habitude, même l’idée de gagner leur vie par le travail, ils n’ont plus qu’à rester et à mourir, s’ils n’ont pas le rare courage d’aller affronter à la fois la persécution de certains cléricaux féroces et la méfiance presque aussi féroce de certains laïques pour le « défroqué ».

Nous ne demandons pas à l’État de libérer malgré eux les congréganistes, encore que cette prétention fût des plus soutenables. Mais, tout au moins, nous lui demandons de ne pas participer à l’opération, notamment en se servant d’eux comme éducateurs de la jeunesse.

Cette exploitation des congréganistes par la congrégation est une entreprise dont il ne doit partager les bénéfices sous aucun prétexte, même sous celui d’en faire profiter la société.

Au fond, si l’État s’est prêté pendant longtemps et peut-être volontiers se prêterait encore à cette reconnaissance légale des congrégations, c’est, il faut le dire, en raison des services qu’elles lui ont rendus, qu’elles peuvent encore lui rendre. Congrégations enseignantes ou congrégations hospitalières procurent à l’Etat, comme aux communes ou aux familles, de la main-d’œuvre au rabais.

Dans beaucoup d’actes administratifs qui depuis le commencement du siècle dernier ont reconstitué des congrégations, il se trouve une phrase, un mot parfois, indiquant discrètement un motif singulièrement déterminant de la décision : ces frères et ces sœurs, ayant renoncé au monde, se contentent de conditions d’existence que nul laïque ne pourrait accepter.

Le temps est venu où cette raison, même dite en termes académiques, loin de nous convaincre, nous ouvre les yeux.

Écoles, asiles, hospices donnent la préférence aux congrégations parce qu’elles fournissent des ouvriers ou des ouvrières qui ne coûtent presque rien. Et pour qu’en effet ils ne coûtent presque pas, il faut aussi qu’ils ne vivent presque pas, il faut qu’ils aient renoncé à leur part d’humanité.

Que l’Église sollicite ou accepte d’eux cette sorte de sorte de demi-suicide et qu’elle les paye en récompenses d’outre-tombe, c’est une pratique dont nous lui laissons la responsabilité. Mais que l’État laïque fasse comme elle et consente comme elle à profiter ou de la défaillance de certaines natures délicates prématurément désenchantées de la vie, ou au contraire du généreux besoin de dévouement et de sacrifice qui travaille d’autres âmes, ou de mille entraînements du cœur et de l’imagination, ou de résolutions téméraires prises à des heures de crise, c’est ce que notre simple morale laïque et républicaine, que d’autres jugent si inférieure à celle des religieux, ne nous permet plus de supporter.

Et, quand bien même on nous démontrerait que l’État perdra beaucoup d’argent à ne plus vouloir tirer parti soit de la simplicité des personnes qui se privent de tout ici bas pour gagner le ciel, soit de l’excès d’abnégation de celles qui s’imaginent ne pouvoir servir leurs semblables qu’en se condamnant au monachisme, nous n’hésiterions pas. Il n’est pas permis à la République, même pour faire à meilleur marché des écoles et des hospices, de continuer à spéculer ni sur ce qu’il y a de meilleur, ni sur ce qu’il y a de pire dans la nature humaine. Même pour servir l’humanité, elle n’a pas le droit de persuader à quelques milliers d’êtres humains de se retrancher de l’humanité.

Si des dévouements veulent se produire, ils seront toujours les bienvenus. Mais le dévouement est chose individuelle qui doit rester toujours spontanée, toujours libre.

Faire de cette chose sublime, rare et courte comme tout ce qui est sublime, l’objet d’un contrat permanent et d’une sorte d’acte administratif, l’escompter comme ressource du budget et, pour être sûr qu’elle ne faiblira pas en route, faire entrer le sujet sans défiance dans un engrenage qui ne le lâchera plus, de telle sorte que ce qui a commencé par être le plus libre des élans finisse par devenir une obligation professionnelle, une carrière ou une prison et finalement une véritable nécessité imposée, ou par l’habitude, ou par la force, ou par la peur, ou par la suggestion, ou par le respect humain, c’est violer la nature, c’est outrepasser le droit de l’homme sur son semblable.

Et tel est le motif d’ordre à la fois politique et social pour lequel l’Etat doit se refuser à concourir plus longtemps — puisque la chose dépend de lui seul — au recrutement et au fonctionnement des congrégations, en commençant, comme il est naturel, par celles dont le rôle lui est le plus inacceptable, qui sont aussi celles qu’il pourra remplacer les premières, les congrégations enseignantes.


V
Objections et réponses.


La Commission n’ignore pas les arguments divers que l’on fait valoir contre ce grave changement de notre législation.

Le premier qui se présente à l’esprit — c’est peut-être aussi le plus fort — évoque le passé tant de fois séculaire de l’institution que nous proposons d’abolir. Il n’est possible à personne d’oublier le rôle considérable des congrégations enseignantes au moyen âge, et, même après la Renaissance, dans la vieille société française. Elles remplissent une des plus grandes pages dans l’histoire de notre civilisation. Pendant plus de mille ans il n’y a presque pas eu d’enseignement dans le monde chrétien qui n’ait été donné par l’Église et principalement, sinon exclusivement, par les ordres religieux.

Est-ce bien là un argument contre notre proposition, et ne se retournerait-il pas au contraire contre ceux qui invoquent cet imposant témoignage des siècles ?

Sans doute, sous le régime qui a duré jusqu’en 1789 et dont tant de vestiges ont subsisté jusqu’à nos jours, il était admis qu’instruire les enfants, secourir les malades, assister les indigents, recueillir les infirmes étaient autant de devoirs pour le chrétien, mais non pas des devoirs pour la société. Ces œuvres pies, agréables à Dieu, méritoires aux yeux de l’Église, aucune loi humaine n’en rendait l’accomplissement obligatoire, ni pour les individus ni pour les collectivités civiles. La conscience publique s’en déchargeait sur l’Église. Elle lui laissait notamment le soin de trouver, de susciter, d’organiser des volontaires de la charité pour se dévouer à ces bonnes œuvres.

L’Église fit de ce genre de dévouement l’office propre d’un certain nombre de communautés, confréries et congrégations des deux sexes ; et en leur faveur elle demanda le seul mode de rémunération que comportât l’ancien régime, leur institution en corporations dotées d’une certaine somme de revenus, de franchises et de privilèges. Ainsi fonctionnait en tous les domaines l’ancienne société : elle ignorait les fonctionnaires, elle ne connaissait que des bénéficiaires. Tous les services que nous appelons aujourd’hui services publics étaient jadis administrés de la sorte, c’est-à-dire affermés.

Des tiers, prenant l’entreprise à forfait, agissaient sous leur responsabilité au lieu et place de l’État ; l’État ne les payait pas, mais les laissait se payer eux-mêmes ; ces intermédiaires intéressés recrutaient pour lui des soldats, recueillaient pour lui des impôts, exploitaient pour lui les péages et les postes, administraient pour lui la justice, disposaient pour lui de tout ce qui peut se vendre ou se donner. Les corporations furent pendant de longs siècles les rouages mêmes de la société. Dans un tel système, les corporations religieuses n’avaient rien, ni de plus insolite, ni de plus abusif que les autres ; elles ne s’en distinguaient que par le respect qu’inspirait leur caractère religieux, la pauvreté volontaire de leurs membres et la sainteté de vie de beaucoup d’entre eux.

