Souvenirs et portraits de la Révolution française/01

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SOUVENIRS ET PORTRAITS
DE LA
RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Ier ARTICLE.
DE ROBESPIERRE LE JEUNE
ET DE LA TERREUR.

Je n’avais pas douze ans ; mais à l’époque dont je parle, la forte éducation des événemens venait, si l’on peut s’exprimer ainsi, d’émanciper l’enfance. Il n’y avait point de spectateur froid dans ce grand drame, et les distractions qui suivaient nos études de collège étaient plus sérieuses et plus imposantes que les hautes leçons de l’histoire et de la poésie. La tragédie courait les rues.

C’était à Besançon ; tout annonçait à la société populaire une séance solennelle. La foule se pressait depuis le matin à ses portes. Deux conventionnels devaient, dit-on, y demander réciproquement leur tête, et dans ce temps-là, ces figures oratoires étaient autre chose que d’effrayantes hyperboles. Le résultat ne tardait pas à les vérifier. C’est cette séance que je veux raconter, non qu’elle se distingue par une grande importance historique de mille événemens du même genre, mais parce qu’il me sera peut-être permis d’en tirer une induction qui est, je ne sais pourquoi, toute neuve. On verra si elle sort évidemment des faits.

Robespierre le jeune fut envoyé en mission dans le département de la Haute-Saône, au mois de mai 1794, trois mois à peu près avant le 9 thermidor. Je ne sais quel était l’objet particulier de son voyage ; mais personne n’a oublié l’immense intensité de ce pouvoir proconsulaire. Toutefois il devait le partager avec un de ses collègues. Celui-ci se nommait Bernard de Saintes.

Bernard était un homme de cinq pieds neuf pouces, d’une cinquantaine d’années, dont la taille était droite et très-menue, le port roide et assuré, la physionomie d’une imperturbable austérité que n’avait jamais égayée un sourire. Ses yeux étaient ardens, ses sourcils noirs, son teint bilieux et bronzé, sa maigreur effrayante. Il avait le parler bref et sévère, sans élégance et sans chaleur, mais non pas sans je ne sais quelle autorité menaçante, qui résultait de tout l’ensemble de sa redoutable personne. Athée déclaré, et irréconciliable ennemi de tout ce qui pouvait rappeler un culte, il s’était empressé d’échanger ses deux prénoms d’Adrien-Antoine contre les mots qui concouraient avec eux dans le ridicule calendrier du docteur Romme, et ceux-ci étaient Pioche et Fer. On n’aurait pas mieux rencontré pour caractériser le terrible Bernard. J’ajouterai, afin de rendre tous mes souvenirs, qu’il passait pour avoir des mœurs sobres et pures, et que son républicanisme inflexible et cruel était en lui une espèce de religion.

Robespierre arriva, à Vesoul ; mais il ne descendit point à l’hôtel qu’occupait son collègue. Il alla prendre un logement chez un procureur nommé Humbert, qui était connu par des principes fort opposés à la révolution, et dont le nom se trouvait même porté sur la liste des suspects, mais qui avait eu l’étrange bonheur de faire ses premières études avec Robespierre l’aîné. Cette particularité imprima le mouvement le plus singulier à l’opinion. Le soir, après avoir communiqué avec Bernard pendant plusieurs heures, Robespierre se rendit à la société populaire, la remercia de ses travaux, l’encouragea dans son zèle, et par une péripétie tout-à-fait inattendue, lui apprit qu’on s’était trompé dans les départemens sur la juste et bonne direction du gouvernement révolutionnaire, qui n’avait pour objet que le bien de tous, et qui ne devait se faire connaître que par des bienfaits. Il parla de conciliation, d’indulgence, d’amnistie universelle, et descendit de la tribune au milieu d’une rumeur d’étonnement qui ne présentait d’ailleurs rien d’hostile. Au lever du soleil, huit cents détenus d’opinion furent rendus à la liberté, en vertu d’un arrêté signé Robespierre et Bernard. L’aspect de la ville changea en un moment. Elle offrit le tableau d’une fête. Les cris de vive Robespierre se firent entendre partout. Des jeunes filles en robes blanches, des épouses consolées, des mères qui venaient de revoir leurs enfans qu’elles croyaient perdus à jamais, entourèrent la modeste retraite du représentant, et la décorèrent de fleurs et de rubans. Le nom de Bernard ne fut pas prononcé au milieu de ces hommages naïfs et indiscrets. Il rentra à Besançon, la rage et l’envie dans le cœur.

