Rational (Durand de Mende)/Volume 1/Premier livre/Chapitre 09

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 1p. 137-145).


CHAPITRE IX.
DES SACREMENTS DE L’ÉGLISE.


I. A l’égard des sacrements de l’Église, il est à remarquer que, selon saint Grégoire (I, quœst. i, Multi) : « Le sacrement a lieu dans quelque occasion solennelle, lorsqu’un fait s’accomplit de telle manière que nous recevons quelque chose de cette représentation, chose que nous devons recevoir sainement et dignement[1]. On entend par le mot mystère ce que L’Esprit saint opère d’une manière cachée et invisible, de sorte qu’il sanctifie en opérant et bénit en sanctifiant.

II. Or, on dit mystère quand il s’agit des sacrements, et ministère en parlant des ornements. Et, selon saint Augustin, le signe du sacrement est la forme visible de l’invisible grâce. Le sacrifice visible est encore un invisible sacrement. Le signe, c’est aussi la chose, à cause de son apparence, qu’elle présente aux sens et par le moyen de laquelle elle nous fait connaître l'autre chose qu’elle contient.

III. On appelle encore sacrement la représentation d’une chose sainte (sacramentum, sacrœ rei signum), ou un secret sacré (vel sacrum secretum). Et l’on parlera de cela dans la quatrième partie, sous la sixième particule du canon, au mot Mysterium fidei (mystère de foi), et au chapitre de l’Offrande.

IV. Or, il y a certains sacrements qui sont seulement de nécessité, d’autres de dignité et de nécessité en même temps, certains d’ordre et de nécessité, certains de dignité et de volonté et certains de volonté seulement. Le sacrement de nécessite seulement, c’est le Baptême, qui, dans un suprême besoin, conféré par qui que ce soit (cependant dans la forme voulue par l’Église), est utile au salut. Et on l’appelle de nécessité, parce sans lui personne ne peut être sauvé, s’il néglige de le recevoir par mépris. On parlera de ce sacrement dans la sixième partie, au Samedi saint. Le sacrement de dignité et de nécessité, c’est la confirmation de la dignité de chrétien : ce sacrement est conféré par l’évêque lui seul ; il est en même temps de nécessité, parce que celui qui l’abandonne par mépris n’est pas sauvé, ainsi qu’il a été dit plus haut. On en parlera aussi au susdit Samedi. Les sacrements d’ordre et de nécessité, ce sont la Pénitence, l’Eucharistie et l’Extrême-Onction ; on les appelle d’ordre, parce qu’ils doivent être seulement donnés par ceux qui sont, selon les canons de l’Église, élevés en dignité, et d’après les pouvoirs que possède l’Église d’ouvrir et de fermer.

V. Ils ne doivent être conférés qu’en cas de nécessité ; et, en cette circonstance, quelqu’un peut même se confesser à un laïque. Ils sont de nécessité, parce que celui qui les néglige par mépris ne peut être sauvé. Touchant la Pénitence, vois dans la sixième partie, au chapitre de la Ve férie de la Cène du Seigneur (le Jeudi saint), et ce que nous avons dit dans notre Répertoire[2], au chapitre De poen. et re. On parlera de l’Eucharistie dans la quatrième partie, au Canon. Il a été parlé de l’Extrême-Onction dans le précédent chapitre.

VI. Et le sacrement de dignité et de volonté, c’est le rang de la dignité, ou l’Ordre, qui est conféré par les seuls évêques ; et l’on ne doit y élever et y recevoir que celui qui en est digne. De volonté, parce que sans lui on peut être sauvé. On en parlera dans la préface de la seconde partie.