Mais plus cette organisation se comprend dans l’ancien régime, dont elle fait partie intégrante, plus elle doit surprendre dans le nôtre. Depuis 1789, tout le système corporatif préposé à la gestion des divers intérêts publics a disparu : du jour où la société a voulu faire ses affaires elle-même, elle a compris la nécessité d’avoir ses agents propres, de les nommer, de les salarier, de les gouverner : charges et bénéfices, monopoles et privilèges sont remplacés par des fonctions publiques correspondant à toute la variété des besoins sociaux dont l’État assume la charge.

Les deux derniers de ces services dont l’État se soit chargé enfin ou du moins qu’il ait accepté de garantir et au besoin de doter, ce sont l’instruction et l’assistance publiques. Aussi est-ce dans ces deux domaines qu’a survécu, plus longtemps qu’ailleurs, l’habitude de compter sur les corporations et de continuer à s’en servir.

La Révolution, il est vrai, avait d’emblée supprimé les corporations religieuses au même titre que les autres pour y substituer la seule autorité collective qu’une démocratie puisse laisser agir souverainement, celle de la nation. Mais en même temps qu’elle les supprimait, elle annonçait l’intention de créer de toutes pièces les deux grands organismes nationaux qui devaient fonctionner à leur place. Le Comité d’instruction publique et le Comité des secours (assistance publique) étaient chargés d’organiser le nouveau régime. C’était une œuvre de longue haleine que la rapidité tragique des événements permit à peine d’ébaucher.

Quand la République eut fait place à l’Empire, le premier effort de la réaction tendit, prudemment et timidement d’abord, à rétablir les congrégations soit pour l’instruction, soit pour l’assistance. Les deux nouveaux services publics projetés, décrétés, établis en principe par la Révolution, ne furent pas supprimés, mais on ne les organisa que très partiellement, et on les remit, en fait, à peu près exclusivement, aux mains des religieux et des religieuses.

Hâtons-nous de dire que les congrégations qui renaissaient au commencement du xixe siècle ne renaissaient pas de tout point pareilles à elles-mêmes. Elles aussi avaient eu leur 89 :.... « plus de vœux forcés, plus de « cadets froqués » pour « faire un aîné », de filles cloîtrées dès l’enfance ; plus d’instituts aristocratiques où les familles nobles trouvaient un dépôt pour leurs enfants surnuméraires ; plus de moines oisifs et opulents, plus de supérieurs trop riches, usufruitiers d’une mense abbatiale immense, plus d’interventions législatives et administratives pour assujettir les moines et les religieuses à leurs vœux, pour les retenir par force dans leur couvent et mettre la maréchaussée à leurs trousses s’ils se sauvent. Rien de tout cela ne subsiste après la grande destruction de 1790. Ainsi épurée l’institution monastique revient à sa forme normale : c’est la forme républicaine et démocratique… »[14].

Et désormais ce sera essentiellement par des services effectifs rendus à la société que presque toutes les nouvelles congrégations, celles de femmes surtout, chercheront à se créer des titres à l’existence légale en s’imposant à la reconnaissance publique.

Cette transformation, qu’il ne faut pas méconnaître, est-elle suffisante pour permettre à l’État républicain de conférer ou de maintenir aux congrégations, même modernisées, la qualité de corps enseignant ?

Nous répondons : si modifiée qu’elle soit, ou par l’action des lois ou par celle des mœurs, la constitution des congrégations religieuses reste affectée du même vice essentiel, qui les rend impropres à l’éducation de la jeunesse, telle que peut l’entendre une société républicaine.

Convenons tout de suite que ni cette réponse, ni même la question n’étaient possibles avant l’établissement intégral du régime républicain dans ce pays. Quand Jules Ferry proposait l’article 7 en 1879, on lui répondait : « La République est encore trop jeune. » Et bien qu’il répliquât : « C’est dans leur jeunesse que les gouvernements font de grandes choses », nous sentons bien aujourd’hui que tout point d’appui lui manquait. Une loi particulière contre l’enseignement congréganiste, qu’il proposait aux Chambres, leur faisait l’effet d’une mesure isolée, d’un acte exceptionnel, sorte d’ouvrage avancé qui ne se reliait pas à tout un système de défense. Une telle loi n’eût été alors qu’une feuille volante, au lieu d’être une page du code.

Et, de fait, tant qu’il n’y eut en France d’autre texte pour régler l’exercice du droit d’association que l’article 291 du Code pénal, tant que dans le silence de la loi toutes les congrégations, même les plus rebelles, prétendaient s’assimiler aux associations véritables, l’incertitude subsistait, le doute était permis, la liberté reconnue aux unes pouvait sembler due aux autres.

La loi de 1901 a mis fin à cette confusion si longtemps et si soigneusement entretenue. Elle a distingué entre association et congrégation.

Aux associations, elle a définitivement attribué la plénitude de la liberté.

Sur les congrégations, au contraire, elle ne statue pas : elle les renvoie devant les pouvoirs publics, à qui il appartiendra de décider souverainement si, quand et comment elles pourront être autorisées.

Ce n’est donc que d’hier que la question qui nous occupe a pu se poser et se résoudre. Le législateur de 1901 a, le premier, dissipé l’habile équivoque qui avait valu aux congrégations tout un siècle de survie. Il n’a pas cru pouvoir faire abstraction de tout ce siècle de tolérances et de connivences plus ou moins justifiées ; il n’a pas imaginé de reprendre d’un seul coup la loi de 1792, portant abolition pure et simple des congrégations. Il a procédé autrement. Il a remis en pleine lumière ce principe capital : que nulle congrégation n’a un droit naturel et indiscutable à l’existence, que chacune d’elles ne peut exister qu’autant que l’État le lui permet par une loi expresse. Et, le principe posé, il s’en est remis avec confiance au Parlement, en lui laissant le soin de faire de ce pouvoir souverain l’usage qu’il croirait conforme aux intérêts de la nation et aux devoirs de la République.

La Chambre et le Sénat ont commencé l’exercice de ce droit en s’occupant des congrégations non encore autorisées. Les deux assemblées n’ont, jusqu’ici, accordé aucune des autorisations demandées.

Aujourd’hui, le même Ministère qu’elles ont suivi dans cette première décision leur demande ce qu’elles comptent faire des congrégations précédemment autorisées.

Parmi les centaines de communautés de tout genre qui ont pris naissance, chez nous, depuis un siècle, le Gouvernement met à part, en un premier groupe, toutes celles qui ont pour objet exclusif l’éducation de l’enfance et de la jeunesse. A celles-là tout d’abord — sans rien préjuger des décisions à intervenir ultérieurement pour d’autres — il vous propose de ne pas renouveler plus longtemps le mandat dont elles avaient été investies. Il vous demande d’arrêter le fonctionnement des congrégations enseignantes, en vous disant simplement que d’autres temps ont pu avoir des raisons d’admirer cette institution, mais que le nôtre la juge trop défectueuse pour lui continuer le privilège de la reconnaissance légale.

On adresse à cette loi un autre ordre d’objections. On lui reproche, non plus de rompre avec le passé, mais de rompre avec les principes du droit moderne et républicain.

On affecte de parler de la suppression des congrégations comme d’une loi d’exception.