C’était à la séance de la veille qu’il avait paru, et qu’il s’était accusé d’une lâche faiblesse, déterminée par les perfides séductions de Robespierre. Il venait de rendre à la liberté des aristocrates pour qui la vie était déjà un bienfait du peuple, et qui ne devaient sortir des prisons que pour aller à l’échafaud. Rien ne pouvait expier ce fatal abus de son pouvoir que la mort de deux représentans, traîtres à la patrie ; il suppliait la société populaire d’apostiller la dénonciation qu’il adressait au Comité de salut public, pour lui demander la tête de Robespierre et de Bernard. La société populaire ajourna sa délibération, jusqu’au moment où elle aurait entendu Robespierre. Bernard se retira de la séance, en disant qu’il n’y pouvait reparaître que comme accusé. Je ne sais si je me trompe, mais ces folies, aujourd’hui incroyables, avaient au moins un grand caractère, et faisaient vivre l’âme dans une haute région de passions et d’idées.

Après cette avant-scène indispensable, nous allons ouvrir les grilles de la vieille église des Capucins, où siégeait le club peu turbulent de la noble cité de Besançon, si connue par la douce gravité de ses mœurs. Il est vrai qu’elle n’avait fait en quelque sorte que reprendre des habitudes républicaines à peine effacées, et dont une partie s’était conservée dans la tradition. Peu engagée envers les Bourbons dont elle était depuis cent ans la conquête, elle se pliait aisément à une nouvelle forme de police qui se rapprochait un peu de sa police ancienne, et presque tout le monde y serait arrivé sans brisement, si la révolution mieux faite n’était pas tombée dans d’indignes mains. Le jour dont je parle, un sentiment universel de fatigue et de douleur brisait l’âme de tous ces patriotes si long-temps entraînés des erreurs aux excès, et je les voyais se serrer la main avec un sourire amer et un geste de pitié.

Le président de la société populaire était un de ces hommes élevés de caractère, élevés de talent, inaccessibles à tout reproche, qu’on s’étonnait quelquefois de voir mêlés au mouvement passionné de l’époque, mais dont l’impénétrable secret ne doit pas être discuté. Son calme plein de fermeté et de douceur, son éloquence pleine d’heureuses insinuations et de sages ménagemens, la noble dignité de ses manières, l’avaient fait choisir pour dominer sur cette scène inquiétante, et pour en changer habilement le cours, si elle devenait trop grave. Bernard était assis immobile au bout d’une banquette, reconnaissable seulement aux rayons de feu qui sortaient de ses yeux enfoncés, et qui lui donnaient quelque chose de la physionomie d’un oiseau de proie. Enfin Robespierre entra.

Robespierre le jeune n’avait qu’une trentaine d’années, mais sa tournure fatiguée, ses yeux armés de lunettes, son front peu garni de cheveux, ses traits longs et prononcés, son teint hâve lui donnaient l’air beaucoup plus vieux. Il avait une redingote fauve, un grand pantalon blanc, un gilet fort ouvert qui laissait voir de très-beau linge. Le col de sa chemise retombait des deux côtés de sa cravate, mais il y avait dans sa négligence même du goût et de la propreté. Il monta à la tribune.

