Revue dramatique, 21 juillet 1846 (Leconte de Lisle)

La bibliothèque libre.


La Démocratie pacifique des 20-21 juillet 1846 (p. 3-11).


REVUE DRAMATIQUE



vaudeville. Les Fleurs animées. — gymnase. Les Quatre Reines. —
palais-royal. Mon Voisin d’omnibus


Les analogies des femmes et des fleurs sont en partie à faire. Ce sera quelque jour, je l’espère, la tâche très spirituelle d’une habile et docte plume, bien connue des lecteurs de ce feuilleton. Je ne m’aventurerai certes pas dans cette étude délicate. Deux raisons excellentes m’y déterminent : d’une part, mon inexpérience scientifique ; de l’autre, mon religieux respect des fonctions acquises. Que d’obstacles ne découvré-je pas, en effet, dans les sentiers encore inexplorés où croissent ces belles analogies ! Que de fleurs je foulerais d’un pied distrait ! que d’épines me piqueraient les doigts ! Qui sait si le madrigal et la fadeur, fort à craindre en pareille matière, ne se glisseraient pas subrepticement au bout de ma plume, à défaut de grâce, d’esprit et de justesse ? Cette alternative me fait frémir. N’ayons donc point de fausse honte ; il est sage de renoncer aux entreprises illustres qu’on ne peut mener à bonne fin. MM. Labie, Commerson et Xavier de Montépin ont mis en scène la rose, le lilas, le coquelicot, la belle de nuit et la pensée. À la bonne heure ! Mais j’ignore complètement ce que nous veulent toutes ces fleurs. Il est vrai de dire que le héros de la pièce est fou, à moins qu’il ne soit d’un infini plus intelligent que le commun des hommes. La jeune fille qu’il aime l’a trahi, et le jour même de son mariage, elle lui jette pour tout adieu un bouquet par sa fenêtre. Depuis ce moment, Stéphen se figure que les femmes sont des fleurs. Grâce à cette merveilleuse imagination, un soir qu’il se promène par la campagne, il se réfugie, pour échapper au mauvais temps, dans une maison qui ne peut raisonnablement appartenir qu’à Hermance, sa maîtresse infidèle. Là le merveilleux abonde. Stéphen y fait sa cour aux fleurs qui surgissent par enchantement autour de lui. Celle-ci est une rose cruelle, celle-là un irritable coquelicot. Mlle Castellan est une belle de nuit pleine de gaieté, Mme Doche une pensée on ne peut plus gracieuse. Bref, tout s’explique : Julie aime toujours Stéphen, elle est veuve, il n’est plus fou, ils se marient et la toile tombe. Cette donnée pouvait être fort heureuse, mais la pièce est assez mal venue. Ce demi-fantastique et cette réalité qui l’absorbe déplaisent à la longue. On m’objectera que Stéphen n’ayant pas son bon sens, le public est prié d’y remédier ; mais auteurs et critiques ont tellement pris l’habitude de ne compter le public que pour fort peu de chose, que celui-ci s’efface volontiers. Y a-t-il un public qui juge ? Et cette foule quelconque, destinée à remplir les banquettes, entre-t-elle pour un iota dans tout ceci ? Ce n’est plus même une question.

Le Gymnase a presque ri la semaine dernière, et le Palais-Royal a failli céder aux douceurs du sommeil à l’heure où le gaz s’allume. Ces deux théâtres ont chacun une spécialité. Le premier exploite la vertu larmoyante, le second la farce grivoise ; tous deux vivent des niaiseries de ce piètre monde. Celui-là s’avise, par un touchant anachronisme, de faire débiter à Marie Stuart quelques bribes de Lhomond ; celui-ci bossue l’épaule de Grassot ; et par une bizarrerie inexplicable, l’érudition de l’une a fort réjoui ceux qu’a fort attristés la bosse de l’autre. Je n’hésite pas à proclamer les Quatre Reines un chef-d’œuvre d’invention. MM. Paulin et Laurencin sont de remarquables historiens ad inveniendum et non ad narrandum. Il était impossible de parodier plus spirituellement cette pauvre Catherine de Médicis, tant calomniée. Le coup suprême lui a été porté, jeudi, vers les neuf heures du soir, sur le théâtre Bonne-Nouvelle.