C’en serait une en effet s’il s’agissait d’exclure du droit commun une institution de droit commun, s’il s’agissait d’enlever à une personne tout ou partie des droits de la personne, d’enlever à une association tout ou partie des droits de l’association, d’enlever à une école tout ou partie des droits de l’école.

Mais nous ne touchons ni à la liberté de l’école ni à celle de l’association, ni à celle de la personne.

Et la seule que nous contestons, celle de la congrégation, n’a jamais existé dans le droit public français.

L’institution à laquelle nous refusons l’existence légale a été considérée de tout temps et sous tous les régimes, ainsi que le commande le simple bon sens, comme une institution sui generis, d’une nature extra-normale et exceptionnelle, ce qui n’est pas niable, puisque évidemment si elle se généralisait ce serait la fin du genre humain. En conséquence, de tout temps et sous tous les régimes, avant 1789 et après 1789 il n’a pas été admis un seul instant qu’une congrégation eût en quelque sorte à priori le droit d’exister, qu’il suffît à quelqu’un d’avoir l’idée de la fonder pour être libre de le faire comme il est libre d’aller et venir, que cette prétendue cité de Dieu pût à son gré s’installer au cœur de la cité humaine sans une autorisation formelle des pouvoirs publics.

Cette autorisation a toujours pu être accordée, refusée, retirée, limitée, soumise à des conditions, à des restrictions, à l’appréciation enfin du pouvoir civil. L’appréciation a varié avec les époques. Tantôt elle leur a été favorable, et alors on a créé, multiplié, enrichi sans fin et sans mesure les congrégations. Tantôt on s’est aperçu du danger, et, l’on arrêté l’extension du monde congréganiste. La Révolution l’a totalement supprimé. D’autres régimes l’ont en partie rétabli. Le nôtre, sans proclamer comme un dogme constitutionnel l’abolition de toutes les congrégations, est du moins bien décidé à ne leur permettre de naître et de vivre que si le Parlement en manifeste la volonté par une loi d’exception en leur faveur.

Qu’y a-t il là de plus que l’usage d’un droit de la nation aussi ancien que naturel ?

Créer un corps autonome au sein du corps social, c’est une opération que seul le souverain, c’est-à-dire la nation, peut se permettre.

Aussi n’est-ce jamais sur ce prétendu droit inné de la congrégation que les protestations s’appuient directement. On allègue qu’un autre droit, celui-là réel et respectable, est indirectement lésé par le refus opposé aux demandes d’établissement des corporations religieuses. C’est le droit du père de famille.

Votre Commission a eu connaissance de plusieurs pétitions qui se rapportent à la défense de ce droit[15].

Le raisonnement qui est à la base de toutes ces protestations ramènerait, si on l’énonçait explicitement, aux termes suivants :

Un père de famille catholique, dévot, fervent, appelez-le clérical si bon vous semble, a le vif désir de transmettre à ses enfants les idées qui lui sont chères. N’en a-t-il pas le droit après tout ? A moins d’être assez riche pour se payer le luxe d’un précepteur à domicile, il faut qu’il trouve des maîtres dont les idées, la vie, le caractère lui inspirent confiance et qu’il chargera de l’éducation de ses enfants. C’est le service que lui rendaient les congrégations enseignantes, et vous le lui enlevez.

— Non, la loi ne lui enlève ni le droit, ni le moyen de s’adresser à des maîtres ou à des maîtresses d’une piété insigne et adonnés à toutes les pratiques de la dévotion. Ce qu’elle lui refuse, c’est de patenter en quelque sorte, pour le mettre à sa disposition, un instrument collectif de compression à haute puissance, instrument qu’il jugerait très commode et qu’elle juge très dangereux.

Une bonne organisation de l’enseignement congréganiste serait, — pense-t-il, et la société le pense comme lui, — un moyen presque infaillible d’atteindre ses fins : il n’aurait qu’à remettre ses enfants aux mains de la congrégation de son choix, elle les lui rendrait quelques années après, frappés comme une monnaie à l’effigie qu’il rêve. Mais c’est justement cela même que la société lui conteste le droit de faire ou du moins de faire faire en grand par d’autres, en une sorte d’entreprise générale à forfait, sous le couvert d’une protection spéciale des lois.

Que lui-même privément, individuellement travaille à son gré l’âme de son enfant pour l’amener à telle ou telle croyance, c’est affaire entre sa conscience et lui, tant qu’il n’attente pas à la vie et à la moralité de l’enfant. Mais s’ensuit-il que l’État soit tenu de lui garantir des légions de moines et de religieuses dressés, endoctrinés et enrôlés tout exprès pour l’aider dans celle œuvre ? Il s’applaudit naïvement, n’y ayant d’ailleurs jamais réfléchi, de trouver sous sa main, en nombre toujours suffisant, des personnes qui, s’étant laissé condamner à n’avoir pas d’enfants, élèveront les siens presque pour rien en apparence, qui, étant sévèrement tenues hors du monde, de la famille et des réalités de la vie, ne pourront en parler aux enfants que d’après les vues de la sacristie et du couvent : est-ce une raison pour que l’État lui doive son concours en vue de solliciter, de faciliter, d’encourager cette suppression de milliers d’existences humaines, au profit de l’Église et de ses grandes ambitions ?

Quoi de plus significatif que cette prétention ingénument exprimée ou sous entendue par les signataires de ces pétitions ? Ils réclament, comme une sorte de fonction sociale indispensable, des congréganistes pour leurs malades et pour leurs enfants. On disait naguère : il faut une religion pour le peuple. Il lui faudrait maintenant des religieux et des religieuses.

C’était bien, il est vrai, l’antique conception. Les monastères remplissaient dans la société d’autrefois un office social indéniable : sans eux la propriété se fût vite morcelée et nombre de grandes familles n’auraient pas pu tenir leur rang. Aujourd’hui on leur demande un autre service : sans eux, dit-on, il serait impossible aux familles, à l’Église elle-même d’entretenir un certain type d’éducation très religieuse : privée de cette serre chaude, la jeune plante humaine ne mûrirait plus pour la foi.

Il se peut que le catholicisme regrette ce puissant instrument de culture intensive ; mais, l’Etat ne lui prêtant plus main-forte pour l’entretenir, il faudra bien qu’il apprenne à s’en passer, comme on s’est passé des couvents conservateurs du droit d’aînesse.

La même objection prend volontiers de nos jours une autre expression.

Refuser, dit-on, au père de famille le mode d’éducation catholique qui seul lui agrée, c’est en réalité déclarer la guerre à la liberté d’enseignement, voilà pour la forme, et à la liberté de conscience, voilà pour le fond. L’âme de toutes ces mesures anticongréganistes, c’est la passion anticatholique, antichrétienne, antireligieuse.

Les faits se chargent de faire tomber cette critique.

Après comme avant la présente loi, il sera permis à tout père de famille catholique ou même clérical de donner ou de faire donner un enseignement religieux à ses enfants, à tout professeur catholique ou même clérical d’enseigner suivant ses convictions, à tout groupe de professeurs ou de pères de famille ou de citoyens catholiques ou même cléricaux de fonder telle association que bon leur semblera. Pourquoi ? Parce que tout cela est le droit commun, ce qui veut dire qu’il est commun à tous les individus sans distinction possible d’opinions.

