Souvenirs et portraits de la Révolution française/02

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Souvenirs et portraits de la Révolution française
La Revue de Paristome 1 (p. 141-157).
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SOUVENIRS ET PORTRAITS
DE LA
RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Deuxième Article.
EULOGE SCHNEIDER,
ou
LA TERREUR EN ALSACE.

Mon père, passionné pour les études classiques, s’était promis de faire de moi une espèce de savant. Ce n’est pas la seule de ses espérances que j’aie trompée. Il m’avait appris ce que je sais de latin par une méthode qui lui était propre, et dont les fruits m’ont échappé à mesure que j’ai vieilli. À dix ans, je lisais plus couramment qu’aujourd’hui des auteurs assez difficiles. Enchanté de mes progrès, sur lesquels s’aveuglait sa tendresse, quoiqu’il fût plus que personne à portée de les apprécier à leur juste valeur, il ne pensa plus qu’à me faire commencer mes études grecques ; mais les occupations multipliées que lui donnaient ses importantes fonctions ne lui permettaient pas de me diriger. Parmi les hommes qui correspondaient avec lui sur des questions de philosophie et de littérature ancienne, se trouvait un certain Euloge Schneider, d’abord capucin à Cologne, puis grand-vicaire de l’évêque constitutionnel de Strasbourg, et très-savant éditeur d’un Anacréon allemand. Mon père me recommanda aux soins de M. l’abbé Schneider, qui les lui avait offerts, et j’allai à Strasbourg apprendre du grec sous les auspices d’un grand-vicaire qui avait traduit et commenté Anacréon. L’effroyable célébrité que Schneider a acquise depuis, et la tragédie peu connue à laquelle aboutit la voie de sang qu’il s’était faite, m’ont paru propres à exciter quelque curiosité, et à racheter par un intérêt assez vif quelques pages d’ennui préliminaire.

M. l’abbé Schneider ne pouvait pas me donner un logement chez lui, mais il m’avait fait préparer une chambre propre et commode à l’hôtel de la Lanterne, chez une excellente madame Tesch, dont j’aime à me rappeler le nom et le souvenir. C’est la première femme qui m’ait fait concevoir le charme que l’expression d’une âme aimante et d’un bon cœur peut prêter à une jolie figure.

J’étais arrivé de nuit. La plus grande ville que je connusse alors était ma ville natale. Dès le point du jour, tourmenté d’une impatience invincible, je parcourais les rues solitaires, étonné de tout, admirant tout, et frappé surtout d’une sorte d’extase devant cette magnifique cathédrale que le monde ancien aurait comptée parmi ses merveilles. Je n’avais rien vu de pareil en ma vie à ce chœur d’anges et de saints qui l’embrassait de myriades de figures, et qui semblait s’élever avec elle aux faîtes de la Jérusalem céleste, en perçant les riches broderies et les dentelles transparentes de sa miraculeuse architecture. Je fus tiré de ma méditation par le bruit d’un coup de marteau, et je vis rouler à mes pieds la tête d’un saint. Un autre coup retentit, et, ce qui tomba, c’était le buste de la Vierge embrassant son fils. Je cherchai d’où venait cela, et j’aperçus un homme juché au portail sur les épaules d’un apôtre colossal, et frappant à droite et à gauche avec des imprécations épouvantables sur ces représentations gothiques des élus du Seigneur. Le peuple s’était amassé peu à peu en groupes agités, d’où partaient des rires éclatans, de sombres vociférations et de sourds murmures. Je fus long-temps à m’expliquer cette frénésie, qui n’était pas encore parvenue jusqu’au pied du mont Jura.

Il était neuf heures du matin quand je crus pouvoir me présenter chez le citoyen Schneider. Madame Tesch m’avait bien dit que c’était comme cela qu’il fallait le nommer ; qu’il n’était plus abbé, mais rapporteur de la commission révolutionnaire extraordinaire du Bas-Rhin, et que, tout enfant que je fusse, il était capable de me faire mourir si je ne le tutoyais pas. Je venais de me répéter cette leçon pendant une heure de promenade sur le Breuil, regrettant, à vrai dire, de commencer ainsi mes nouvelles études, et de ne pouvoir arriver sans ce préambule à la première page des Institutions de Clénard.

