Recherches asiatiques, ou Mémoires de la Société établie au Bengale/Tome 1/XII

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Recherches asiatiques
Extrait d’une lettre de Francis Fowke
Imprimerie impériale (1p. 357-363).

XII
EXTRAIT
D’UNE LETTRE DE FRANCIS FOWKE, ÉCUYER,
AU PRÉSIDENT.

J’expédierai demain, par un petit bateau, les dessins de Djevân chah et du bîn[1]. Vous desiriez avoir, dans un même dessin, Djevân chah et les deux musiciens qui l’accompagnent : mais le dessinateur n’étoit pas en état de mettre ce groupe en perspective ; il auroit confondu toutes les figures ; et comme il a rendu passablement les figures principales, j’ai pensé qu’il valoit mieux s’en tenir là, d’autant plus que les autres personnages peuvent être ajoutés par un artiste européen. J’ai un double plaisir à vous transmettre la description ci-incluse du bîn. En même temps que j’ai l’avantage de vous obliger, je jouis d’avance de l’instruction et de l’amusement que je partagerai avec le public, en lisant le résultat de vos recherches sur cette branche de la musique indienne ; et je m’applaudis infiniment de pouvoir vous ménager du loisir pour les considérations générales, en vous fournissant des faits qu’il est sans doute essentiel de connoître, mais qui ne m’ont coûté que le soin de les observer. Vous pouvez compter positivement sur l’exactitude de tout ce que j’ai dit par rapport à la structure et à l’échelle de l’instrument : le tout a été mesuré très-exactement. Quant aux intervalles, je n’ai pas voulu m’en rapporter à mon oreille ; j’ai fait accorder le bîn avec le clavecin, et j’ai comparé plusieurs fois les deux instrumens, note par note. J’ai remarqué une chose qui sûrement n’échappera point à votre pénétration ; c’est qu’il y a peut-être une sorte d’hypothèse, ou une opinion à-peu-près formée, dans ce que j’ai dit de la modulation bornée de la musique indienne. Mais il est aisé de séparer mes observations de mes conjectures : mes préventions ne sauroient vous égarer ; et il est possible qu’elles suggèrent une idée utile, comme les demi-erreurs le font souvent.

Le bîn est un instrument à touches, du genre de la guitare. Le manche a vingt-un pouces six huitièmes de longueur. Un peu au-delà de chaque extrémité du manche, sont deux grosses gourdes ; et au-delà de ces gourdes, les chevilles et la queue qui retiennent les cordes. La longueur totale de l’instrument est de trois pieds sept pouces. La première gourde est assujettie à dix pouces, et la seconde à environ deux pieds onze pouces et demi de l’extrémité supérieure. Elles ont environ quatorze pouces de diamètre : il y a à leur base un trou rond de cinq pouces environ de diamètre. La largeur du manche est d’environ cinq pouces. Les cordes sont au nombre de sept ; deux d’acier très-rapprochées à droite, quatre de cuivre sur le manche, et une de cuivre à gauche. Elles sont accordées de la manière suivante :

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La grande singularité de l’instrument consiste dans la hauteur des touches. La plus voisine de la noix a un pouce un huitième ; celle de l’autre extrémité, environ sept huitièmes de pouce ; et il y a assez de

de graduation dans leur décroissement. Par ce moyen, le doigt ne touche jamais le manche même. Le musicien assujettit les touches avec delà cire, et il ne consulte que son oreille pour cette opération. Je tiens ce fait de Pyr Qâcem, frère de Djevân chah, qui étoit malade à cette époque ; et Pyr Qâcem est presque aussi habile, s’il ne l’est ra’"ie autant, que Djevân châh. Les touches de son instrument étoient assez exactes. Une légère pression de doigt corrige aisément le peu d’irrégularité qui s’y trouve. Ce mouvement est très-familier aux musiciens : lorsqu’une note est d’une certaine longueur, ils aiment à presser la corde avec force, et la laissent retourner aussitôt après à sa tension naturelle. Cela produit un son à-peu-près semblable au remblement serré sur le violon : mais l’effet est moins agréable ; le son paroît quelquefois altéré d’un demi-ton.

Les touches sont au nombre de dix-neuf. L’échelle suivante indiquera les notes qu’elles produisent : j’ai placé au-dessous les noms que le musicien donne aux notes dans sa langue. Une chose très-remarquable, c’est que les demi-tons changent de noms au même demi-ton que dans l’échelle européenne.

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Il y a sur les cordes R et S, dont on se sert principalement, une étendue de deux octaves, une note entière et toutes les demi-notes complètes dans la première octave, mais ayant de moins le g W et le b t>. Le musicien a dit, pour justifier cette omission, qu’il obtiendroit aisément ces notes en appuyant un peu fort sur les touches/# et a tt ; ce qui est très-vrai d’après la hauteur des touches : mais il a assuré que ce n’étoit point là une imperfection particulière à son instrument, et que tous les lins sont faits de cette manière. On n’emploie guère les cordes T, U, qu’à vide.

On tient le bîn sur l’épaule gauche ; la gourde supérieure repose sur cette épaule, et l’inférieure sur le genou droit.

On presse les touches avec la main gauche, en se servant principalement des deux premiers doigts. On se sert quelquefois du petit doigt pour frapper la note V ; on fait rarement usage du troisième : la main parcourt le manche avec beaucoup de rapidité. Les doigts de la main droite servent à frapper les cordes de ce côté. On n’emploie jamais le troisième doigt ; les deux premiers frappent les cordes sur le manche ; le petit doigt frappe les deux cordes^^a. Les deux premiers doigts de cette main sont défendus par un morceau de fil de fer placé à leur extrémité en guise de dé, quand le musicien joue avec force ; ce qui produit un son désagréable : mais lorsqu’il joue doucement, le son de cet instrument est singulièrement flatteur pour l’oreille.

Le style de musique employé sur cet instrument, est, en général, celui de la grande exécution. Je n’ai presque point trouvé d’air ou de sujet régulier. La musique paroît composée de passages détachés, dont plusieurs offrent beaucoup de régularité dans leur ascension et leur dégradation ; et ceux qu’on joue doucement, sont, pour la plupart, singuliers et agréables.

On frappe de temps en temps les cordes à vide, d’une manière qui, je pense, prépare l’oreille à un changement de modulation ; la plénitude et la beauté extraordinaires de ces notes y contribuent puissamment : mais je crois que l’oreille est toujours trompée dans

(a) Qui sont à droite du manche. son attente ; et s’il y a jamais une transition du ton principal à un autre ton, je suis porté à la supposer très-courte. Si d’autres particularités relatives à la musique indienne autorisoient à présumer qu’elle a jadis été supérieure à l’exécution actuelle, il me semble que le style, l’échelle et l’antiquité du bîn appuieroient fortement cette hypothèse.


  1. Ou vina. Voyez la figure de cet instrument sut la planche ci-jointe, et une autre dans le bel ouvrage de M. Solvyns, intitulé Collection of two hundred coloured etchings descriptive of the manners, costums and dresses of the Hindoos. Calcutta, 1799, in-folio. (L-s.)