Tout le monde attendait en silence, quand un épisode, qui caractérise ce temps-là, vint porter sur un autre point l’attention de l’auditoire. Il se trouvait parmi les membres de la société un ferblantier à la taille colossale, aux formes athlétiques, à la voix de Stentor, qui ne prenait jamais la parole que pour des motions d’ordre assez remarquables par leur concision énergique et par leur tour original. C’était le paysan du Danube de l’assemblée. « Citoyens, dit-il, les réglemens de notre société interdisent l’entrée de son enceinte aux femmes ; je suis marié, je suis père, et je n’y ai jamais amené ni ma fille, ni ma femme. Robespierre, qui n’est ni marié, ni père, y a amené une femme. Je demande qu’elle sorte, ou que le procès-verbal atteste au moins qu’un républicain a protesté aujourd’hui contre l’aristocratie de Robespierre. » Il faut se rappeler ce que c’était alors que Robespierre, il faut savoir quelles étaient les suites presque inévitables de ces polémiques de club, pour apprécier cette anecdote. Robespierre parut étonné, mais il fit un signe, et la femme qui l’avait accompagné sortit de l’enceinte : au même instant, tous les regards se fixèrent sur elle. Je ne la trouvai ni belle ni jolie, et cependant son aspect me fit une profonde impression. Il y avait quelque chose de pénétrant, de caustique, et presque d’infernal dans son regard et dans son sourire. On supposait à peine qu’elle fût la maîtresse de Robespierre, dont l’âpreté cénobitique et la physionomie pâle et macérée semblaient exclure l’idée de l’amour. Chose étrange ! dans ce temps où l’idée de Dieu passait pour un préjugé, le bruit se répandit que la compagne de Robespierre était une créature d’une organisation supérieure, qui avait le privilège de lire dans les âmes, et qu’il la conduisait avec lui pour le seconder dans un mystère de rédemption, où elle était chargée de la séparation des bons et des mauvais. J’atteste ce fait pour l’avoir entendu répéter cent fois. Pauvre peuple !

Le tumulte s’apaisa. La voix de Robespierre se fit entendre. Le timbre en était assez monotone, glapissant dans les tons hauts qu’il affectait volontiers pour varier son débit, sans nombre, sans vibration, tout-à-fait incapable de se prêter aux inflexions de la grâce, ou à l’onction du sentiment, mais éminemment propre, selon moi, aux figures d’ironie et de dérision. J’ai souvent entendu dire depuis que Robespierre le jeune était un homme nul. Je ne le crois pas. J’étais certainement fort peu en état de le juger alors comme orateur ; mais aujourd’hui même que je crois l’entendre encore, je me rappelle à merveille la distribution de son discours, évidemment improvisé, et j’y trouve de l’esprit et du talent. Il commença par rappeler les faits de son passage à Vesoul, et par expliquer la conduite qu’il y avait tenue. Il entra franchement dans le fond de la question, en déclarant, comme il l’avait fait, qu’à l’exception de quelques grandes communes, il n’y avait point de fédéralistes dans les départemens. Il ajouta que le nombre des suspects avait été multiplié par une extension cruelle des lois, et porté beaucoup au-delà de son expression raisonnable. Il insinua adroitement que c’était une manœuvre de l’aristocratie, cachée sous le masque d’une fausse ferveur patriotique, et qui cherchait à prouver à l’Europe que ce n’était pas l’immense majorité de la France, la France presque unanime, qui voulait la révolution. Il termina cette déduction adroite de principes en déclarant que le devoir des patriotes était de faire adorer la Montagne, et non de la faire craindre. Il n’évita pas de laisser échapper le nom de la terreur, terme alors sacramentel, et de lui rendre des actions de grâce, mais en ajoutant, ce sont ses termes, que ce système était sauveur, et non conservateur ; et qu’utile au triomphe de la liberté, il ne pouvait que nuire à son affermissement. C’étaient là les généralités de la question.

Il passa ensuite à ce qui lui était particulier, c’est-à-dire à ses rapports avec Bernard de Saintes, et à la dénonciation que celui-ci avait portée contre lui. Cette partie de la discussion, très-longue et très-peu variée dans la forme, est ce qui m’a laissé le sentiment le plus positif de la direction essentielle de son esprit. Ce fut une interminable ironie sur la nullité morale et politique de Bernard de Saintes, toute nourrie d’allusions à l’exiguïté de son corps. Il croyait que quelqu’un de ce nom s’était glissé dans la Convention nationale par le trou de la serrure. S’il s’était trouvé auprès de Bernard, c’était sans l’apercevoir. R se souvenait à peine de l’avoir vu s’effacer quelquefois entre deux membres de la Montagne. Il ne l’avait connu à Vesoul que parce qu’il était sûr de n’avoir jamais rien rencontré de plus mince. Les éclats de rire des tribunes couvraient tous ces quolibets, débités avec un calme effrayant ; j’allais dire cruel, tant ils révélaient de haine et de froide vengeance dans un homme qui tenait une si grande part de l’omnipotence révolutionnaire.