Quelle terrible et majestueuse reine c’était que Catherine de Médicis, telle que l’ont récemment découverte MM. Paulin et Laurencin ! Sa robe était noire, sa face pâle, son geste brusque et son allure saccadée. Elle entrait et sortait vivement, sans que personne en devinât jamais le motif. En outre, elle avait sans cesse à ses côtés trois jeunes reines, toutes trois calquées sur le même patron, marchant du même pas, prononçant les mêmes paroles ; toutes trois mariées et n’ayant jamais vu leurs maris, François de France, Henri de Navarre et Philippe d’Espagne. Ces royales délaissées s’ennuient beaucoup dans la pièce de MM. Paulin et Laurencin, et il y a bien de quoi ! M. de Pongibaud ne les amuse guères, mais il obsède fort la comtesse Aloïse, aimée de M. de Castelnau, proscrit par Catherine. Heureusement que voici maître Boniface, marchand drapier, fournisseur de la cour. L’amoureux exilé ne trouve rien de mieux à faire que de passer pour le commis de maître Boniface. La comtesse Aloïse, effrayée d’une indiscrétion de ce dernier, insinue adroitement à chacune des jeunes reines que le garçon drapier est tout bonnement le roi de France, — le roi de Navarre, — et le roi d’Espagne. Les naïves têtes couronnées s’y laissent prendre complaisamment, et M. de Castelnau, tout ébahi d’un bout de la pièce à l’autre, accepte, en témoignage d’amour conjugal, le bracelet de Marie Stuart, les tablettes de Marguerite et l’anneau d’Élisabeth. Mais, hélas ! il avait compté sans M. de Pongibaud ! Celui-ci le fait arrêter ; les trois reines le font évader ; l’amour le fait revenir ; Catherine veut le faire mettre à la Bastille ; un duel bienheureux le fait pardonner, ses protectrices le font se marier, et le tout se fait siffler ! Ô Gymnase, des rires immodérés ont troublé ton enceinte. C’est en vain que Mlle Melcy a levé vers le ciel les beaux yeux de Marguerite de Navarre ; vainement Mlle Désirée nous a-t-elle montré son minois spirituel ; si n’étaient, de temps à autre, la grâce, la finesse et la distinction de Mlle Rose Chéri, — les allures joyeuses et l’excellent naturel d’Achard, — nous dirions, ô Gymnase, que ton étoile pâlit, et que la scène illustrée par le grand Scribe va disparaître de la face du boulevart Bonne-Nouvelle !

Que ma douleur lyrique n’effraie personne, — si tant est que feu Gymnase dût être pleuré de son impressionnable public. — Je sais un remède à ses maux : Qu’il soit défendu à tout vaudevilliste, atteint et convaincu d’avoir exercé la patience auditive durant dix années, — la limite est certes fort honnête ! — qu’il lui soit défendu de commettre un nouveau méfait en un ou plusieurs actes, sous peine d’être promu à l’Académie comme M. Scribe, ou à la chevalerie comme M. de Saint-Ybars ; que des successeurs tout neufs leur soient donnés et que de jeunes noms se lèvent au gaz de la rampe ! Ce serait à coup sûr tout aussi mauvais, mais d’un mauvais différent peut-être, ce qui a bien son prix. Dussé-je être accusé d’un vaudeville ou deux impitoyablement refusés, je soutiens que l’idée ci-dessus, pour être neuve, n’en est pas moins désintéressée.

L’esprit, la gaieté et l’entrain sont d’excellentes choses ; mais en quoi consistent-elles ? MM. Gustave Albitte et Louis Dugard ont résolu la question d’une façon toute nouvelle. Il s’agit de choisir tout d’abord un sujet bien vieux, bien usé, bien vide ; tout ce qu’il peut y avoir de mieux dans le genre. Cela fait, — en vérité ce n’est pas trop difficile avec de la bonne volonté, et les fournisseurs accoutumés du Palais-Royal prouvent chaque jour qu’ils n’en manquent pas de ce côté, — cela fait, prenez Grassot, surmontez son épaule droite d’une énorme bosse ; faites en sorte qu’il la montre souvent au public, et tout est dit. Le succès est enlevé. Avec deux bosses c’eût été beaucoup mieux ; et si Grassot s’en était appliqué une troisième sur la poitrine, le public aurait brisé les banquettes d’enthousiasme. L’autre soir il a bâillé seulement. Que ceci serve de leçon à MM. Gustave Albitte et Louis Dugard. Il ne faut pas abuser des moyens de réussite, mais il est sage d’en profiter.

