Revue Dramatique - La vraie farce de Maître Pathelin à la Comédie Française

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Revue Dramatique - La vraie farce de Maître Pathelin à la Comédie Française
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 694-704).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : la Vraie Farce de Maître Pathelin, mise en trois actes et en vers modernes par Edouard Fournier (reprise). — Théâtre du boulevard, réimprimé par M. George d’Heylli (Rouveyre, éditeur). — Paravens et Tréteaux, par M. Jacques Normand (Calmann Lévy, éditeur).

On m’a rapporté que don Carlos, — qui vient de nous quitter si brusquement, — témoigna un jour à M. Bonnat, lequel achevait son portrait, le désir d’être représenté avec la plaque d’un certain ordre qu’il estimait entre tous. « Cet ordre, interrogea le peintre, est apparemment très rare ? — Oh ! fit le prince, tout à fait rare ! Il faut, pour l’obtenir, avoir remporté de grandes victoires. — Et à quelle occasion votre altesse l’a-t-elle obtenu ? — Je me le décernai le soir d’une bataille contre mon cousin, don Alphonse. » Puis avec un sourire : « Don Alphonse se le décerna le même soir. » — En littérature comme en Espagne, et dans les disputes des critiques aussi bien que dans les querelles des prétendans, la victoire demeure souvent indécise ; après avoir lu et relu les beaux discours de MM. Génin et Magnin, Adolphe Fabre et Paul Lacroix, ces érudits très précieux, sur la date probable et l’auteur de Maistre Pierre Pathelin, je suis prêt à déclarer que chacun de ces messieurs a raison contre les autres, et que si quelqu’un a tort dans cette affaire, c’est l’auteur, qui a négligé de signer et de dater son œuvre. Encore par cette déclaration m’avancé-je un peu hors de la neutralité que j’annonce, car elle suppose que Pathelin est le fils de quelqu’un, et non pas, comme M. Fabre incline à le croire, le fils de tout le monde.

Qu’est-ce à dire, de tout le monde ? On peu* bien être, et Gavarni en témoigne, « Mme veuve Tout le monde, » mais on est toujours, comme dit Brid’oison cité par Musset, « fils de quelqu’un. » Si banale que soit la mère, il n’y a qu’un père qui vaille, et tout le monde, en l’espèce, ne serait que synonyme de personne. J’entends d’ailleurs que M. Fabre, et avec lui M. Villemain, ne prétendent pas nous donner Pathelin pour un exemple de génération spontanée. Ils savent que toute rivière a sa source : ils rappellent seulement que les petits ruisseaux font souvent les grandes rivières et que parfois on distingue mal un fleuve de ses affluens. Oui-dà ; mais de Pathelin, aussi loin que nous remontions, le cours est nettement marqué ; Pathelin coule d’une seule venue, et s’il charrie des souvenirs de plusieurs provinces, il n’en est qu’une, soyez-en sûrs, qui puisse se targuer de l’avoir vu naître. Laquelle ? nous ne la connaissons pas : faut-il pour cela lui faire tort ? Même j’admettrai difficilement la thèse accessoire de M. Fabre, à savoir que Pathelin est composé d’au moins deux farces, l’une rédigée sous le règne du roi Jean, où l’on voit le drapier Guillaume dupé par maître Pierre ; l’autre, quarante ans plus tard, sous le règne de Charles VI, où l’on voit maître Pierre dupé à son tour par Aignelet. Vainement M. Fabre fait valoir que cette hypothèse le tire des perplexités où l’a jeté l’examen des différentes monnaies citées vers le commencement et vers la fin de la pièce, vainement il soutient que si nous voyons un lien nécessaire entre cette première partie et cette seconde, nous devons en voir un aussi entre cette seconde et une autre farce, le Testament de Pathelin. Pour quiconque est un peu touché par la valeur dramatique d’un ouvrage, il est évident, d’une évidence supérieure à tous les calculs financiers, et qui les juge et les condamne, il est évident que le Testament de Pathelin n’est qu’un épilogue postiche, une Suite de Pathelin écrite après coup, comme le Nouveau Pathelin, par un rimeur désireux de profiter de la vogue du personnage, mais nullement doué pour le théâtre, ou du moins pas davantage que dix, vingt ou trente de ses contemporains ou de ses devanciers. Au contraire, la farce de Maistre Pierre Pathelin, depuis le premier vers jusqu’au dernier, forme un tout animé de la vie propre du drame ; en retrancher une partie ne serait pas la diminuer, mais l’amputer, et ne prouverait pas un critique, mais un barbare. Quel en fut l’auteur ? Pierre Blanchet, avocat de Poitiers, comme le veut une tradition regrettée par M. Lacroix, ou bien, comme le souhaite M. Génin, Antoine de la Sale, rédacteur des Cent Nouvelles nouvelles, auteur de Petit Jehan de Saintré et des Quinze Joies du mariage ? Ce fut l’un ou l’autre, ou bien un troisième, voilà le sûr ; et le sûr aussi est que cela importe peu. Même il ne me chaut guère si cette farce fut composée vers 1380 ou vers 1460, quoique j’incline plutôt, avec M. Magnin, pour la première de ces dates.

