Restons chez nous !/Chapitre VII

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J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 55-61).

VII



ON était au premier dimanche après la Toussaint. Il n’avait pas encore tombé un seul flocon de neige. Au dire des vieux, on ne se souvenait pas d’avoir joui d’un si splendide automne ; aussi, croyait-on généralement que l’hiver serait rude et que la première neige, qui viendrait blanchir la terre, resterait. Elle ne devait pas tarder, disait-on partout, et l’on attendait de jour en jour la bordée de la Toussaint, qui n’avait vraiment pas l’air de vouloir tomber…

Dans l’après-midi, Paul, histoire de passer le temps, s’en était allé flâner sur la route en fumant sa pipe.

Le soleil d’arrière-automne égayait un brouillard blanc, volatil, mélancolique, qui s’étendait sur les plaines de terre brune et entourait plus densément le tronc de quelques grands arbres qui dressaient, au milieu des champs, leur noir squelette sur le ciel gris rayé de vols de corbeaux.

De l’autre côté de la route, la forêt s’étendait et courait jusqu’à l’entrée du village ; ici et à cette saison, elle est changeante et frémissante. Elle se prête pour Paul à tous les états de son cœur et de son esprit… Il y a quelques jours encore, elle avait des havres feuillus, majestueux ; et aujourd’hui, à l’approche de l’hiver, cela s’écarte et plonge dans des abîmes de pierres jaunes et de mousse séchée qui révèlent la dureté de cœur et le désarroi de pensées du mélancolique jeune homme qui longe le grand chemin en cet après-midi d’automne… Oh ! pourquoi ne règne-t-il plus en son âme ce calme, image de celui que reflète, d’autre part, le côté opposé de la route où la plaine s’étend, tranquille, nette, sans chaos !…

— Tiens, bonjour Paul ! mais te voilà donc poète à présent que tu arpentes la route d’un si grand air, la tête dans le ciel et les pieds dans la boue… Ah ! tiens, j’y pense, il faut que je me fende d’un deuxième sermon aujourd’hui ; et tiens-toi ferme, mon petit Paul, tu vas en faire l’objet… vraiment tu ne dois avoir la conscience bien tranquille d’exposer ainsi ton curé à attraper une extinction de voix…

À ces interpellations joyeuses, Paul, réveillé de ses rêves, se mit à rougir comme une jeune fille. Il venait de faire la rencontre qu’il redoutait entre toutes ; celle de son curé.

C’était en effet, le digne curé de Bagotville, l’abbé Perron, qui venait d’interpeller Paul. Profitant de ce dernier beau jour, il allait, à pied, visiter quelques malades dans le haut de la paroisse…

Dans les paroisses canadiennes, le curé, c’est le père de tous les habitants… C’est lui, d’abord, qui l’a fondée cette belle institution de la paroisse canadienne-française, qui devait être la raison de notre survivance et de notre multiplication, la condition de notre grandeur future, la cellule-mère où se formera une race d’un immense avenir. Ah ! nous devons gros à notre clergé canadien ; à tous ces prêtres et religieux, obscurs héros de la foi et de la civilisation…

La pauvre petite colonie canadienne prospère et grandit, malgré les obstacles, sur les bords du Saint-Laurent, et, tandis que chaque âme canadienne ouvre dans sa solitude un inviolable sanctuaire à la nouvelle patrie ; tandis que les premiers hommes politiques de la jeune nation s’appliquent à défendre le pays et à développer ses forces ; tandis que le peuple, ce fonds inépuisable de l’humanité, s’en va, croissant de jour en jour, se sacrifiant obscurément, sans connaître même la vertu de son sacrifice, le clergé, lui, accomplit silencieusement, son œuvre de paix et de régénération… Plus tard, lorsque les colons du Saint-Laurent pleureront leur séparation d’avec la France, pour eux une mère ; lorsque l’aristocratie même, qui présidait à la défense de la colonie, aura repassé la mer et les aura laissés seuls, en disant à leurs prêtres : « Désormais vous serez les nobles du pays », ils se serreront autour de ces chefs spirituels et leur diront à leur tour : « Vous êtes notre roi et notre noblesse. » Et désormais, en effet, le prêtre devint, en ce pays, le roi et le noble ; désormais les pauvres abandonnés lui transportent l’affection qu’ils témoignaient au roi, la considération qu’ils avaient pour le noble… Ajoutons que le prêtre devint en outre le père du peuple, et qu’il l’est encore aujourd’hui…