Mais que quelques-uns de ces individus, non contents d’user de leurs droits individuels, imaginent d’en résigner tout ou partie aux mains d’un chef, que par exemple ils s’engagent par serment à ne pas se marier : le droit commun exigera-t-il que l’État déclare sur-le-champ que ce groupe de réfractaires à la famille constitue un être nouveau, une personne civile, qu’il y a là un établissement d’utilité publique à entourer d’un supplément de prestige et d’autorité ?

Et quand cette congrégation ajoute qu’elle entend placer les enfants dans un milieu tout spécial, quand elle promet aux familles bien pensantes de garder si bien leurs enfants de toute influence étrangère qu’au sortir de là ils penseront forcément comme leurs familles, quand elle s’engage à les préserver de tout contact avec le siècle et de faire en sorte qu’ils arrivent à l’âge d’homme sans soupçonner qu’il y a un abîme entre l’esprit de leurs maîtres et celui de la France républicaine, quand les plus modérés de ces maîtres, non pas au fond de quelque village perdu, mais dans les églises de la capitale, parlant d’une de leurs œuvres les plus populaires, peuvent écrire : « Nos patronages sont le complément de l’école, le plus souvent son correctif. Nous nous devons à tous, parce qu’à tous on s’efforce d’inoculer le virus laïque[16] », il faudrait que l’État usât de son pouvoir souverain pour créer lui-même en leur faveur un droit qu’ils n’auront que s’il le leur donne, celui d’organiser, avec protection expresse le la République, une vaste entreprise d’enseignement qui, si elle s’étendait assez, serait la mort assurée de la République !

Le terrain sur lequel se maintient le projet du Gouvernement pour se refuser à une telle condescendance a un avantage incomparable : c’est d’être absolument en dehors de toutes les questions de doctrine, de croyance et de confession.

La loi ne frappe ni de suspicion ni d’exclusion aucune forme de la pensée, aucune méthode d’éducation. C’est exclusivement sur des signes extérieurs que la loi se prononce. Elle ne vise que des faits matériels.

Le fait matériel d’enrégimenter et de séquestrer moralement un certain nombre de personnes, après leur avoir fait aliéner les droits inaliénables de la personne humaine, ne constitue pas une recommandation, au point de vue éducatif, pour l’association qui se glorifie d’obtenir ce résultat.

Le fait matériel d’avoir consenti pour la vie entière à cette abdication de soi-même ne recommande pas davantage, comme éducateurs, les signataires de ce pacte mystique et peu respectable.

Le fait matériel de placer des enfants sous l’influence exclusive de personnes choisies dans ces conditions et de les soustraire, pendant toute la durée de l’éducation, à tout autre ascendant que celui de ces mêmes personnes ne recommande pas non plus l’établissement à la confiance et à l’approbation des pouvoirs publics.

Et, puisque c’est aux pouvoirs publics d’apprécier souverainement s’il y a lieu d’encourager un tel système d’enseignement par l’attribution légale d’une personnalité factice, nous concluons avec le Gouvernement que rien ne lui fait obligation et que tout le dissuade d’organiser de ses propres mains, dans tout le pays, des appareils de contre-éducation : il sait trop bien ce qui s’y fera, par la force des choses. Là où est si bien assurée la prépondérance d’un élément ultra-confessionnel, on subordonnera tout, sous prétexte d’enseignement, à une religion et, sous prétexte de religion, à une politique, celle de la réaction. On y fera — ce n’est pas nous qui le disons, c’est un archevêque — « la prédication de je ne sais quel évangile plus humain que divin, plus politique que religieux »[17].


VI
Portée pratique de la loi.


Après avoir réfuté les objections élevées contre ce projet, soit du point de vue de l’histoire, soit de celui du droit, nous devons répondre à un autre ordre de critiques.

On a dit en effet, et l’écho en est venu à la Commission, que cette loi où quelques-uns voient un instrument terrible de persécution, ne sera peut-être en réalité qu’une manifestation à peu près inefficace.

Voyons donc quelle en est la portée pratique. Et après avoir dit ce qu’elle est, disons ce qu’elle n’est pas.

Elle supprime de notre législation scolaire l’enseignement congréganiste, elle supprime de notre législation ecclésiastique les congrégations enseignantes. Elle ne va pas au delà.

D’abord, elle ne s’étend pas à toutes les congrégations. Sur 1.300 congrégations de femmes qui existent en France en nombres ronds, elle en supprime à peine 300, celles qui sont spécialement et exclusivement enseignantes. Dans les autres, elle ferme les écoles sans toucher au reste, laissant durer le statu quo sans le renforcer par aucun nouvel enregistrement de statuts.

Ensuite, même en matière d’enseignement, elle ne s’étend pas au clergé séculier. Elle le laisse en possession des droits que lui donne la législation et la jurisprudence en vigueur depuis le Concordat non seulement pour les séminaires, mais pour tout l’enseignement secondaire libre.

A la différence des propositions de MM. Levraud et Madier de Montjau, ce projet n’interdit pas aux ministres des cultes ce qu’elle interdit aux congrégations.

Et pourtant, ont dit plusieurs membres de la Commission, les raisons qui valent contre le religieux valent contre le prêtre. S’il ne s’enferme pas dans une vie absolument étrangère au monde, il est revêtu d’autre part d’un caractère sacré, et ses fonctions officielles lui donnent une autorité toute spéciale qu’il ne peut ni cumuler avec l’enseignement ni surtout mettre au service de son rôle de professeur.

Un de nos collègues, M. Devèze, avait même déposé en ce sens un amendement[18] qu’il a retiré pour se conformer à la méthode de division du travail proposée par le Gouvernement et adoptée par la Commission. Il a été d’ailleurs entendu que l’abandon de la disposition relative au clergé séculier n’impliquait nullement de la part de la Commission un vote de rejet. Elle n’a voulu qu’alléger le projet de tout ce qui n’en faisait pas nécessairement partie intégrante et le limiter ainsi à ce qui en est l’objet propre, savoir la suppression des congrégations enseignantes.

Mais même dans ces limites, demande-t-on, la loi va-t-elle atteindre son but ?

Non, car, la congrégation dissoute, les congréganistes continueront d’enseigner. Qu’y aura-t-il de changé ? Le costume, sans plus.

Votre Commission ne s’est laissé arrêter ni par cette accusation d’insuffisance ni par cette menace d’organisation de la fraude.

Elle s’est demandé d’abord si elle avait à statuer sur la situation des personnes appartenant à l’heure présente à des congrégations qui vont disparaître. Évidemment la loi actuelle n’a rien à en dire qui ne soit déjà réglé par les lois existantes. Et à cette question : « les anciens et anciennes congréganistes auront-ils le droit d’enseigner individuellement dans les écoles publiques ou privées ? » elle a été heureuse de trouver la réponse faite d’avance par M. le Président du Conseil. Parlant en 1901 comme président de la Commission sénatoriale, M. Combes repoussait l’idée « de faire peser une flétrissure de quelque nature qu’elle soit sur une personne quelle qu’elle soit pour un fait transitoire de sa vie ». M. Combes ajoutait en termes exprès : « Nous admettons absolument que les membres d’une congrégation non autorisée qui a été dissoute recouvrent leur capacité d’enseigner s’ils cessent réellement d’appartenir à la congrégation. Ils ont à cet égard les droits de tous les citoyens »[19].