L’unique point que je retienne et maintienne, c’est que Pathelin n’est pas une rhapsodie, mais l’œuvre d’un seul homme, au moins dans ses parties essentielles, et que ces parties ne sont pas rattachées l’une à l’autre par une pure grâce du hasard : le hasard ne compose pas de la sorte, et si jamais il fit, ce dont je doute un peu, de bonnes épopées, je nie hardiment qu’il ait fait une bonne pièce. Pathelin, quoi qu’on ait dit, n’est peut-être pas un chef-d’œuvre, et, tout bien pesé, je lui préfère Tartufe ; mais c’est une œuvre au moins, j’entends un ouvrage achevé, un ouvrage parfait, au sens propre du mot, et le premier en date de notre théâtre comique. La conception, l’ordonnance, l’exécution, sont d’un artiste, et d’un artiste original, qui inventa le premier en France, les règles éternelles de la comédie. M. Renan, qui n’a pas pour le théâtre une tendresse aveugle, et qui fait bon marché, j’imagine, des mérites purement dramatiques d’une pièce, M. Renan ne s’y est pas trompé : « Les naïves représentations du XIVe siècle, dit-il, ont certainement plus de charme ; le Jeu de la Feuillie, d’Adam de la Halle, en particulier, offre bien plus de véritable finesse ; mais l’entente de la scène et de la distribution des parties font entièrement défaut dans ces premiers essais, tandis que Pathelin nous représente la comédie complète, la comédie telle que l’entend Molière, telle que la comprit l’antiquité. »