Je montai trois degrés ; je frappai à une petite porte étroite. Une servante vieille et fort rechignée vint me recevoir, et m’introduisit en grommelant chez le citoyen Schneider, c’est-à-dire dans la salle à manger où je devais l’attendre. Cette pièce était fort propre, quoiqu’elle ne fût boisée que de planches à simples moulures, sans couleur, sans ciré et sans vernis. Elle avait pour tout ornement deux grands sabres en sautoir.

Le déjeuner était servi. C’était un plat d’huîtres, rara concha in terris, un plat d’anchois, une jatte d’olives, et une cruche de bière. Le citoyen Schneider entra, plaça ses deux pistolets sur la table, et s’assit après m’avoir assez, brusquement salué. Je m’approchai de lui, et je lui remis la lettre de mon père. Aux deux premières lignes, il me tendit la main, m’adressa je ne sais quelle phrase grecque à laquelle je répondis en disant que je n’avais pas encore le bonheur de savoir un mot de grec ; puis, m’invita à déjeuner, et sur mon refus, à dîner. Je n’avais aucun prétexte pour ne pas accepter. J’aurais cependant mieux aimé dîner chez madame Tesch.

La vieille servante revint, et lui rapporta des gazettes allemandes, une lampe, une boîte à tabac et une pipe. Il alluma sa pipe, et remplit devant moi un verre de bière que je me crus obligé à vider. Pendant qu’il parcourait ses journaux, je l’aurais peint si je savais peindre.

Euloge Schneider n’avait pas toujours porté ce prénom académique qui signifie beau parleur ou savant spirituel. Les érudits le connaissent autrement. Il l’avait pris pour dissimuler les souvenirs de sa vie monacale, et pour entrer dans le monde en laïque, sous le privilège d’une pseudonymie parlante qui ne manquait pas de prétention. C’était un homme de trente-cinq ans, laid, gros, court et commun, aux membres ronds, aux épaules rondes, à la tête ronde. Ce qu’il y avait de plus remarquable dans sa face orbiculaire d’un gris livide, frappée çà et là de quelques rougeurs, et criblée de petite vérole, c’était le contraste de ses cheveux noirs, coupés de très-près, avec ses sourcils touffus et bruns, sous lesquels étincelaient deux yeux fauves ombragés de cils roux. Doué d’une immense aptitude à savoir, et d’un esprit tout en ironie que j’ai trouvé presque toujours à côté de la cruauté, il n’avait rien de ce qui touche, de ce qui émeut, de ce qui lie le cœur, et je crois que cette observation pourrait contenir la solution d’un grand problème. Les méchans sont les hommes malheureusement organisés qui n’ont pas pu être aimés.

Toutes les fois que je me le rappelle comme je l’ai vu, imposant pour le petit nombre des savans qui pouvaient le juger, mais si peu sympathique de sentiment, si maladroit de faconde, et si repoussant d’extérieur pour tout le reste, je me demande avec étonnement de quelle autorité cet homme a balancé pendant six moi l’omnipotence de Saint-Just, opprimé une vaste et forte province, menacé-la Convention, et inquiété la République.

Plus le dîner me faisait peur, plus j’y fus ponctuel. Mme Tesch me l’avait recommandé en m’embrassant, et elle m’embrassait volontiers, parce que j’avais l’air, disait-elle, d’une petite fille déguisée. C’est le premier banquet de ma vie où il ne s’élevât pas au-dessus de la nappe, à l’exception de ma tête, une tête qui n’ait été coupée depuis. Dès-lors, cela m’est arrivé deux ou trois fois comme à tout le monde.

Les convives de Schneider se nommaient Edelman, Young et Monnet.