Et il s’agissait, dans cette discussion, des congrégations non autorisées. A combien plus forte raison les paroles de M. Combes ne s’appliquent-elles pas aux instituteurs et institutrices dont l’association était légalement autorisée, reconnue d’utilité publique et placée sous la tutelle de l’État !

La congrégation une fois dissoute, ses biens liquidés, son personnel dispersé, ses établissements fermés, que reste-t-il ? Des personnes qui sont rendues à la vie civile ou, comme on disait en 1792, « versées dans la société » et qui y entrent avec la plénitude des droits du citoyen.

Il y a, bien entendu, une condition préalable et sine qua non : c’est que ces congréganistes d’hier soient devenus franchement, réellement et complètement des laïques, qu’il n’existe plus entre eux et un supérieur quelconque un engagement, un lien, une relation spécifique d’obéissance et de discipline.

Si cette condition n’était pas remplie, nous nous trouverions en présence d’un délit prévu et réprimé par la loi (art. 16 de la loi du 1er  juillet 1901, complété par celui du 4 décembre 1902). Au cas où il serait démontré que ces articles sont insuffisants pour empêcher la pratique frauduleuse des fausses sécularisations, il y aurait lieu d’y pourvoir par des textes nouveaux. On peut être sûr que, dans un pays comme le nôtre, personne ne prendra la défense d’actes d’improbité commis par les maîtres sous les yeux de leurs élèves. Tous les partis s’accorderaient pour réprouver les déclarations mensongères, la supercherie et la dissimulation.

Est-il à craindre que de telles pratiques se généralisent et prennent vraiment le caractère d’une tentative de rébellion concertée de la part des membres des congrégations dissoutes ?

Sans doute au premier moment de l’application de la loi de 1901, ce danger a pu apparaître. L’opinion publique n’a pas vu sans surprise et sans émotion la moitié des écoles congréganistes fermées depuis deux ans se rouvrir presque aussitôt avec le même personnel sous l’habit laïque. Et, prompte à conclure, elle a soupçonné un vaste plan de résistance à la loi par des moyens détournés.

Mais d’abord, en France on ne résiste jamais longtemps à la loi ni par la force ni par la ruse. Il ne faut pas prendre au tragique ni même tout à fait au sérieux les menaces bruyantes des congrégations qui ne veulent pas s’avouer trop vite leur défaite.

Et puis, il faut remarquer que celles qui ont fait mine de vouloir se reconstituer clandestinement, ce sont quelques-unes de ces congrégations non autorisées qui, depuis un demi-siècle et plus, avaient pris l’habitude de vivre en marge de la loi, d’arriver à leurs fins par des expédients et des stratagèmes variés : il n’est pas très extraordinaire qu’avec la ténacité de certains esprits accoutumés à tout attendre de la foi, elles se soient flattées de tourner cette loi après tant d’autres.

De plus, il faut distinguer entre les congrégations. On comprend qu’une grande congrégation internationale ayant son siège, sa direction, ses trésors à l’étranger, puisse avoir l’illusion de tenir tête au Gouvernement français, de ruser avec nos lois et de parvenir à durer quand même, en conservant tout un personnel à sa dévotion. Mais envisageons les centaines de petites congrégations enseignantes de femmes qui font l’objet de la présente loi. Chacune d’elles se compose de vingt, trente, quarante religieuses, la plupart n’ont qu’un seul établissement. Depuis leur fondation elles ont toujours correctement vécu sous l’œil de l’autorité, respectant la loi, ne possédant, n’acquérant, n’aliénant qu’en vertu de décrets réguliers, fournissant à l’État des institutrices publiques. La congrégation dissoute, ce petit groupe de femmes se disperse, chacune va gagner sa vie où elle peut sous l’habit laïque, le seul qu’elle puisse porter. Voit-on cette humble maisonnée de religieuses autonomes qui ne relèvent d’aucune grande fédération monastique se transformant en une troupe de conspiratrices et s’ingéniant à trouver des moyens mystérieux pour rester sous les ordres de celle qui était leur supérieure ? Non, elles accepteront, en pleurant sans doute, l’ordre de la loi ; elles regretteront leur couvent, mais elles ne songeront pas à le rétablir en fraude. Pour la très grande majorité, les sécularisations seront ce qu’elles doivent être, réelles, sincères et définitives.

Dira-t-on qu’il n’en sera pas de même de la grande congrégation des Frères ? Qu’ils vont essayer, par toute une série de machinations ténébreuses de se constituer en société secrète pour maintenir leur Institut, aller en cachette prendre les ordres de leurs supérieurs et d’un supérieur général qui deviendrait le général en chef d’une insurrection de moines déguisés ?

Outre le peu de vraisemblance d’une telle supposition, ce serait faire une injure gratuite à une association d’instituteurs qui n’a jamais donné prise au reproche d’insubordination, de révolte ou de fanatisme. Les Frères des écoles chrétiennes ont été pendant trois quarts de siècle non seulement associés, mais incorporés à l’Université ; ils ont pris quelque chose de son esprit, qui n’est pas sans parenté avec celui de l’homme admirable qui fut leur fondateur ; ils ont suivi nos programmes, ils les ont quelquefois devancés ; dépendant du Ministère de l’Instruction publique et non de la direction des Cultes, s’ils ont les inconvénients de toute congrégation, du moins celle qu’ils forment s’écarte notablement du type monastique proprement dit. Ce sont plus encore des « primaires » que des moines. Aucun d’eux n’est prêtre, leurs statuts le leur interdisent expressément. On pourrait dire en ce sens, sauf l’impropriété canonique des termes, qu’ils constituent une sorte de tiers-ordre enseignant.

Une telle société ne peut songer, en raison même de sa très grande extension, à se perpétuer malgré la loi. On peut prévoir qu’aussitôt le nouveau régime entré en vigueur, l’Institut se divisera par la force des choses. Comme il conservera de nombreux établissements à l’étranger, c’est sur ces établissements que se dirigeront les Frères qui tiendront absolument à conserver le lien congréganiste. Ceux qui resteront en France se soumettront purement et simplement à la loi, ils se plieront loyalement à la nécessité des temps : une fois relevés de leurs vœux — ce qui est dans leur congrégation plus facile qu’en aucune autre, — ils embrasseront la vie laïque sans arrière-pensée.

Et du moment qu’il en est ainsi, il faut qu’il soit bien entendu que ces institutrices et ces instituteurs vont user de leur droit, ouvrir des écoles libres, enseigner suivant leurs idées.

— Alors, dit-on, notre loi n’aura rien fait : elle n’aura pas supprimé l’enseignement clérical.

— En effet, ce n’est pas son but, et ce ne peut pas être son résultat.

Elle n’est pas faite pour fermer la bouche aux catholiques, pas plus qu’aux non catholiques. Elle n’est à aucun degré une mesure de prohibition prise directement ou indirectement contre une Église, contre une doctrine, contre une manière de penser ou de croire.

A l’enseignement catholique, elle n’ôte qu’une seule force, la force extrinsèque, économique, politique et sociale, qu’il tirait d’une organisation artificiellement créée, artificiellement entretenue, celle du monachisme.

Aux maîtres catholiques, elle n’ôte rien de leur liberté, mais elle leur ôte le privilège de se grouper dans des conditions exceptionnelles qui les transforment en une masse militairement constituée au service non d’une école, mais d’une Église.