Voilà, n’en doutez pas, la propre cause du succès de Pathelin. Bien d’autres farces avant celle-là prouvaient de l’esprit, de la malice et de la verve ; aucune n’avait cette vertu dramatique par laquelle Pathelin a survécu à toutes. Sans rien de voir à l’étranger plus qu’aux modèles antiques, Pathelin est pour la comédie en France comme le Cid pour la tragédie : c’est le premier exemplaire d’un genre. Les contemporains en connurent-ils le prix ? Il est permis de le croire, à considérer quelle vogue obtint d’abord la pièce, quels souvenirs en gardent les écrivains du XVIe siècle, et le nombre des éditions de Pathelin « mis en meilleur langage, » qui se succèdent à de brefs intervalles dans ce temps où le perpétuel changement de la langue condamne à des transcriptions fréquentes tout écrivain populaire. Etienne Pasquier, dans ses Recherches de la France, déclare qu’il a lu et relu Pathelin « avec tel contentement, qu’il oppose maintenant cet échantillon à toutes les comédies grecques, latines et italiennes. » Un siècle après, La Fontaine et Molière n’en faisaient guère moins de cas ; et si, pour un temps, la pâle imitation de Brueys et Palaprat a fait délaisser l’original, vous savez quel succès a obtenu, en 1872, à la Comédie-Française, la Vraie Farce de maître Pathelin, « mise en trois actes et en vers modernes, » par Edouard Fournier. Après quatre ou cinq cents, ans, Pathelin fait éclater le rire : mettez à part seulement les comédies de Molière ; quel autre ouvrage en France est assuré d’une pareille fortune ? Il est bien vrai qu’Edouard Fournier a décanté, pour ainsi dire, cette vieille et généreuse farce avec une prudence, une habileté, une discrétion charmantes ; il en a conservé la saveur et le bouquet. Il est bien vrai que la pièce est jouée à la perfection, et que M. Got est un Pathelin admirable : il est profond et pénétrant avec simplicité ; il a, ce comédien, avec le sens aigu de son art et la sapience d’un homme qui philosophe chez Molière, l’entrain, la bonne humeur, la bonhomie large et sincère d’un acteur forain. Mlle Jouassain lui donne la réplique avec une verdeur tout à fait plaisante ; M. Barré, tout rond et naïf, est bien le drapier le plus réjouissant du monde ; M. Coquelin cadet, le plus matois et le plus madré des bergers ; et M. Leloir réussirait à être tout à fait comique dans le rôle du juge, s’il y tâchait un peu moins. C’est dire que cette reprise est quasi de tout point excellente, et je ne mets à mon éloge cette restriction légère que pour donner un regret à la pauvre Marie Royer, chargée naguère du personnage de la Farce dans le prologue écrit par M. Fournier : Mlle Bianca, l’héritière du rôle, n’a pas l’air à la fois avenant et déluré que prêtait sa camarade à cette « Caquet Bon-Bec. » Ainsi l’interprétation, à tout prendre, est fort bonne, et l’opération confiée à notre confrère est faite décidément de main d’ouvrier. Supposez cependant que ce même Edouard Fournier ait réduit au langage moderne telle ou telle autre Farce prisée des lettrés, voire le Jeu de la Feuillie, tant estimé de M. Renan ; supposez que M. Got joue le personnage du Fol, M. Barré celui de maître Henri, et distribuez à l’avenant le reste des rôles : croyez-vous que, même ainsi rajeunie et même ainsi jouée, la pièce obtînt le moindre succès ? Oui peut-être devant une vingtaine d’érudits, non devant le public : elle ne ferait pas rire aujourd’hui plus que le Mystère de la Passion ne ferait pleurer. Ce seraient jeux de raffinés où le commun des mortels ne s’intéresserait point. Notre Farce au contraire a gardé son « efficace » même sur les illettrés, et pourquoi, sinon par la vertu dramatique qui réside en elle ?

Ce n’est pas seulement aux contemporains que Pathelin a plu, et ce n’est pas seulement le XVe siècle qu’il faut tenir en pitié, s’il est vrai, comme le dit M. Renan, après avoir examiné la valeur morale de l’ouvrage, qu’on ne puisse a s’empêcher de plaindre le temps où un avilissement de la nature humaine que rien ne compense a provoqué autre chose que le dégoût. » M. Renan qui, mieux que personne, reconnaît le prix littéraire et l’intérêt historique de Pathelin, s’en détourne avec tristesse comme d’un insigne document de cette a littérature bourgeoise qui suit la ruine d’un grand idéal aristocratique… Quand on passe, écrit-il[1], des nobles fictions créées par les belles épopées du moyen âge aux œuvres plates et roturières du XIVe et du XVe siècle, on sent tout d’abord une profonde déchéance… La grande imagination, l’héroïsme chevaleresque ont disparu. Il reste l’esprit gaulois, esprit plat, positif, sans élévation, fort avisé pour les choses de ce monde, moraliste à sa manière, mais à la condition qu’on entende par moralité l’art de réussir ici-bas… Le défaut irréparable de la Farce de Pathelin, au point de vue de l’art, est cette bassesse de cœur au-dessus de laquelle l’auteur ne s’élève jamais. »