Charles de Varennes à très fort abusé des dettes et des lorettes ; c’est pourquoi il se marie. Sa future est charmante, la dot est belle ; mais M. Godibert, de qui dépend son mariage, inébranlable en théorie, est en réalité plus mobile qu’une girouette et plus changeant que le cœur de la femme…

C’est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas.

Il a déjà promis sa fille à M. Hector Grivelet, jeune commis-voyageur de la pure espèce ; celui-ci dévoile les antécédents de Charles de Varennes : maîtresses, lettres de change et le reste. Le bonhomme veut et ne veut plus, et je ne sais comment cela finirait, s’il n’y avait au monde un certain Clérissau, providence damnée du jeune prodigue. Ce Méphistophélès bossu et bienveillant paie ses dettes, détourne les soupçons les mieux fondés, obscurcit les questions les plus claires, embrouille les situations les plus nettement définies. Que le lecteur sache bien qu’il n’y a rien de tout ceci dans la pièce comblée par la bosse de Grassot. Bref, il marie son protégé après avoir abominablement grisé le commis-voyageur. Or, Clérissau n’est autre qu’un créancier qui, dans sa perspicacité, a jugé qu’une riche dot paierait plus facilement les dettes du jeune homme. Tout ceci est triste, en vérité. Turlupin en eût rougi. Le public moderne a prodigieusement bâillé. Cela s’appelle un succès d’estime. Demandez plutôt au Théâtre-Français, qui s’y connaît ; témoins Jean de Bourgogne, les Spéculateurs, et tant d’autres indignités estimables.

À propos de la scène soporifique par excellence, toutes les fois que Rachel ne la transfigure pas, — il est bruit dans le monde littéraire d’une comédie en cinq actes et en vers, l’École des Familles, de M. Adolphe Dumas, refusée à l’unanimité par les comédiens les plus ordinaires qui soient. Ce refus a fait événement. MM. Victor Hugo, A. de Vigny, Alex. Dumas, et quelques autres poètes et littérateurs distingués, ont protesté contre la décision du comité. Une telle protestation est chose sérieuse. Les œuvres misérables que reçoit, par acclamation, le Théâtre-Français, sont autant de preuves accablantes d’une ineptie à laquelle il est plus que temps de soustraire la haute littérature. L’heure est venue pour la critique de stigmatiser sévèrement et unanimement cette scène abâtardie. Quant à M. Adolphe Dumas, lequel est certainement un homme intelligent et un poète consciencieux, quoique son talent réel ait souvent avorté, nous croyons devoir le féliciter du rejet de sa pièce. L’ignorance ou la mauvaise foi de tels juges fait bien augurer de l’œuvre qu’ils ont condamnée.

M. Bouchet, l’un des meilleurs artistes de la précédente troupe de l’Odéon, a débuté samedi dernier au Théâtre-Français. Il a repris le rôle qu’il avait créé avec un véritable talent dans la spirituelle comédie de M. Augier, la Ciguë. Il avait, de plus, audacieusement choisi le rôle de don Juan, du Festin de Pierre. Audaces fortuna juvat. M. Bouchet est sorti avec honneur de cette difficile épreuve, et les applaudissements mérités ne lui ont pas manqué. M. Bouchet a une diction nette, le geste naturel, les inflexions justes. Il y a chez lui beaucoup d’étude. On lui désirerait seulement un peu moins de sagesse, parfois, ou un peu plus de chaleur et d’élan, dût-il franchir un peu les bornes du goût pur et sévère dont nous admettons volontiers que la première scène française doit se faire la gardienne fidèle.

L’adjonction de M. Bouchet ne pourra qu’être utile aux comédiens ordinaires, et agréable au public.

L. de L.