VII. Le sacrement de volonté seulement, c’est le Mariage, et on l’appelle de volonté, parce sans lui on peut être sauvé. Car il n’est pas nécessaire que l’homme qui veut arriver au royaume des cieux se marie. Touchant ce sacrement, il est à remarquer que, selon les canons (xxiii, q, iv, Non oportet extra de feriis capellanus), la solennité des noces ne doit pas avoir lieu depuis la Septuagésime, qui est un temps de tristesse, jusqu’à l’Octave de Pâques, ni pendant les trois semaines qui précèdent la fête de saint Jean-Baptiste. Mais, selon la pratique générale de l’Église universelle, on contracte publiquement le mariage dans l’Église depuis le lendemain du dimanche in albis, c’est-à-dire depuis le huitième jour de Pâques jusqu’au premier jour des Rogations. Et le premier jour des Rogations, au matin, on termine cette célébration, et la défense dure jusqu’au huitième jour après la Pentecôte inclusivement. Et voici comment le pape Clément s’exprime à ce sujet, dans sa Lettre décrétale : « Depuis le premier dimanche de l’Avent jusqu’à l’Épiphanie, on ne doit pas célébrer les noces, comme il a été dit dans le susdit chapitre ; et elles n’auraient pas lieu jusqu’à l’Octave de l’Épiphanie, si le Seigneur n’avait pas honoré les noces [de Cana] de sa présence et ne les avait pas enrichies d’un miracle. » Voilà pourquoi on chante en ce temps : « Aujourd’hui l’Église a été unie au céleste époux. » Cependant, quelques-uns disent qu’il est plus convenable que cette défense s’étende jusqu’à l’Octave de la même fête, comme aussi l’office du changement de l’eau en vin que l’on chante aux mariages. Or, dans les temps énumérés plus haut, on ne contracte pas mariage, parce qu’ils sont consacrés à la prière.

VIII. Et[3] ideo debet tune homo a lecto uxoris sequestrari. Generaliter enim tempore quo abstinetur a nuptiis, abstinendum est etiam a conjugali amplexu, nisi forte ob fragilitatem humanitatis vir ab uxore poscat conjugale debitum, vel e converso, quoniam poscenti solvendum est, quia, secundum apostolum, vir non habet potestatem corporis verso, extra de convers. conjug. quoddasmu.i, sed mulier et e converso, extra de convers. conjug. quoddam.

Mais, malgré que la solennité des noces soit interdite dans les temps précités, cependant le mariage qui a été contracté en quelque autre temps que ce soit, par parole et d’une manière légitime, tient dès ce moment. Or, ce qui a été établi par le canon (xxiii, q. iv, Non oportet), à savoir : qu’on ne doit pas célébrer le mariage pendant les trois semaines qui précèdent la fête du bienheureux Jean-Baptiste, a été fait pour la raison suivante : afin qu’on vaque plus librement à la prière. Car l’Église avait d’abord institué deux carêmes en outre du principal : l’un avant la naissance du Seigneur, que l’on ap pelle communément de saint Martin, et qui durait jusqu’à Noël ; l’autre de quarante jours avant la fête du bienheureux Jean-Baptiste, pendant lequel on devait vaquer à l’oraison, aux aumônes et aux jeûnes. Mais, à cause de la fragilité des hommes, ces deux carêmes furent réduits à un seul ; et ce carême fut encore partagé en trois semaines de l’Avent, et trois avant la naissance de saint Jean-Baptiste, pendant lesquelles on doit jeûner et a nuptiis est abstinendum.

IX. Selon le bienheureux Isidore, au sujet de la même question, les femmes sont voilées pendant qu’on les marie, afin qu’elles sachent qu’elles doivent toujours être soumises à leurs maris. Et, parce que Rébecca, voyant Isaac, se voila, voilà encore pourquoi les époux après la bénédiction nuptiale sont unis l’un à l’autre d’un seul lien avec une bandelette, pour qu’ils ne rompent pas l’union, c’est-à-dire la foi (fidem) de l’union conjugale. Cette bandelette, qui est blanche, est mélangée de couleur pourpre dans son tissu, parce que la blancheur est la pureté de la vie, et la pourpre ad sanguinis posteritatem adhibetur, afin que par ce signe, et continentia et lex continendi ab utrisque ad tempus admoneatur, post hoc ad reddendum debitum non negetur.

X. L’anneau que l’époux donne le premier à l’épouse signifie la nature, l’amour de choix (dilectionis) ; et cela a lieu surtout afin que par ce gage, c’est-à-dire par ce signe, leurs cœurs soient encore plus unis. C’est pourquoi on passe l’anneau au quatrième doigt, parce qu’il y a en lui une certaine veine (comme on le dit) qui va jusqu’au cœur, source du sang. Prothée (Prothœus), un certain sage, fut le premier qui, pour gage d’amour, établit un anneau de fer ; et il y enferma de l’aimant (adamantem ou diamant ?) ; et il établit qu’on s’en servirait pour fiancer les épouses.