Certes ce jugement est d’une délicatesse mélancolique et noble qui ne messied pas au fin chroniqueur des gestes de Jésus. Nous serai-t-il pourtant permis d’en appeler ? Non que je prétende nier que les lettres au XVe siècle ne passent, comme le pouvoir, de chevalerie en roture. Louis XI vainqueur trouve les derniers romans de chevalerie dans les bagages de Charles le Téméraire, et volontiers il les donnerait tous pour une cent-unième Nouvelle nouvelle. Le crédit des légistes augmente à mesure que diminua celui des seigneurs ; le temps est proche où un confrère de Pathelin osera écrire : « Or sachez que le fait de advocacerie si est tenu et compté pour chevalerie… » Mais ne faut-il pas s’entendre sur cet âge d’or qu’on regrette ? Les vertus du moyen âge sont un peu bien fabuleuses. Nous voyons volontiers cinq siècles de notre histoire au travers d’une littérature qui fut à la mode pendant les deux derniers. Et, même à ne consulter que ces témoignages chimériques, devons-nous tant pleurer sur la France féodale ? Je ne sache pas que Garin le Loherain ni toutes les autres chansons du cycle de Charlemagne, à commencer même par la Chanson de Roland, nous dépeignent une société d’une politesse fort aimable : notre Roland est moins civil que celui de l’Arioste. Pour les chansons des cycles d’Arthur et d’Alexandre, elles trahissent le souci d’un idéal plus galant, qui fut, en effet, celui du XIIIe siècle ; mais jamais en France, pas même à cette noble époque, l’esprit goguenard que M. Renan exorcise aujourd’hui n’abdiqua ses droits ni ne perdit sa faveur. En même temps que les troubadours chantaient les trouvères, comme les merles parfois en même temps que les rossignols ; les chevaliers eux-mêmes n’étaient pas toujours à cheval et surtout ils toléraient des piétons à côté d’eux. Prier, aimer et se battre, c’était toute leur vie ; Dieu, ma dame et mon roi, leur souveraine devise. Pourtant le pieux Joinville, quand Louis IX lui demandait « ce qu’il aimeroit le mieux d’être lépreux ou d’avoir fait un péché mortel, » lui répondait, — car « oncques ne lui voulut mentir, » — qu’il « aimeroit mieux avoir fait trente péchés mortels que d’être lépreux. » Les fabliaux, que je sache, ne manquent pas de traits malicieux contre les dames ; et, pour ce qui touche aux vertus guerrières, le Descroisé de Rutebœuf, dans sa Dispute contre le Croisé, n’est guère moins pacifique que la Povreté de Villon, dans le Prince des sots. Rutebœuf déjà s’écrie, à peu près comme fait M. Renan lorsqu’il se reporte au temps de Pathelin :

:Morts sont Ogier et Charlemaine ! Bien avant Pierre Blanchet ou Antoine de la Sale, Jean de Meung achève en satire l’idylle mystique et galante de Guillaume de Lorris. Bien avant la première plaidoirie de Pathelin, le vilain « qui conquist paradis par plaid » nous enseigne cette maxime : « Mielx valt engien[2] que ne fet force. » Mais que cherchons-nous de côté et d’autre des exemples curieux à l’appui de notre thèse ? La propre femme de Pathelin, Guillemette, nous suggère le meilleur de tous. Ne dit-elle pas à son époux ; Vous l’avez happé, ce drap


Par blasonner et attrapé
En lui usant de beau langaige,
Comme fist Renart du formage ?


Au lieu de ce fromage, Guillemette aurait pu rappeler les trois jambons que Renart « happa » d’Ysengrin, tout juste comme Pathelin happa son drap de maître Guillaume : elle avait le choix. Et qui est, je vous prie, ce Renart, sinon un contemporain des plus purs chevaliers ? Ce n’est pas au XVe siècle, mais bien au XIIIe, que l’auteur inconnu du Couronnement de Renart s’écrie avec une tristesse que M. Renan doit aimer : « Nul ne peut, et cela me pèse, aujourd’hui devenir maître, s’il n’est instruit en renardie :


Nus ne poet, ce poise mi.
Aujourd’hui venir à maistrie,
S’il ne siet de renardie !