L’Église a, en effet, cet avantage d’être seule en mesure, non seulement de grouper ses croyances en un corps de doctrines, mais de grouper ses serviteurs en une collectivité automatique qu’elle peut d’un signe mobiliser.

Pour avoir raison du cléricalisme, est-il besoin de lui interdire la parole, la presse, l’enseignement ? Nullement ; il suffit de ne lui laisser l’usage de l’enseignement, de la presse, de la parole que dans les conditions communes à tout le monde.

Un croyant, un dévot, un mystique, un clérical n’est pas plus dangereux qu’un libre penseur, un sceptique ou un athée. Mais une troupe de croyants ou une troupe d’athées autorisée à se constituer en un corps social fondé sur l’abdication de tous aux mains d’un seul, avec serment d’obéissance absolue et renonciation à la famille, peut mettre en péril la société, à plus forte raison mettre en péril l’éducation de la jeunesse.

La loi ne fera donc pas la police des idées, mais elle fera la police de ces groupements qui, sous prétexte d’idées, embrigadent et asservissent des milliers de personnes humaines.

Que ces milliers de personnes soient dans l’erreur ou non, la loi n’a rien à y voir : elle n’entreprend pas de les guérir ou de les éclairer malgré elles. Mais elle refuse sa sanction à ceux qui lui demandent pour ce système d’asservissement le sceau de l’autorité publique.

Rien de plus, rien de moins. Et en se tenant à ce rôle, la loi ne fait pas trop, et elle fait assez.

Elle ne fait pas trop, car elle ne porte atteinte à aucune liberté chez aucun individu.

Elle fait assez, car pour briser un faisceau, il n’est pas nécessaire d’en broyer chaque fibre, il suffit de les dénouer.

Quelques-uns disent : « Mais qu’importe que l’on détruise l’enseignement congréganiste, si l’on ne détruit pas l’enseignement clérical ? » C’est qu’ils sont encore dupes d’une illusion. Ils se figurent que c’est par les doctrines que l’enseignement clérical est une puissance et un danger. Et ils voudraient que l’on s’en prît aux doctrines.

Ce serait la pire des erreurs.

Il n’y a pas de doctrines dangereuses, du moins au sens et au degré qui permettraient à la loi d’intervenir. Mais il peut y avoir, sous couleur de doctrines, des organisations oppressives assez dangereuses pour que la loi ne les autorise pas.

Ce sont des organisations de ce genre, faites au point de vue scolaire, que notre loi a pour but — et pour seul but — de détruire.

Telle est du moins la manière de voir qui a prévalu dans la Commission. M. Vazeille et quelques autres de nos collègues ont tenu, il est vrai, à réserver expressément sur ce point leur opinion, à savoir que la solution aujourd’hui proposée sera tôt ou tard reconnue insuffisante et qu’il en faudra venir au monopole universitaire.

Ils estiment en effet que la liberté d’enseignement, consacrée par les lois existantes et confirmée par celle que nous préparons, ne permettra pas à l’État de se défendre contre les multiples et ingénieuses transformations du cléricalisme enseignant. Ils consentent donc à voter cette loi, mais sans renoncer à reprendre en temps et lieu la seule politique à leurs yeux décisive, c’est-à-dire l’organisation de l’enseignement en service d’État exclusivement dirigé par l’État[20].

La majorité de la Commission, en donnant acte à nos collègues de leurs réserves à ce sujet, n’hésite pas à maintenir la liberté de l’enseignement sauf les garanties exigées par les lois. Ce n’est pas l’esprit de l’enseignement, bon ou mauvais, qu’elle veut atteindre ; elle atteint seulement le moule où l’on prétend le comprimer et le modeler de vive force.

Quelle que soit la doctrine, l’État lui doit la liberté, mais il ne lui doit que la liberté.

Quelle que soit la doctrine, il est permis de la défendre et il est permis de l’attaquer, mais par les seules armes de la libre discussion.

Quelle que soit la doctrine, si elle a besoin pour se soutenir et se propager de réduire un grand nombre d’hommes à l’état d’obéissance passive et si elle emploie pour y parvenir des moyens de pression, de séduction et de sujétion, l’État ne fera rien contre la doctrine, et il fera tout contre les moyens qu’elle met en œuvre. Ou plutôt il n’aura rien à faire contre ces moyens illicites : il refusera simplement de les autoriser, quand on viendra, comme on y est forcé, lui demander la permission de les employer. C’est justement à quoi se borne la présente loi.

Il faut et il suffit que la société laïque retire à l’enseignement clérical la seule chose qui en fasse une force abusive, à savoir le droit d’enrégimentation.

Supprimez l’enrégimentation du personnel monastique enseignant, il restera des maîtres qui vaudront chacun sa valeur propre. Ils la garderont et en useront, comme chacun de nous use de la sienne à ses risques et périls, mais ils ne formeront plus une masse homogène pesant de son poids mort sur la société laïque. Une fois brisé le fil qui unit tous les grains du collier, les grains subsistent intacts, mais il n’y a plus de collier.

Nous ne saurions trop le redire, car il importe de familiariser l’esprit public avec cette observation : la manière dont la présente loi attaque le cléricalisme dans l’enseignement est à la fois la seule légitime et la seule efficace. Sans toucher à l’idée catholique, on la dépouille d’une armature extérieure qu’elle s’est indûment fabriquée aux dépens de la liberté humaine et dont elle se sert pour écraser des concurrents qui ne peuvent ni ne veulent user des mêmes armes. Cette loi n’enlève ni à l’Église le droit d’enseigner la religion comme elle l’entendra, ni aux catholiques celui d’enseigner tout ce qu’ils voudront dans l’esprit qu’ils voudront ; elle les oblige seulement à le faire d’égal à égal avec tous les autres citoyens, dans les mêmes conditions qu’eux et sans avoir désormais le privilège de pouvoir mettre en mouvement contre eux l’antique appareil hiérarchique et autoritaire des congrégations enseignantes.


VII
Documents statistiques et renseignements budgétaires.


On trouvera, en annexe à la suite de ce rapport, un certain nombre de documents statistiques, communiqués par le Gouvernement à la Commission et qui complètent ceux qui se trouvent à la suite de l’exposé des motifs du projet de loi.

Ces documents sont destinés à éclairer la Chambre sur la situation actuelle de l’enseignement congréganiste en France. Ils permettront aussi des prévisions et des évaluations relatives aux différentes dépenses qu’entraînera la laïcisation intégrale de l’enseignement.

Quelques membres de la Commission auraient voulu qu’à l’exposé des motifs gouvernemental ou au présent rapport fût jointe une étude approfondie des conséquences financières de la loi. Un de nos collègues avait même demandé le renvoi du projet, pour avis, à la Commission du budget.

Votre Commission n’a pas cru devoir entrer dans cette voie.

Sans doute, la loi qui vous est proposée aura une répercussion budgétaire, qui se fera sentir dès les prochains exercices. Mais cette loi n’est qu’un complément de celles qui ont organisé notre système d’enseignement national. Elle faite suite aux lois du 16 juin 1881, du 28 mars 1882 et du 30 octobre 1886, pour l’enseignement primaire et du 21 décembre 1880, pour l’enseignement secondaire des jeunes filles. Il n’est pas une de ces lois qui n’ait eu pour conséquence prévue au moment même où on les votait, un accroissement considérable de charges pour le budget de l’État. Cependant aucune d’elles n’a fait place, dans son texte, à des dispositions budgétaires quelconques. On a pu, au cours de la discussion, à propos de chacune de ces lois organiques, faire état de ces conséquences financières plus ou moins prochaines et se livrer, de part et d’autre, a des évaluations de toute sorte, soit pour combattre la loi, soit pour la défendre. Mais jamais on n’a confondu le vote du principe à inscrire dans la loi et le vote des voies et moyens d’exécution.