Edelman prendrait de droit une place dans les biographies, même quand la révolution aurait oublié de l’inscrire sur ses listes sanglantes. Mal organisé sous plus d’un rapport, il avait été bien organisé pour les arts. La génération actuelle a pu admirer encore au théâtre sa belle et pompeuse musique d’Ariane dans l’île de Naxos, et je l’ai entendu vanter à l’égal de Gossec pour certains chants d’église. C’était un petit homme d’une physionomie grêle et triste. Son chapeau rond rabattu, ses lunettes inamovibles, son habit d’une propreté sévère et simple, fermé de boutons de cuivre jusqu’au menton, son langage froidement posé et flegmatiquement sentencieux, composaient un ensemble très-médiocrement aimable, mais qui n’avait rien d’absolument, repoussant. Uni à Diétrich par une longue intimité, fondée probablement sur leur commune passion pour la musique, il devint un de ses premiers et de ses plus acharnés accusateurs. Je me souvenais de lui avoir entendu dire avec un calme affreux, dans sa déposition contre le fameux maire de Strasbourg, au tribunal criminel de Besançon : « Je te pleurerai parce que tu es mon ami ; mais tu dois mourir parce que tu es un traître. »

Young était un pauvre cordonnier ; mais il s’en fallait de beaucoup que ce cordonnier fût un homme commun. La nature l’avait fait poète, et sa figure lourde, aux traits massifs et comme mal ébauchés, couronnée de cheveux durs et noirs, que hérissait en touffes divergentes une pommade grossière, s’animait d’une inspiration toute particulière quand il débitait ses odes et ses satires. Il ne composait qu’en allemand ; mais il savait du latin et du grec, et lorsqu’une de ses pièces avait présenté quelque allusion à un passage célèbre dans les classiques, il ne manquait jamais de le rapporter en illustration à la fin de sa lecture. Il est presque inutile de dire que toutes ses inspirations étaient prises dans les événemens contemporains, et qu’il aurait peut-être été incapable d’en trouver ailleurs. Dans ces âmes emportées, violentes, et cependant naïves, la liberté avait absorbé toutes les autres pensées. Si la définition de la monomanie, si commode aujourd’hui, avait été inventée de ce temps-là, on aurait pu l’appliquer aux révolutionnaires de bonne foi, aux hommes de conscience et de cœur qui s’étaient dévoués si aveuglément à d’extravagantes et fatales théories, sans ambition et sans intérêt. Je ne parle pas des autres.

J’ai dit que le troisième s’appelait Monnet : Celui-là m’était bien connu ; et sa rencontre fut pour moi une sorte de bonheur, car j’ai vu peu d’hommes, dans mon enfance, qui eussent plus de qualités propres à se faire aimer. Monnet avait été grenadier dans sa première jeunesse. À vingt-cinq ans, il s’était fait prêtre ; et il était devenu préfet du collège de Besançon, peu de temps avant sa suppression. La révolution, qui le surprit à vingt-huit ans, lui rendit sa liberté, qu’il regrettait probablement déjà d’avoir aliénée ; et la révolution le trouva reconnaissant. Il était grand, beau, bien fait, quoique un peu voûté, plein d’aménité, de politesse et de je ne sais quelle grâce triste qui attache. Sa physionomie mélancolique était comme empreinte d’un pressentiment sinistre. Il ne souriait pas sans amertume. Si cette vision du passé, plus vive, plus instante que le présent lui-même, pour un homme qui ne vit plus que dans le passé, ne trompe pas ma mémoire, il y avait dans son cœur quelque mystère douloureux, dans son regard quelques traits de défiance et d’effroi. Sa joie à me revoir me tourmentait, comme si j’avais compris que c’était la dernière qu’il eût comprise. Je crois qu’il s’était rendu suspect aux hommes exaltés de notre pays commun, par son généreux penchant vers toutes les idées de modération, et que c’était ce qui l’avait décidé à venir chercher, dans une ville où il serait moins connu, une nouvelle réputation politique, ou, si l’on veut, un abri contre le danger de son innocence. Cette démarche l’avait perdu. Il ne s’était pas jeté, à Strasbourg, dans le parti extrême, dont il avait nécessairement les excès en horreur : il y était tombé ; et voilà ce que je sentis, sans le concevoir distinctement. Il faut avoir plus de onze ans pour deviner comment la faiblesse peut contracter une solidarité involontaire avec la fureur ; comment la timidité peut devenir auxiliaire de la démence, ou complice du crime. Cela m’a rappelé depuis ces saints de pierre de la cathédrale, mutilés par la populace, et qui lui fournissaient de nouvelles armes pour lapider ses victimes. Quelques saints de chair sont devenus aussi des instrumens de mort dans la main terrible de la révolution. Je me rendais un compte vague de ces idées, pendant que la conversation me révélait peu à peu les passions effrayantes de cette génération de malheur. En vérité, j’ai compris depuis que les événemens sont bien plus forts que les caractères, et que si certains hommes ont brisé les peuples dans leur passage, c’est qu’ils ont été poussés par une puissance non moins irrésistible que celle qui déchire les volcans, et qui précipite les cataractes. Chez une nation qui a usé le frein de ses lois accoutumées, ou qui l’a rompu, il en est de chaque individu en particulier comme de la nation tout entière. Il va, il va, il ne sait pas où il va.