Pour revenir à un temps où ces plaintes-là, ne s’entendent pas, il faut remonter, par-delà les siècles chevaleresques jusqu’au plus profond de l’âge féodal. Sans doute alors il n’est pas de place pour les manèges de la ruse sous le pouvoir solidement et lourdement établi de la force. Mais ce n’est pas ce régime qu’un délicat peut regretter. La revanche de l’esprit commence dès que le poids de cette barbarie s’allège. Quand paraît la chevalerie, qui n’est guère qu’une mode et moins un système de vie sociale qu’un sentiment exalté, la victoire de « l’engien » sur la force devient sûre : la force n’était souveraine qu’à la condition de rester brute. M. Renan peut haïr l’esprit de conduite, bourgeois et honorer de ses regrets l’imagination chevaleresque ; mais l’un est justement contemporain de l’autre et ne s’en peut séparer que par un artifice de critique : Renart chemine au bord des routes où chevauchent Tristan et Lancelot.

Que si M. Renan, au lieu de blâmer la « vulgarité » de Pathelin au nom de l’idéal quintessencié des chevaliers de la Table-Ronde, blâmait au nom du goût la grossièreté de telle farce, de celle par exemple, du Cuvier, ou de celle des Femmes qui font escurer leurs chaulderons, il serait difficile de défendre le XVe siècle de ses reproches : encore faudrait-il dire que le XVe siècle a eu des complices, et détourner sur ceux-là une partie de cette colère. « Le vrai sujet de la farce ou sottie française, disait Sibillet sous François Ier, sont badineries, nigauderies et toutes sotties émouvantes à ris ou à plaisir. » Toutes, vous entendez ? Et comme en ce pays, à quelque siècle qu’on se place, si l’on prend sans choix toutes les plaisanteries qui peuvent émouvoir le rire, il s’en trouve dans le nombre plus de déshonnêtes que d’honnêtes, vous pensez bien que le répertoire de la farce n’est pas fait pour édifier les personnes décentes, Les hommes sages réprouvent les farces, écrivait sous Louis XIII, le médecin Louis Guyon, « d’autant que volontiers elles sont pleines de toutes impudicitez, vilenies et gourmandises, et gestes peu honnestes, enseignans au peuple comment on peut tromper la femme d’aultruy… » J’ai dans l’idée que ce Louis Guyon s’exagère les crimes de la farce et que le peuple de France n’avait pas attendu ces leçons-là pour savoir « comment on peut tromper la femme d’aultruy. » À Dieu ne plaise cependant que je plaide pour le scandale et contre la pudeur ! J’insinue seulement que ce goût populaire de la plaisanterie grosse et grasse était ancien au XVe siècle et n’était pas près de passer… Populaire, est-ce bien dit ? Bruscambille, justement sous le chaste Louis XIII, ne craignait pas de dédier à Henri de Bourbon, prince de Condé, ses Nouvelles et plaisantes Imaginations, lesquelles devaient déplaire au docteur que je viens de citer. Turlupin, Gaultier-Garguille et Gros-Guillaume n’étaient pas, que je sache, plus réservés que les basochiens : le cardinal de Richelieu les admit parmi les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, et jusqu’au milieu du XVIIe siècle ils y jouèrent leurs farces, qui n’étaient pas le charme que de la canaille. Molière avait écouté plus d’une fois l’Orviétan et de Bary, héritiers de Mondor et de Tabarin, ces maîtres joyeux du Pont-Neuf, avant d’écrire le Médecin volant et la Jalousie du Barbouillé, ces farces qui ne paraîtraient pas très différentes de leurs devancières si l’on ne savait qu’elles précèdent le Médecin malgré lui et George Dandin. Pendant que la comédie, fille anoblie de la farce, s’établissait dans les théâtres pour l’honneur des lettres, la farce elle-même se maintenait pour l’ébaudissement de la foule, et même des honnêtes gens, dans les baraques et surtout devant les baraques de la foire ; et si vous voulez savoir quel renouveau de succès, et aussi d’indécence, elle eut au siècle dernier, il vous suffit de feuilleter les deux volumes que M. d’Heylli vient de publier sous ce titre : Théâtre du boulevard.