La même méthode s’imposait d’autant plus, dans le cas de la présente loi, que par la nature même des dispositions qu’elle édicte, il est impossible, comme le Gouvernement nous l’a démontré, de calculer les dépenses qui en résulteront. En effet, il ne faut pas perdre de vue que cette loi n’a pas objet de faire disparaître les écoles libres, et notamment celles qui s’intitulent elles-mêmes « écoles chrétiennes, écoles catholiques, écoles paroissiales » et de divers autres noms indiquant leur caractère confessionnel. Elle supprime uniquement le droit de confier ces écoles à des congrégations enseignantes. Mais la dissolution même de ces congrégations va mettre à la disposition des mêmes écoles un nombre très considérable d’instituteurs et d’institutrices redevenus laïques et qui n’ont besoin d’aucune autorisation pour user de leur droit d’ouvrir et de diriger des écoles.

Les évaluations que nous pourrions tenter, en ce moment, quant à la dépense à venir, ne pourraient donc se fonder que sur deux hypothèses extrêmes, l’une supposant un minimum, l’autre un maximum.

Le minimum, c’est la situation qui se produirait, si toutes les écoles congréganistes se transformaient en écoles libres, laïques. Dans cette éventualité l’enseignement public ne ferait pour ainsi dire pas de recrues et n’aurait aucune dépense nouvelle à assumer.

Le maximum serait le cas, au contraire, où toutes les écoles congréganistes disparaîtraient et ne seraient remplacées par aucune école libre. Dans ce cas, la population scolaire de ces établissements devrait refluer, tout entière, sur l’école publique. Et, en vertu des lois sur l’instruction gratuite et obligatoire, l’État serait tenu de la fournir à tous ces nouveaux venus qui auraient pu d’ailleurs la réclamer depuis longtemps.

Il est naturel de prévoir que ni l’une ni l’autre de ces hypothèses extrêmes ne se réalisera, et que, dans l’avenir comme dans le passé, la population scolaire des écoles congréganistes fermées se partagera, en proportions variables, entre l’enseignement public et l’enseignement privé.

Mais, devant nous apporter un calcul approximatif de la dépense possible, le Ministère de l’Instruction publique a adopté l’hypothèse absolument extrême : il a supposé que pas un élève de l’enseignement congréganiste n’irait à une école libre. Et, en conséquence, il s’est placé d’avance, pourrait-on dire, en face de l’éventualité du monopole absolu de l’enseignement d’État.

Sur ces bases il a fait faire un relevé complet de la situation des écoles, classe par classe, commune par commune, travail considérable qui a été établi avec un très grand soin, mais qui n’a sa valeur que si l’on suppose bien entendu tout enseignement libre disparu en France. C’est en ce sens qu’il faut lire les chiffres que l’on trouvera dans les tableaux annexes.

Quels que soient ces chiffres, il y aura évidemment deux sortes de dépenses : les unes ayant trait à la construction ou à la location de maisons d’école, les autres aux traitements du personnel.

Les unes et les autres rentreront dans des chapitres déjà ouverts au budget et auxquels nous inscrivons, tous les ans, les crédits variables résultant des nécessités reconnues pour chaque exercice. Ces nécessités s’accroîtront pendant les cinq exercices qu’embrassera l’exécution de la loi, suivant le nombre des communes qui se trouveront dépourvues d’écoles, par suite de la disparition des congrégations enseignantes que ne remplacerait aucune école libre.

Il est à noter qu’une partie de cette dépense proviendra, non pas de la nouvelle loi, mais seulement de l’application de la loi du 30 octobre 1886, c’est-à-dire de la laïcisation des écoles congréganistes de filles, qui aurait pu et dû se faire depuis dix-huit ans. Il reste encore à laïciser de ce chef 1.334 écoles publiques occupant 1.875 institutrices congréganistes.

Un des tableaux que nous publions en annexe et qui nous a été fourni par la direction des cultes donne un renseignement que plusieurs membres de la Commission ont désiré voir joindre à ce rapport ; c’est l’état approximatif des congrégations exclusivement enseignantes, du nombre de leurs établissements et de leur personnel, avec l’indication non pas de toutes leurs ressources, mais de leur fortune immobilière connue de l’administration de l’enregistrement.

Ce dernier renseignement permet de voir d’un coup d’œil combien l’actif de la plupart des congrégations autorisées laissera de marge pour assurer le payement des pensions et allocations prévues à l’article 7.

Toutes ces données statistiques ne sont pas nouvelles : elles ne résultent pas d’une enquête spéciale faite à l’occasion du présent débat. Le tableau qui les fournit est simplement extrait de deux documents parlementaires qui sont dans toutes les mains.

L’un est le volume in-4o publié par l’Imprimerie nationale en 1897 sous le titre : Statistique des congrégations autorisées : Femmes, à la suite d’une décision des Chambres et sur un crédit spécial voté à cet effet. L’autre est la publication faite par les soins de la Chambre elle-même (n° 2002, annexe au procès-verbal de la 2e séance du 4 décembre 1900), en 2 volumes in-4o sous le titre : Tableau des immeubles possédés et occupés par les congrégations, communautés et associations religieuses au 1er janvier 1900.

  1. Cette Commission est composée de MM. Sarrien, président ; Georges Leygues (Lot-et-Garonne), Ferdinand Buisson, Carnaud, Barthou, vice-présidents ; Massé, Gouyba, Claude Bajon, Louis Mill, Berthet, Pierre Poisson, secrétaires ; Devèze, Germain Périer, Fiquet, Albert Tournier, Delarue, Vaseille, Levraud, Dasque, Cazeneuve, Noulens, Charles Schneider (Haut-Rhin), Simyan, Groussau, Henry Maret, Péronneau, Haudricourt, Tavé, Hubbard, Georges Berger, Ferdinand Bougère, Gayraud, Paul Gouzy.
    (Voir le n° 1.382.)
  2. Voici le texte de la proposition de M. Levraud :
    Proposition de loi relative à l’enseignement privé.

    Article premier. — Les membres des différentes congrégations religieuses et les membres appartenant an clergé régulier ne pourront, en aucun cas, tenir eu diriger un établissement d’éducation et d’enseignement, soit primaire, soit secondaire classique ou secondaire moderne.

    On doit entendre par établissement d’éducation et d’enseignement, non seulement ceux où cet enseignement est donné par des professeurs spéciaux qui y sont attachés, mais aussi les internats et externats recevant les élèves en dehors des heures des classes, celles-ci étant suivies dans un lycée, un collège ou tout autre établissement laïque.

    Art. 2. — Les établissements actuellement existants, qui se trouvent dans les conditions visées par l’article premier, devront être fermés à l’époque de la rentrée scolaire annuelle qui suivra la date de la promulgation de la présente loi. Art. 3. — Les articles 1 et 2 seront appliqués aux établissements recevant des filles et tenus par des congrégations religieuses de femmes.