Eh ! mon Dieu ! dans nos modestes paroisses qui s’ouvrent à coups de hache, où l’on mange de la misère à satiété, que de blessures ce bienfaiteur a cicatrisées jusqu’aujourd’hui, que de plaies il a fermées ; par lui, que de larmes séchées, de sanglots étouffés, de courages relevés et d’âmes réconfortées !…

Qui a fait les comtés de notre province ce qu’ils sont ?… Dieu assurément, l’auteur de tout bien. C’est Lui qui leur a donné ce sol fertile, ces lacs limpides, ces rivières aux ondes calmes et ces collines mollement couchées dans la plaine ; c’est Lui qui met au cœur du colon la foi et la vaillance, la force à ses bras nerveux qui brandissent la hache et guident la charrue ; c’est Lui qui fait rayonner sur le front de nos mères la triple couronne de l’honneur, du dévouement et de la vertu ; qui bénit les foyers où s’épanouit dans le cercle de la famille, la franche gaieté des enfants de Dieu…

Mais après Dieu, à qui devons-nous nos comtés ? À nos gouvernants, sans doute, ministres, sénateurs, députés…

Mais à qui encore et surtout ? À nos évêques et à nos prêtres !… Ah ! nos modestes archives en disent long sur le rôle du clergé dans la colonisation et le développement progressif de notre province ; en particulier de l’ancien « Royaume du Saguenay ». Le cœur de nos gens en dit encore plus long…

C’est que dans nos paroisses, l’âme du progrès, le grand ressort qui meut tout, c’est le curé. Chapeau bas, toujours et partout, devant ces héros. Grâce à eux, la paix règne dans nos foyers, parce qu’on aime et qu’on prie, et qu’avec la paix règne le bonheur…

L’humble curé de la paroisse de Bagotville faisait partie de cette glorieuse phalange de nos prêtres colonisateurs et pacificateurs ; il possédait au plus haut degré cette salutaire influence sacerdotale dont le peuple a tant besoin.

Il était depuis déjà plusieurs années l’âme de cette paroisse ; bénissant, consolant et, selon la parole divine, se faisant tout à tous…

Toutes les affaires, soit spirituelles, soit temporelles étaient entre ses mains et se maintenaient dans un état de prospérité extraordinaire ; et tout ce petit peuple, sous sa direction avait confiance en l’avenir ; sans lui, ce même avenir revêtait dans l’imagination de chacun les couleurs les plus sombres…

Comme on ne manquait jamais, dans les occasions difficiles, d’aller demander au bon prêtre, conseil, force et protection, Jacques Pelletier était allé, il y a quelques jours, déverser le trop plein de son cœur dans celui de son curé et l’avait supplié de détourner Paul de sa présente décision. Le prêtre, qui connaissait par cœur chacun de ses paroissiens, lui avait répondu : — Assurément, mon ami, cette idée chez ton Paul, a déjà fait du chemin et il sera difficile de la déloger, peut-être même impossible : il a l’enthousiasme et l’ardeur de tout ce qui est jeune ; mais j’essaierai…

La rencontre de Paul, en cet après-midi, était pour l’abbé Perron, une excellente occasion « d’essayer », et il la saisit aussitôt par les cheveux.

Dans ces circonstances, il avait coutume d’y aller rondement… Aussi, il entra de plein pied dans la question.

— Ah ! bien, oui, mon homme, dit-il, voilà qu’on en apprend de belles sur ton compte… il paraît que tu veux nous quitter. Est-ce bien vrai, cela ?…