Ces deux volumes contiennent les parades composées par Thomas-Simon Gueullette, avocat au parlement, puis substitut du procureur du roi. Elles furent écrites à l’instar des parades de la foire pour un théâtre de société, puis réclamées justement par les comédiens de la foire. Et qui donc avait donné à Thomas-Simon Gueullette l’idée de ce divertissement ? Des jeunes gens, qu’un avocat en vogue, M. Chevalier, réunissait en conférence deux fois par semaine pour les préparer avec son fils à l’art du barreau. Un jour, cette petite troupe, après la conférence, essaya de répéter une parade qu’elle avait vue la veille à la foire Saint-Laurent : de là vint cette mode. Ainsi des basochiens ranimèrent la farce trois siècles environ après que des basochiens l’avaient créée. Lisez ces parades : il s’y trouve de petits dialogues vivement et nettement troussés, parmi beaucoup d’ordures. Le grave Gueullette, lequel a rédigé aussi une collection excellente d’arrêts criminels, écrivait à une dame de ses amies, qui lui demandait un renseignement sur les parades : « Je suis peut-être le seul dans Paris qui s’occupe sérieusement de choses aussi frivoles. » Il aurait pu tout aussi bien écrire : « Je suis un de ceux qui produisent très proprement des saletés ; » mais il n’aurait pu dire ; « le seul, » car les honnêtes gens dans ce siècle, qui n’a pas cependant « la laideur du XVe, » n’étaient pas fort dégoûtés. Eh bien ! quels sont les sujets et les personnages de ces parades applaudies ? Sous des noms empruntés à la comédie italienne, nous retrouvons les acteurs de nos farces françaises ; que dis-je, de nos farces ? de nos fabliaux ! et leurs aventures sont à peu près les mêmes qu’autrefois. Leur indécence n’est plus naïve, mais singulièrement étudiée : voilà toute la différence, à moins que celle des noms ne vous paraisse capitale : « le Mari » s’appelle maintenant Cassandre, « la Femme » Isabelle, et sous la perruque de Léandre je reconnais « le jeune clerc. » Quoi d’étonnant ? les farces ne sont que des fabliaux mis en action ; et ces parades, je vous le dis, ne sont que des farces accommodées avec une sauce Collé. Gueullette, nous le savons, connaissait et goûtait notre vieux théâtre si purement national. Le premier, en 1748, il avait fait réimprimer le Nouveau Pathelin ; dans cette même lettre que j’ai citée plus haut, il déclare que « les François auroient eux-mêmes inventé s’ils n’avoient pas été précédés… N’avons-nous pas des farces de la plus grande beauté et du naturel le plus exquis ? Le Pathelin, la Cornette prouvent seules ce que peut faire l’esprit, quoique dénué d’instruction et de secours. » — Voilà justement ce que la Farce dit à la Comédie en mots plus vifs et plus piquans, dans le prologue écrit par M. Fournier pour la Vraie Farce de maître Pathelin :

…Je suis même née,
Mais ceci tout bas entre nous,
Un peu plus française que vous.