Je prenais bien peu de part à ce formidable échange de pensées de mort, où tout le monde entrait pour son intérêt personnel, et qui étaient alors de droit défensif ; mais cela montait mes idées, comme aurait dit Edelman, à un diapason extraordinaire. Cette alternative de mourir ou de faire mourir, cette question d’assassinat réciproque, devenue un dilemme pressant, dont la solution pouvait avoir lieu le lendemain ; cette horrible loterie de têtes, dont on balançait froidement les chances douteuses, et où chacun des interlocuteurs avait un enjeu encore voyant, parlant et rempli de vie, cela est exécrable à penser. Le dîner fut extrêmement gai.

Ce que je pus saisir dans un entretien si extraordinaire pour moi, c’est que les révolutionnaires de Strasbourg s’étaient partagés sous deux drapeaux. L’un était celui des nouveaux hommes d’état, représentés dans la Convention nationale par Robespierre, et dans le département du Bas-Rhin par Saint-Just. Qui ne frémirait de penser aujourd’hui que Robespierre et Saint-Just étaient modérés aux yeux de quelques hommes élevés dans ces belles et nobles études qu’on a si justement appelées humaines, et qui améliorent le cœur, en éclairant l’esprit… ?

L’autre était porté par Schneider, qu’une logique d’extermination, qui passait de bien loin les doctrines aveugles et stupides de Marat, avait poussé aux dernières conséquences de ce fanatisme anti-social. Cependant le modéré (je dois répéter que c’était Saint-Just) affectait au moins une grande austérité de mœurs ; et le capucin de Cologne était ami de la joie et de la volupté. Le premier jouait au stoïcien, le second à l’épicurien ou au cynique. C’est sous ces deux puissances effrayées l’une de l’autre que palpitait l’Alsace, effrayée de toutes deux.

Comme la révolution avait deux grands-prêtres à Strasbourg, elle y avait deux temples consacrés à ses redoutables mystères, la société populaire, épurée par Saint-Just, et la Propagande de Schneider. On n’a pas connu cette nuance à Paris même. On a vu les Cordeliers disputer le pouvoir aux Feuillans, et les Jacobins triompher des Feuillans et des Cordeliers, mais personne ne s’avisa d’y enchérir sur les Jacobins. Le ressort de la Propagande se brisa trop tôt pour cela.

La première leçon que je reçus de mon professeur de grec fut la défense de visiter cette société populaire, infectée des mauvais principes du modérantisme conventionnel. Young insista sur la nécessité de me nourrir des précieux enseignemens de la Propagande, et il appuya cette opinion de quatre vers d’une de ses odes, que Schneider s’empressa de traduire à mon usage, et qui se sont conservés sans altération dans ma mémoire. On le comprendra aisément :

 « Il faut que l’enfant lui-même quitte le sein pusillanime de sa mère,
Qu’il s’ébatte sur le cercueil d’un tyran avec plus de joie que dans son berceau,
Qu’il agite pour hochets des ossemens et des sceptres rompus,
Et qu’il suce le lait héroïque, le lait sanglant de la liberté. »

Ces recommandations étaient d’autant plus pressantes, que le citoyen Schneider allait me laisser long-temps abandonné à moi-même et aux soins de Mme Tesch. Les triomphes de Pichegru, qui reconquérait nos frontières en courant, et qui débarrassait le pays de ses ennemis extérieurs, dans le temps physique dont ils avaient besoin pour fuir ou pour mourir, le laissaient malheureusement ouvert à d’autres ennemis plus dangereux pour la liberté que tous les rois de la coalition. Schneider partait le jour suivant, accompagné de ses hussards de la mort, et allait promener de village en village un échafaud nomade, pour exercer sur les infortunés qui s’étaient laissé piller par les Autrichiens la vengeance nationale. Ce voyage pouvait être long, car le nombre des proscrits était à la discrétion du juge.