C’est dans ce moment que le président crut devoir faire intervenir son autorité conciliatrice. Il interrompit Robespierre, et conjura sa colère au nom des intérêts de la liberté, dont les défenseurs ne se divisaient pas sans danger pour elle ; au nom de l’harmonie des citoyens, qui était troublée par ces débats ; au nom de sa propre gloire et de l’illustration d’une famille appelée à de si hautes destinées. Cette phrase, échappée à une mauvaise habitude de cour ou à un faux calcul de convenances, suggéra à Robespierre jeune un mouvement remarquable. Il me parut éloquent, et c’est une raison pour que je ne cherche pas à rendre ses paroles, il s’éleva contre cette illustration et ces destinées promises à une famille. Il s’indigna contre le penchant de certains hommes à rétablir dans l’opinion les privilèges qu’on venait d’arracher à la noblesse ; il indiqua cette tendance comme un des plus grands obstacles qu’on pût opposer à la liberté. Il ajouta que, si son frère avait rendu quelques services à la cause de la patrie, son frère en avait reçu le prix dans la confiance et l’amour des peuples, et qu’il n’avait, lui, rien à réclamer. « Ces acceptions de noms, continua-t-il, sont une des calamités de l’ancien régime ! Nous en sommes heureusement délivrés, et tu présides cette société, toi qui es d’une famille d’aristocrates et qui es le frère d’un traître !… Si le nom de mon frère me donnait ici un privilège, le nom du tien t’enverrait à la mort. » — Puis, retournant à sa tournure favorite, et s’adressant au ferblantier : « — Rassure-toi, brave républicain ; ce n’est pas aux Robespierre que l’aristocratie des noms commencera, et si étroite et si légère que soit la tête de Bernard, la mienne ne pèsera pas plus que la sienne dans la balance de la justice. » Il descendit de la tribune au milieu de nouveaux éclats de rire et de nouvelles acclamations, traversa l’enceinte, rejoignit sa compagne, et se rendit à sa chaise de poste. La cour de l’auberge était pleine de femmes qui l’attendaient avec impatience pour lui présenter les réclamations des détenus. Il n’avait qu’un mot à dire pour éteindre toutes ces espérances qui se manifestaient par mille démonstrations de tendresse, car il était, dans ce temps-là, facile d’être aimé. Les pouvoirs de sa mission avaient cessé aux bornes du département. Il ne pouvait plus rien pour personne ; mais il promit à la foule, si émue par son refus, qu’il porterait sa plainte à la Convention, qu’il dévoilerait devant elle les injustes et horribles rigueurs des proconsuls, et il finit par cette phrase que je n’ai pas pu oublier : « Je reviendrai ici avec le rameau d’or, ou je mourrai pour vous, car je vais défendre à la fois ma tête et celle de vos parens. » La voiture partit, suivie de cris de douleur. Toute la famille des proscrits pleurait, et, chose qu’on aurait peine à croire, si on ne le savait pas de toute la certitude du souvenir, elle pleurait Robespierre !

Sa prédiction alternative se réalisa. Trois mois après, arriva le 9 thermidor ; Robespierre le jeune n’était pas accusé. Il s’écria qu’il voulait partager le supplice de son frère, puisqu’il avait été complice de ses vertus. Dans ce temps-là, on faisait beaucoup de phrases à effet ; mais les phrases à effet ne sont pas ridicules quand l’homme qui les prononce a un pied sur le seuil de la tribune et l’autre sur le premier degré de l’échafaud. Maintenant cela fait pitié. On avoua que le dévouement de Robespierre jeune respirait quelque chose de l’antiquité. Prisonnier à la Commune, quand il vit son frère mutilé par un gendarme, et agonisant sur une table, il s’élança des hautes croisées sur les baïonnettes de la troupe qui entourait l’Hôtel-de-Ville, et s’y roula comme Régulus. R ne vécut que ce qu’il fallait de temps pour mourir sous la main du bourreau ; et cette mort eût peut-être expié ce que tout le monde reproche à sa vie, si on pouvait l’expier. Il faut convenir que cela n’est pas mal.