Je viens de citer, ou plutôt Gueullette vient de citer la Cornette, ce premier et plaisant exemplaire de la comédie de quiproquo, écrit en 1544 par maître Jehan d’Abundance, basochien et notaire royal de la ville de Pont-Saint-Esprit. Vous en trouverez le texte, réduit au langage moderne, dans le très agréable volume qu’un jeune poète, M. Jacques Normand a publié, le mois dernier, sous ce titre : Paravens et Tréteaux. Lisez la Cornette et lisez ensuite, mais lisez tout bas, la seconde parade imprimée dans le premier volume du Théâtre du boulevard, je n’ose en écrire ici le titre exactement ; mettez que ce soit : la Confiance des maris. Vous reconnaîtrez facilement que cette parade n’est qu’une édition revue et corrigée de la Cornette, mais corrigée plutôt à l’usage du régent qu’ad usum Delphini. « Le Mari, » comme je l’annonçais, s’appelle ici Cassandre, et la femme Isabelle ; Finet, le serviteur, est devenu Gilles ; le « Premier neveu » se nomme Cassecroûte et le « Deuxième » Picotin ; mais les caractères sont les mêmes et l’intrigue est pareille, sinon qu’à présent on se dispense, du quiproquo, cette dernière excuse accordée à la sottise du mari. Les neveux de Cassandre, au lieu de lui tenir un langage équivoque, lui disent tout droit ce qu’il est, et qu’il « n’y en a jamais eu dans la famille ; » mais leur succès est le même, « t Isabelle les déjoue comme avait fait « la Femme. » Quand Gilles vient lui découvrir le projet qu’ont ces deux fâcheux d’éclairer leur oncle sur sa conduite, elle lui demande, : « Est-ce là tout ? » — absolument comme « la Femme » disait à Finet : « Ce n’est rien ! » Quand Gilles l’interroge sur ses moyens de défense, elle lui répond : « Moi ! je m’en vas le dire à M. Cassandre… Ne vois-tu pas que quand je l’aurai instruit, ils ne lui apprendront rien ? » C’était là déjà l’habileté de « la Femme. » Isabelle seulement est plus hardie que sa commère : au lieu d’avertir son mari que ses neveux médisent de sa cornette, elle se plaint bravement d’être calomniée elle-même et conclut de la sorte : « Savez-vous bien que j’aimerois mieux l’avoir fait, et qu’on ne le dît point ! » Cassandre, à la fin, chasse à coups de bâton Picotin et Cassecroûte, comme « le Mari » avait chassé ses deux neveux ; mais « le Mari » déjà nous permettait de prévoir ce progrès de la sottise chez les gens de sa confrérie :

Ah ! sur ma foi ! s’ils m’avoient dit
Que vous fussiez, mauvaise femme,
Déshonnête, vilaine, infâme,
Vous en allant de tous côtés.
Et pleine de mauvaisetés,
J’aurois autant cru leur sornette
Comme j’ai fait pour ma cornette !


Ainsi donc la farce, avec ses intempérances de rire, ses joyeusetés et ses ribauderies, ne fut jamais une passagère en France, mais une fille du sol qu’ont fêtée l’une après l’autre quinze générations de Français. Même il serait curieux d’étudier si, dans notre siècle, alors que la comédie se guindait trop souvent à des imbroglios pathétiques, ce n’est pas la farce qui sous des noms divers a perpétué chez nous le véritable esprit comique, et si M. Labiche, pour ne citer qu’un auteur, n’est pas l’héritier des Basochiens ou des Enfans sans souci. Aussi bien, si M. Renan a raison, de même que ce n’est pas seulement le XVe siècle, mais plusieurs autres avec lui, qu’il faut prendre en pitié, ce n’est pas la farce, mais encore la comédie qu’il faut prendre en dégoût. Vainement il s’en défend et il recule, lorsqu’il aperçoit l’extrême conséquence de ses aristocratiques prémisses : il avoue « qu’il serait puéril de déprécier la comédie en général ; » mais d’abord il a posé que ce sont seulement « les faiblesses, les inconséquences de la nature humaine qui sont ridicules, et non ses hontes ; » il a déclaré qu’on tenterait vainement de le faire rire « au prix de la honte d’un être humain ; » et d’ailleurs il estime que « l’homme n’a pas de marque plus décisive de sa noblesse qu’un certain sourire fin, silencieux, impliquent au fond la plus haute philosophie. » D’accord ; mais ce n’est pas pour donner des marques décisives de leur noblesse que les hommes se réunissent dans un théâtre ; ce sourire fin et silencieux n’est pas ce que demandent les auteurs au public, et s’il est défendu de provoquer le rire en peignant des travers ou des vices qui peuvent, à la réflexion, paraître ignobles ou odieux, si le poète n’a droit de railler que les faiblesses ou les inconséquences des hommes, c’est-à-dire la disproportion de leurs forces et de l’idéal qu’ils poursuivent, je ne vois à ce compte, dans toute l’histoire de la fiction, que deux personnages comiques, don Quichotte et Alceste : c’est restreindre in peu trop le champ de la comédie.