Je restai seul : le lendemain, à dix heures du matin un peu passées, je traversais la place d’Armes ; il y avait au bout de cette longue place, du côté de la Maison rouge, un échafaudage d’une forme singulière dont je compris rapidement l’usage : on venait de décapiter une pauvre femme de quatre-vingts ans, qui était convaincue, par son propre aveu, d’avoir donné du pain à un soldat autrichien affamé ; l’exécuteur relevait le couteau sanglant dont la permanence menaçante n’aurait été concédée alors pour aucun des autres privilèges de la liberté. Le tambour roula, et je m’enfuyais quand je vis venir la Propagande : je la suivis machinalement.

C’était une chose étrange que la Propagande. Composée des énergies les plus adultes et les plus vivaces du temps, elle avait conservé des mœurs de la jeunesse un peu de grâce et d’élégance. Quelques-uns de ses membres se distinguaient même par un costume presque recherché. Ils portaient une veste courte, mais très-propre, qu’entourait une ceinture tricolore étoffée, munie d’excellentes armes, et à laquelle était suspendu un large couteau de chasse. Le bonnet rouge, ombrageant à la Phrygienne un front couronné de beaux cheveux bouclés qui descendaient de part et d’autre sur les épaules, ne manquait pas d’agrément ; leur cou nu, leurs grands pistolets aux pommeaux brillans, leurs brodequins de cuir écru, l’ensemble entier de leur physionomie pleine d’un calme qui, dans ces jours décisifs, pouvait passer pour du courage ; les chances de mort qui les suivaient de si près, et que j’avais apprises la veille : il n’en fallait pas tant pour exciter quelque curiosité sympathique dans un cœur d’enfant.

Ils arrivèrent au pied de cet horrible échafaud, à travers la foule qui s’éloignait de crainte de se compromettre. L’orateur s’agenouilla, se releva, et puis, retourné vers nous, il remercia, il panégyrisa la guillotine, au nom de la liberté, avec un choix d’expressions si gracieusement effrayantes, avec un anacréontisme si désespérant, que je sentis une sueur froide ruisseler sur mon front et baigner mes paupières. Je voudrais oublier tout ce qu’il y a de triste dans mes souvenirs ; mais j’écris mes souvenirs, et je n’ai pas pu l’oublier encore, cette procession fanatique de la Propagande qui avait le bourreau pour pontife, et la guillotine pour reposoir !

Ceci se passait en frimaire, du deux au cinq ou six décembre ; et je ne devais revoir Schneider qu’une fois. Je ne m’informai pas de ses voyages dont les biographies rapportent d’horribles circonstances, qu’on reléguerait volontiers à l’histoire des vampires et des goules, mais que Saint-Just recueillait de toutes les bouches, et qu’il avait quelque intérêt à ne pas atténuer. Bien décidé à n’écrire que ce que j’ai vu, je ne leur emprunte un fait qu’autant qu’il peut se rattacher à mes impressions, et qu’il m’explique ou me développe des idées mal arrêtées dans ma mémoire. Il paraît que cette funeste excursion acheva de briser son intelligence ; et qu’il devint fou furieux de l’ivresse du pouvoir absolu, comme Mazaniel. Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai dans ces impôts levés en têtes humaines dont on prétend qu’il a frappé quelques villages, et qui motivèrent sa condamnation devant le tribunal de Fouquier. Ce qui paraît certain, c’est l’événement qui causa sa perte, et que je raconterai avec plus de brièveté que cette longue exposition ne le promettait, parce que je le raconte sur le témoignage presqu’unanime des ouï-dire, mais seulement sur leur témoignage, c’est-à-dire sur des perceptions qui ne sont pas les miennes, et que je ne sais pas décrire. Je ne devais rentrer comme spectateur dans ce drame affreux qu’à sa péripétie.

