Raymonne (Eekhoud)/04

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Imprimerie Mees et Cie (p. 15-20).


IV.

LE DRAME.


Le castel de Gisors est perché sur la roche.
De l’aire du vautour plus facile est l’approche
Que de ce noir donjon flanqué de quatre tours ;
Altier et menaçant il domine la plaine,
Contre ses murs géants l’attaque serait vaine,
Car la flêche ne peut l’atteindre en son parcours.

Il n’a point de fossés et point de palissades.
Un jour Gui de Taret, fait baron aux croisades,
À qui Louis Le Gros avait donné Gisors,
En voyant cette roche abrupte et formidable
Dit : Je mettrai là haut ma couchette et ma table
Quand mon nid sera fait, qu’on me jette dehors !

Et de l’épais granit il entama la couche,
Il creusa des degrés dans la pierre farouche,
Il gravit le sommet que nul n’avait foulé,
Et travaillant toujours sans s’arrêter une heure
Il bâtit en trois ans cette sombre demeure
Comme un autre rocher sur le premier roulé.


Est-ce le descendant du bâtisseur superbe
Ce pâle damoiseau, svelte, élégant, imberbe ?
On dirait une femme à voir son teint nacré,
Ses lèvres s’entr’ouvrant pour montrer des dents blanches,
Le ceinturon étroit qui lui serre les hanches
Et ce stylet mignon, jouet d’un désœuvré.

Étrange est le regard de sa verte prunelle,
Éclair livide on sent qu’une fierté cruelle
Étouffa la candeur dans cet adolescent ;
Sous les yeux alanguis courent des cercles bistres,
De l’aigle il a le rostre et les instincts sinistres,
Le vice a défloré le moule séduisant.

Les cheveux parfumés tombent en boucles blondes
Ayant le chatoiement du soleil sur les ondes.
Au poing droit sur un gant, à Venise brodé,
Où le tissu soyeux finement se marie.
Aux filigranes d’or groupés en armoirie,
Il porte son faucon par le doge cédé.

— Toujours mélancolique, Amaury, mon beau sire ?
Dit une voix timide et sur son front de cire
Il sent d’un long baiser l’enivrante moiteur.
Il a levé les yeux. C’est Diane sa femme
Qui l’aime et qui voudrait rassénérer son âme,
Supporter avec lui des maux la pesanteur.


Mais ses maux ne sont pas de ceux que l’on partage,
Les êtres innocents ont ce désavantage
Qui nuit au pur effet de leur heureux pouvoir
D’ignorer les soucis que l’ambition crée.
Ce qu’une âme devient aux passions livrée
Ce que dans un cerveau l’on peut broyer de noir.

C’était un idéal lumineux que Diane,
Cœur d’ange dans un corps vaporeux, diaphane,
Dont rien de malfaisant ne pouvait s’exhaler ;
Pur esprit, égaré par hazard sur la terre,
Que devait suffoquer ce milieu délétère,
Que le ciel sa patrie aurait dû rappeler.

Autant il était dur, autant elle était douce,
Lui, le despote noir, le bandit qui détrousse ;
Elle, un consolateur soulageant tous les maux.
Les terreurs qu’Amaury répandait à la ronde
Elle leur opposait, la châtelaine blonde,
L’amour reconnaissant de ses pauvres hameaux.

Quand elle chevauchait sur sa blanche haquenée,
Faisant dans la campagne une longue tournée
Ici, donnant l’aumône et là sèchant des pleurs,
Embrassant les enfants, aux captifs fesant grâce,
On se disait : Voilà Bonne Dame qui passe,
Et sous ses pas chacun venait jeter des fleurs.


Deux ans Gisors l’avait aimée à la folie.
Il fut le troubadour qui languit et supplie,
Le galant chevalier des tournois provençaux,
Plein d’honneur, de vaillance et d’égards pour sa dame,
Aussi lorsqu’il l’obtint de son père, un vidame,
Il promit de longs jours de paix à ses vassaux.

Mais Amaury ne put dominer sa nature,
Aimer uniquement la douce créature
Pour laquelle il avait combattu tant de fois,
Qu’il avait su gagner à force de prouesses,
À qui pour un regard, une de ses caresses
Il aurait tout cédé, limiers et palefrois.

Le castel se rouvrit aux bruyantes débauches
Qui sont au sentiment ce que sont les ébauches
Au chef d’œuvre achevé, lumineux et serein…
Il ne visita plus la chambre nuptiale,
Et Diane subit sa froideur glaciale
Et dut d’un cœur aimant refouler le trop plein.

— Ah c’est vous ! répond-il, en se levant à peine,
Gardez votre repos et laissez-moi ma peine.
Il se peut que j’étais plus souriant jadis,
Cela dépend de ceux qui partagent ma vie.
Ne vous occupez pas de moi, je vous en prie,
Contre de vains discours mes chagrins sont raidis.


Puis-je vous présenter au moins une requête,
Risqua-t-elle humblement. Il incline la tête,
« Vous consentez… Marcel un de vos paysans,
A fiancé sa fille, une blonde mignonne,
À son fils adoptif, Huguet de Carcassonne,
Orphelin recueilli sous son toit à trois ans.

Ces enfants élevés ensemble dans sa manse,
Ont appris à s’aimer par douce accoutumance ;
Ils attendent de vous que vous scelliez leurs liens ;
Messire, leur souhait, votre femme l’appuie,
Permettez que pour eux, Diane vous ennuie…
Ô cédez Amaury, c’est une œuvre de bien.

— Raymonne, disiez-vous est charmante et jolie,
En épousant un rustre elle se mésallie.
Il faut qu’à son hymen le seigneur fixe un prix…
Voici… Vous lui direz que lorsqu’on est gentille
On doit, ou bien rester éternellement fille
Ou me céder, à moi, le pas sur les maris…

— Arrêtez-vous Gisors… Dans le fond de votre âme
Vous conservez toujours pour votre pauvre femme
Un reste du respect qu’un jour vous lui portiez.
Vous n’êtes point mauvais… Cessez de le paraître…
Si vous ne m’aimez plus, votre cœur est le maître :
L’honneur est maître aussi : Pourtant vous m’insultiez. »


Mais il n’écoutait plus. Il sortit de la salle.
La chasse l’attendait, la chasse triomphale !
Les jappements des chiens mêlés au bruit du cor
Annoncèrent bientôt la présence du maître,
Et Diane suivit longtemps de sa fenêtre
Gisors qui la fuyait mais qu’elle aimait encor.