XI. Car, de même que le fer dompte tout, ainsi l’amour vainct tout ; parce qu’il n’y a rien de plus véhément que le transport de l’amour (furor amoris). Et, de même qu’on ne peut briser l’aimant, ainsi l’on ne peut séparer deux cœurs unis par l’amour (amor). Car l’amour de choix (dilectio) est fort comme la mort. Et c’est pourquoi Prothée établit l’usage de porter l’anneau au doigt annulaire, dans lequel est une veine qui procède du cœur. Ensuite on remplaça les bagues de fer par des ba gues d’or, et, au lieu d’aimant, on les orna de pierres précieuses [gemmis], parce que, de même que l’or l’emporte sur les : autres métaux, ainsi l’amour a le pas sur tous les biens. Et ainsi que la gemme orne l’or, de même toutes les vertus rehaussent l’amour conjugal. Et les noces (nuptiœ), selon saint Ambroise, tirent leur nom de nubere (voiler). Car celles qui marient (nubunt) ont coutume de se voiler (obnubere) la tête par respect et de garder le silence. Voilà pourquoi Rébecca ayant vu Isaac, auquel elle devait être unie, commença à voiler (obnubere) sa tête. La pudeur doit précéder les noces, d’autant que la pudeur est une plus grande garantie pour le mariage lui-même, et que la femme doit paraître avoir été plus désirée par l’homme que l’homme par elle. Et, selon saint Jérôme, Connubia legitima peccato carent, non tamen tempore illi quo actus conjugales geruntur, prœsentia Spiritus sancti datum etiam, si propheta esse videatur, qui officio generationis obsequitur.

XII. Il est à remarquer aussi qu’un triple mystère est désigné in carnali matrimonio consummato. Le premier mystère c’est l’union spirituelle de l’ame à Dieu par la foi, l’amour (dilectio) ou la charité, qui est l’union de la volonté ; la charité, qui consiste en un seul esprit entre Dieu et l’ame juste, ce qui a fait dire à l’Apôtre : « Celui qui s’attache à Dieu forme un seul esprit avec lui. » Ce mystère est représenté par l’union des esprits qui a eu lieu lors des premières fiançailles du mariage selon la chair (carnalis matrimonii). Le second mystère, c’est l’union de la nature humaine à Dieu, qui a eu lieu dans sein (in utero) d’une Vierge, par l’incarnation du Verbe de Dieu, ou la conformité de la nature, selon la chair, entre le Christ et la sainte Église ; à quoi se rapporte cette parole : « Le Verbe s’est fait chair, etc. » Ce mystère est représenté in matrimonio carnali per conjunctionem corporum consummato y nonquod ipsa conjunctio, in qua Spiritus sanctus non adest, illud designet, sed per ipsum actum consummatum significatur. Le troisième mystère, c’est l’unité de l’Église, composée du rassemblement de toutes les nations et soumise à un seul époux, qui est le Christ. Ce mystère a son image dans l’homme qui n’a eu qu’une femme, et qu’une femme vierge, et s’est ensuite fait clerc, et puis a été ordonné prêtre.

XIII. C’est pourquoi, dès qu’un homme passe à la bigamie ou à un second mariage, il se retire dès ce moment de l’unité, parce que carnem suam in plures dividit, et ainsi la représentation de ce troisième mystère cesse d’exister en lui, parce qu’il ne peut être élevé au sacerdoce ; car, si on l’y élevait, il ne pourrait pas être l’image de cette unité dont nous avons parlé. En outre, il se retire, par un second mariage, de la première union signifiée par ce sacrement. Car l’Église, dès qu’elle s’est unie au Christ, ne s’est jamais retirée de lui, ni le Christ d’elle. Donc, celui qui a eu deux femmes ne peut représenter une pareille unité. Voilà pourquoi c’est à juste titre qu’il ne peut être élevé au rang d’époux de l’Église, à cause de l’abandon qu’il a fait de ce mystère dont nous avons parlé plus haut.