    Art. 4. — Toutes les dispositions législatives antérieures, relatives à l’enseignement privé primaire ou secondaire, qui seraient contraires à la présente loi sont abrogées.

  3. Voici le texte de l’amendement Madier de Montjau, développé par son auteur dans la séance du 7 juillet 1879. « Art. 7. — Nul n’est admis à diriger un établissement d’enseignement public ou privé de quelque ordre que ce soit ni à y donner l’enseignement s’il appartient au clergé séculier ou à une congrégation religieuse ou s’il n’a pas cessé d’en faire partie depuis deux ans au moins. « La présente disposition n’est pas applicable aux directeurs et professeurs de facultés de théologie et des grands séminaires établis ou reconnus par les lois antérieures ».
  4. Waldeck-Rousseau. Discours au Sénat, citations reproduites dans son discours à la Chambre, 21 janvier 1901.
  5. Discours de M. Waldeck-Rousseau à la Chambre des Députés, séance du 21 janvier 1901.
  6. Lainé, discussion de la loi de 1825.
  7. Discours de M. Waldeck-Rousseau au Sénat, 6 mars 1883.
  8. Waldeck-Rousseau. Exposé des motifs du projet de loi de 1882.
  9. Thiers, rapport de 1844 sur la liberté de l’enseignement.
  10. Pour mettre en lumière ce régime d’assujettissement, qui rend le religieux et la religieuse à la fois si indépendants du monde et si dépendants de la congrégation, transcrivons seulement les dernières lignes du tableau saisissant qu’a tracé de la vie conventuelle un écrivain qu’on n’accusera pas d’être aveuglé par des passions anticléricales :

    « …Par le vœu d’obéissance, il livre toute sa personne à une double autorité, l’une écrite, qui est la règle, l’autre vivante, qui est le supérieur chargé d’interpréter, d’appliquer et de faire observer la règle ; sauf le cas inouï où les injonctions du supérieur seraient expressément et directement contraires à la lettre de cette règle, il s’interdit d’examiner, même dans son for intérieur, les motifs, la convenance, l’opportunité de l’acte qui lui est prescrit ; il a d’avance aliéné ses volontés futures, il abandonne le gouvernement de lui-même ; désormais, son moteur interne est hors de lui et en autrui. Par suite, les initiatives imprévues et spontanées de son libre arbitre disparaissent de sa conduite, pour faire place à un ordre prédéterminé, obligatoire et fixe, à un cadre enveloppant dont les compartiments rigides enserrent l’ensemble et les détails de sa vie, à la distribution anticipée de son année, semaine par semaine, et de sa journée, heure par heure, à la définition impérative et circonstanciée de toute son action ou inaction, physique ou mentale, travail et loisir, silence et paroles, prières et lectures, abstinences et méditations, solitude et compagnie, lever, coucher, repas, quantité et qualité de la nourriture, attitudes, saluts, façons, ton et formes du langage, bien mieux, pensées muettes et sentiments intimes. De plus, par la répétition périodique des mêmes actes aux mêmes heures, il s’enferme dans un cycle d’habitudes qui sont des forces, et des forces croissantes, puisqu’elles mettent incessamment dans le même plateau de sa balance intérieure le poids croissant de tout son passé. Par la communauté de l’habitation et de la table, par la prière faite en commun, par le contact incessant des autres religieux de la même observance, par la précaution qu’on a de lui adjoindre un compagnon quand il sort, et deux compagnons quand il réside à part, par ses retours et séjours à la maison mère, il vit dans un cercle d’âmes tendues au même degré, par les mêmes moyens, vers la même fin que lui-même, et dont le zèle visible entretient le sien… Ces âmes se sont closes du côté de la terre ; partant, elles ne peuvent plus regarder et respirer que du côté du ciel. » (Taine, Les origines de la France contemporaine, le régime moderne, III, p. 128).
  11. Le révérend P. Fontaine, S. J.
  12. Discours de M. le comte de Mun.
  13. Décret impérial du 18 février 1809, art. 2.
  14. Taine, même ouvrage, p. 130.
  15. Il a été adressé à la Commission un certain nombre de dépêches de protestation, provenant, savoir :
    2 des Bouches-du-Rhône (Marseille) ;
    1 de la Charente-Inférieure (Saint-Jean-d’Angély).
    1 du Gard (Alais).
    2 de la Loire-Inférieure (Nantes).
    3 du Maine-et-Loire (Angers).
    3 du Nord (Lille).
    1 de la Seine (Paris, xviie).
    8 de la Seine-Inférieure (Rouen, Sotteville).
    1 du Tarn (Castres).
    1 du Var (La Ciotat).
    1 de Vaucluse (Avignon).
    1 d’Ille-et-Vilaine (Fougères), avec feuilles de pétition signées à l’appui.
    Ces dépêches sont rédigées pour la plupart en termes presque identiques dont voici la teneur ordinaire :
    « 400 pères et mères de famille du 5e canton de Rouen protestent contre la loi supprimant la liberté d’enseignement, chassant les maîtres vénérés ayant leur confiance, et se proclament prêts à défendre aux prochaines élections leurs libertés de pères et mères de famille ».
    Le texte de Marseille est ainsi conçu :
    « Dans une grande réunion tenue rue de Lodi par 300 pères et mères de famille des quartiers de l’hôpital militaire et du boulevard Baille, une énergique protestation a été formulée contre les dispositions draconiennes du projet dont le rapport a été présenté par M. Buisson, ayant pour objet la destruction de l’enseignement congréganiste.
    « L’assemblée flétrit l’inhumanité qui, par la lenteur des liquidateurs, fera attendre plusieurs années des secours aux vieillards immédiatement dépossédés et mis à la rue, quelques-uns après avoir enseigné gratuitement les enfants du peuple pendant plus de cinquante ans.

    Voici celui de Lille :
    « 800 ouvriers, pères de famille, douloureusement émus des menaces dont sont objet les frères des écoles chrétiennes protestent énergiquement contre le nouvel attentat à la liberté qui se prépare, (veulent) faire élever leurs enfants par maîtres de leur choix, adjurent le Gouvernement respecter devise républicaine : liberté, égalité, fraternité ».
  16. Conférences de Saint-Augustin sur la manière de diriger les patronages de jeunes filles. Première conférence de M. l’abbé Georges Schaefer, dans le Supplément du patronage des jeunes filles, janvier 1904, p.6.
  17. Lettre pastorale de Mgr Fuzet, archevêque de Rouen, janvier 1904.
  18. « L’enseignement est interdit : 1° aux congrégations ; 2° au clergé séculier, à l’exception des grands et petits séminaires ».
  19. Discours au Sénat, séance du 21 juin 1901.
  20. L’examen d’une autre solution incidemment indiquée à la Commission a été écarté comme étranger à la présente discussion. Il s’agirait de faire passer obligatoirement quiconque voudra enseigner — tout au moins enseigner dans une école publique — par une préparation professionnelle consistant à suivre un an au minimum des cours de pédagogie établis soit dans les écoles normales, soit dans une Faculté des lettres, soit dans d’autres établissements de l’État. Cette question, récemment envisagée dans une réunion mixte officieuse de membres de notre Commission et de la Commission du budget, a été recommandée à l’examen de notre collègue M. Simyan à l’occasion de son prochain rapport supplémentaire.