La nouvelle du 9 thermidor, parvenue dans les départemens de l’Est, développa un vague sentiment d’inquiétude parmi les républicains exaltés, qui ne comprenaient pas le secret de cet événement, et qui craignaient de voir tomber le grand œuvre de la révolution avec la renommée prestigieuse de son héros ; car derrière cette réputation d’incorruptible vertu qu’un fanatisme incroyable lui avait faite, il ne restait pas un seul élément de popularité universelle, un nom auquel les doctrines flottantes de l’époque pussent se rattacher. Mais ce fut bien autre chose dans les rangs opposés. Hélas ! se disait-on à demi-voix, qu’allons-nous devenir ? Nos malheurs ne sont pas finis, puisqu’il nous reste encore des amis et des parens, et que MM. Robespierre sont morts ! Et cette crainte n’était pas sans motif, car le parti de Robespierre venait d’être immolé par le parti de la terreur.

Ce que je dis là est si bizarre, si abrupt, si inopiné, que tout mon scepticisme politique ne saurait me dispenser d’une espèce de profession de foi. Ce n’est pas moi, grâce au ciel, qui viendrai déterrer les linceuls couverts de boue et de sang de ces tribuns frénétiques de la Montagne, pour les ériger en drapeau à la tête d’un parti. Il n’y en a pas un qui puisse exciter une noble sympathie, et c’est tout au plus si quelque attraction involontaire me déciderait aujourd’hui entre la charogne de Marat et le spectre gigantesque de Danton. Celui-ci domine de beaucoup, à mes yeux, les deux Robespierre, hommes essentiellement secs, faux, froids, despotiques et sans pitié. Mais ce que je viens de raconter dénonce un rôle convenu ; et c’est ici que la trame de l’histoire manque, et qu’il faut la renouer.

Robespierre l’aîné, on n’en doute pas, était l’expression personnifiée de la Convention : il le savait aussi, et il avait dit admirablement : « On ne va jamais plus loin que quand on ne sait pas où l’on va. » Mais quiconque a dit cela sait précisément où il doit aller ; et comme il est impossible de savoir où l’on doit aller sans avoir des idées d’ordre, c’est à l’ordre qu’allait Robespierre, soit instinctivement, soit par combinaison. Il en avait senti le besoin. Il avait par conséquent senti la nécessité du pouvoir ; car il n’y a point d’ordre sans pouvoir.

En regardant autour de lui, Robespierre dut s’apercevoir qu’il était le seul en France, car c’est ainsi qu’on nous l’avait faite, qui pût s’investir d’une confiance populaire assez vaste pour rétablir l’ordre ; il désirait donc le pouvoir, et c’était alors le mériter. J’ai besoin de répéter que je suis loin de plaider pour Robespierre, et que je cherche l’intelligence des faits. Jetez cent assassins ensemble sur une terre déserte, avec quelques moyens d’existence : au bout de dix ans, ils auront un chef, des institutions et des mœurs ; c’est ainsi que finissent toutes les grandes aberrations sociales. C’est ainsi que Robespierre avait entrepris ce qu’a exécuté Napoléon. Sa fête de l’Être suprême est l’ébauche d’un concordat ; ses pages, plus belles qu’on ne le dit communément, sur les vertus républicaines ; cette vaste et confuse improvisation du 8 thermidor, où il accuse les excès et les fureurs passées, rappellent l’interpellation de Bonaparte aux infracteurs de la Constitution ; son recours du 9 thermidor à la partie calme et saine de l’assemblée, c’est le cri de Bonaparte qui atteste les acclamations d’amour et de reconnaissance qui l’ont accueilli aux Anciens. Voilà la marche éternelle des sociétés : Œdipe qui règne après avoir vaincu le Sphynx, Alexandre qui tranche le nœud gordien, le héros après le Sophiste, et le sabre après la parole. Il ne s’agit pas ici de comparaison de facultés ; quoique je ne m’abuse point sur ces grandeurs contemporaines qu’on bâtit à coups de plumes pour la postérité, et qu’elle adoptera niaisement, comme nous en avons adopté tant d’autres, je ne vois dans Robespierre qu’un homme très-médiocre, porté par des événemens, et je vois dans Napoléon un homme pour lequel mon imagination conçoit à peine la possibilité d’une vie vulgaire. Cette comparaison ne repose que sur un fait qui leur est commun ; nécessairement leur nom exprime, à deux époques très-rapprochées, le pouvoir absolu.