XIV. Remarque aussi que, selon la règle formulée par le Concile de Carthage (xxv dist., Sponsus, et xxiii dist., Sponsa), l’époux et l’épouse qui doivent être bénis doivent être présentés à l’église, au prêtre, par les parents ou par les paranymphes. Après avoir reçu la bénédiction nuptiale, eadem nocte pro reverentia henedictionis in virginitate permaneant.

XV. Au reste, les noces doivent être bénies par le prêtre avec des prières et des offrandes, selon le règlement du pape Evariste. Mais, cependant, si un homme ou une femme passent à la bigamie en contractant mariage, leur union ne doit pas être bénie par les prêtres, parce que, comme ils ont été bénis déjà une fois, on ne doit pas leur réitérer cette cérémonie. Donc, on ne doit bénir que le mariage que contracte une femme vierge avec un homme vierge, et cela pour la raison énoncée dans la préface de la seconde partie. Enfin, le prêtre qui aura célébré la bénédiction d’un mariage contracté avec une seconde femme sera suspendu de son office et de son bénéfice, et sera remis aux mains du [Saint-] Siège apostolique ; ce que Ton sait avoir été introduit pour exhorter à garder la continence. Selon la coutume de certains lieux, lorsqu’un homme contracte union avec une seconde femme vierge, on réitère la bénédiction nuptiale, et encore faut-il que le seigneur Pape sache cela et le tolère ; autrement, le sacrement est sans validité. Il y en a qui disent que si des hommes, s’unissant à des vierges, ne sont pas bénis, se remariant une seconde fois, ils pourront être bénis lors de cette nouvelle union ; mais, si l’on bénit les époux, licet se non cognoverint carnaliter, cependant, à cause de cette circonstance, s’ils se marient de nouveau, on ne bénira pas leur union. On parlera de la bénédiction des vierges dans la préface de la seconde partie.

XVI. Il est à remarquer qu’un sacrement est plus digne qu’un autre de quatre manières, à savoir : en raison de son efficacité, comme le Baptême ; en raison de sa sainteté, comme l’Eucharistie ; en raison de sa signification, comme le Mariage : cependant quelques-uns n’approuvent pas cette manière ; et en raison de celui qui le confère, comme la Confirmation et l’Ordre.

XVII. Mais on demande pourquoi ont été institués les sacrements, puisque, sans eux, Dieu eût pu donner au genre humain la vie éternelle et la grâce ? Je réponds que c’est pour trois raisons : Premièrement, pour l’humiliation de l’homme, afin que, tandis que la créature se soumet avec respect, d’après le précepte de Dieu, aux choses insensibles et qui lui sont inférieures, elle mérite plus, par cette obéissance, devant Dieu ; secondement, pour son instruction, afin que son ame soit instruite par ce qu’elle voit au dehors, revêtu avec une apparence visible de la vertu invisible dont elle doit reconnaître l’existence au dedans d’elle-même ; troisièmement, pour lui servir d’exercice, parce que, comme l’homme ne doit pas être oisif, un exercice utile et salutaire lui est ouvert et proposé dans les sacrements, exercice par la pratique duquel il abandonnera toute occupation vaine et nuisible, selon cette parole : « Fais toujours quelque bonne œuvre, afin que le diable te trouve occupé. » Donc, on ne doit pas les omettre, comme on l’a dit dans le chapitre précédent.


FIN DU PREMIER LIVRE.
  1. Ce passage est assez obscur, et sa traduction offre quelque difficulté ; voici le texte latin : « Sacramentum est in aliqua celebratione, cum res ita fit, ut aliquid significatœ rei accipiamus, quod sancte et digne accipiendum est. »
  2. Repertorium juris canonici, ou Répertoire du droit canonique ou canon. V. la Notice hist. sur la vie et sur les écrits de Durand de Mende, § ii, art. 2°.
  3. Nous laissons en latin certains passages dont la traduction est impossible aujourd’hui, et dont la nature même de ce livre, qui doit être lu par tous, nous défend l’interprétation, de crainte de scandaliser les faibles. Nous les avons conservés dans le texte pour les personnes que leurs devoirs ou leurs études obligent de connaître des infirmités spirituelles, dont le spectacle ne peut être sans quelque danger pour les autres lecteurs.