Mais quoi ! si nous trouvons que, même dans les siècles où fleurit l’imagination chevaleresque, l’esprit moqueur et goguenard put malignement verdir, n’est-ce pas que l’enthousiasme et l’ironie, ces deux puissances qui se partagent les lettres, habitent ensemble en chacun de nous ? Tel, redouté des hommes et décrié des femmes pour son tour de sarcasme impitoyable et, positif, n’a-t-il pas ses heures de tendre fantaisie ? Et tel autre, accoutumé à filer menu de beaux sentimens, n’est-il pas capable, à l’occasion, de plaisanter même avec force ? Par ces raisons j’estime que la farce est justifiée aussi bien que le roman de chevalerie : elle est humaine, et rien d’humain ne doit rebuter le critique. J’oserai dire encore que je vois clairement l’utilité morale de la farce. M. Renan damne Pathelin, parce qu’on y voit deux fripons, dont le plus fripon dupe l’autre, avant d’être à son tour dupé par un troisième, lequel joint à la friponnerie l’apparence de la bêtise : Pathelin est-il pour cela immoral et scandaleux ? Nullement ; à ce taux, les fables de La Fontaine et plusieurs comédies de Molière le seraient tout autant. Le renard vole impunément le fromage du corbeau ; le loup digère l’agneau avec tranquillité ; Angélique peut continuer à tromper George Dandin. Le poète comique n’a pas charge de récompenser les bons et de punir les méchans ; il n’a pas à composer le spectacle de la vie humaine selon les règles d’une justice extérieure à ce monde, mais seulement à nous le montrer sous un angle choisi. D’abord cette vue doit forcer le rire ; il se peut qu’ensuite elle inspire des pensées moroses, et que Pathelin, en fin de compte, nous laisse une impression de tristesse. Mais c’est justement le caractère de la véritable comédie ; elle doit faire rire aux éclats, mais faire rire aux larmes, et cette tristesse est salutaire qui suit l’hilarité. L’auteur comique ou a farcesque, » en montrant la justice interrompue dans ce monde, — et je dis interrompue pour mettre les choses au mieux, — nous remet en garde contre un optimisme où la volonté des meilleurs s’amollirait délicieusement ; il nous retrempe d’ironie pour ce combat perpétuel dont nos jours de bonheur ne sont que des trêves ; il nous revêt de cette courageuse et utile défiance que nous quittons volontiers, à nos heures de relâche, comme une trop raide et trop lourde armure. Pas plus que M. Renan je ne trouve nobles les soucis de cet avocat « sous l’orme » discourant avec sa femelle des moyens de remplacer leurs vieilles robes, usées « plus qu’étamine ; » ni la joie de ce drapier, qui vend vingt-quatre sous l’aune un drap payé trop cher à vingt sous, ni la ruse de ce berger, qui vole tour à tour son maître et son défenseur : — mais si je connaissais, en cette belle saison, un jeune homme, qui se fût attendri à relire, comme le veut M. Renan, sous l’ombrage des arbres verts ou sur le sable doré d’une plage, auprès d’une fine amie, les aventures de Roland ou de Lancelot, ou d’Aucassin et de Nicolette, ou d’Amis et d’Amile, ou simplement quelques pages de la Vie de Jésus, je lui conseillerais, aussitôt rentré dans ce tumultueux Paris et avant de reprendre quelque virile besogne, d’aller voir à la Comédie-Française la Vraie Farce de Pathelin, qui l’avertirait de serrer au fond de son cœur ses chimères — et de se munir à nouveau d’ironie et de courage contre les réalités urgentes.


Louis GANDERAX.

  1. Essais de morale et de critique, Calmann Lévy, éditeur.
  2. Habileté.