Les personnes qui doutent de la direction rétrograde de Robespierre font valoir son alliance avec les Jacobins et la Commune, beaucoup plus extrêmes, à la vérité, que la Convention elle-même. C’est un fait qui ne peut pas se contester ; mais Robespierre savait que les puissances politiques du temps étaient dans la Convention et dans le Comité de salut public : il lui fallait un levier pour ébranler ce monde révolutionnaire, et il ne pouvait le prendre qu’où il l’a pris. Le lendemain d’un triomphe, le plus obscur des amis de Robespierre aurait fermé les Jacobins avec la même facilité que Legendre, et en aurait mis, comme lui, les clefs dans sa poche. Les Jacobins et la Commune étaient à la vérité une arme terrible, mais une arme insaisissable, qui n’avait de valeur que dans la main qui l’avait forgée. Elle dépendait tellement de Robespierre, qu’à l’instant où Robespierre tomba, elle resta immobile à côté de lui, semblable à ce vieux glaive qui est couché à Cantorbéry sur le marbre mortuaire du Prince Noir ; on n’en a plus parlé depuis.

L’appel tardif de Robespierre à la partie modérée de l’assemblée, aux honnêtes gens, comme il dit, ne produisit pas l’effet qu’il attendait, sans doute, de ce mouvement oratoire étrange et inattendu. Les honnêtes gens, dans l’acception reçue de ce mot, ont plus de prudence que de courage, et ils se trouvent quelquefois de l’esprit à force de prudence et d’égoïsme. Ceux-ci se taisaient avec quelque raison entre ces deux fractions de la Montagne dont le déchirement n’annonçait que des catastrophes assez favorables aux survivans ; ils étaient là comme ce Jésuite des missions, menacé par un tigre et par un boa, et qui leur échappe à la faveur de leurs cruelles antipathies ; le tigre est mort, le boa est repu, le Jésuite s’en va : quelquefois même il emporte la peau du tigre, et s’en fait une bonne fourrure.

Je le crois dans toute la sincérité de mon cœur. Les Robespierre avaient été, de leur mauvaise nature, les premiers instrumens de la terreur ; mais, doués d’un esprit d’observation et de finesse, qui s’explique par leurs études, par leurs mœurs, par leur physionomie, ils avaient prévu à la longue la solution nécessaire des choses, et ils avaient eu l’envie assez naturelle de s’en emparer, parce qu’ils étaient, comme je l’ai dit, les seuls représentans de la popularité révolutionnaire. Leurs adversaires prévinrent cette manœuvre à laquelle se rattachent essentiellement le voyage de Robespierre le jeune, la désertion de Robespierre l’aîné du Comité de salut public, et sa théocratie sacrilège, et la philanthropie tardive de ses discours patelins. Le parti de Robespierre périt sous l’action de la terreur, représentée par quelques membres du Comité de salut public ; et cependant la terreur ne triompha point, parce qu’elle avait mal calculé. Dans tous les États possibles, depuis le despotisme le plus absolu, où cela ne fait pas de doute, jusqu’à la démocratie la plus diffuse, l’opinion, c’est un homme ; et quand cet homme n’est pas là, tout n’est rien ; et quand cet homme n’est plus la, tout s’en va. Barrère, disert et poli, monta inutilement à la tribune, veuve de Robespierre, qui n’était ni l’un ni l’autre. La pierre de la voûte était tombée ; l’arc de Nembrod était rompu, et la terreur se trouva toute surprise d’avoir enfanté la contre-révolution.

Charles Nodier.