Une chose qui paraîtra difficile à concevoir, c’est que la formidable logique de Schneider, tout en atteignant aux dernières conséquences de sa doctrine, n’avait pu satisfaire à toutes les exigences de quelques esprits rebelles à la conviction, et qui comptaient pour rien toutes les garanties chez un homme auquel il en manquait une. L’uniforme presque militaire du commissaire rapporteur n’avait fait oublier encore ni le froc du capucin, ni la soutane du chanoine, et le moine de Cologne nuisait souvent à la popularité du terrible dictateur de Strasbourg. Une voix élevée au milieu de la société populaire de Brumpt, dans le cours d’une des excursions tragiques dont j’ai parlé, ne craignit pas de rappeler à Schneider cette tache infamante du sacerdoce, qui le rendait irrémissiblement suspect aux amis de la liberté, et de lui conseiller, pour tout moyen de transaction avec les principes, un acte qui consacrât du moins solennellement son apostasie. Schneider n’était pas marié ; son goût effréné pour les femmes se conciliait même assez mal, avec les obligations d’un engagement chaste et légitime, et il ne fallait rien moins pour le décider à s’y soumettre que l’intérêt de cette popularité de cynisme et de sang à laquelle il avait déjà fait tant de sacrifices. Dans cette dernière occasion, il ne vit aucun moyen de se soustraire au terrible argument qu’on lui opposait, et l’amour des richesses put contribuer, d’ailleurs, à vaincre l’instinct d’indépendance et de débauche qui l’avait dominé jusque-là. Ses regards tombèrent sur une jeune personne de Brumpt, qui joignait une immense fortune à toutes les perfections du corps et de l’esprit. C’était la fille d’un aristocrate en jugement, et Schneider l’avait remarquée dans la foule des suppliantes qui, tous les jours, inondaient le prétoire. Le lendemain, la mise en liberté de l’accusé fut signée, et, par une apostille singulière, dans un pareil acte, le proconsul l’avertit qu’il se proposait de lui demander à dîner le même jour.

La jeune fille ne se trouvait pas au banquet. C’était l’usage alors de la plupart des communes rurales de l’Alsace et des provinces voisines, que les femmes, n’y parussent point, et son père n’avait pas jugé à propos de l’enfreindre ce jour-là. Schneider réclama sa présence, et on obéit. Il se piqua d’abord d’esprit, de grâce, de politesse, et toutes ces qualités ne lui manquaient point. Puis il arriva, sans beaucoup de détours, à l’objet de sa visite. Sa dialectique connue le dispensait suffisamment d’une recherche laborieuse de précautions oratoires. L’homme qui tenait le glaive suspendu sur un peuple et sur une armée n’avait pas besoin de s’envelopper des misérables circonlocutions des rhéteurs. Il demanda la main de sa jolie hôtesse comme s’il avait pu y prétendre du droit de l’amour, et sans blesser aucune convenance ; puis, sans attendre de réponse, il s’approcha de la croisée, l’ouvrit, et jeta un regard satisfait sur la place, à la vue des apprêts qu’il avait ordonnés. Après avoir arboré de quartier en quartier ses deux poteaux ombragés de panaches tricolores, et décorés de nœuds de rubans, on venait, pour la première fois, d’y dresser la guillotine[1]. Cet aspect porta une horrible lumière dans le cœur de l’objet infortuné des préférences de Schneider. Elle tomba aux pieds de son père en le suppliant de lui accorder pour époux l’homme bienfaisant auquel il devait la vie, et en attestant le ciel qu’elle ne se relèverait qu’après avoir obtenu cette faveur. Puis, se retournant vers Schneider, « Mais, dit-elle, j’exige de ta tendresse une de ces grâces qu’on ne refuse pas à sa fiancée. Il se mêle un peu d’orgueil à mon bonheur. Ce n’est pas à Brumpt que le premier de nos citoyens doit accorder son nom à une femme ; je veux que le peuple me reconnaisse pour l’épouse de Schneider, et ne me prenne pas pour sa concubine. Il n’est point de ville, ajouta-t-elle en souriant, où tu n’aies pas été suivi d’une maîtresse : on pourrait aisément s’y tromper. Il n’y a que trois lieues d’ici à Strasbourg ; j’ai des mesures à prendre pour ma toilette de noce, car je veux qu’elle soit digne de toi ; demain, à telle heure que tu voudras, nous partons seuls ou accompagnés, à ton gré, et je vais te donner la main devant les citoyens, les généraux et les représentans. » Ces paroles, que rendaient cent fois plus séduisantes l’élocution coquette et la piquante physionomie d’une Alsacienne ; ces paroles accompagnées, dit-on, de quelques caresses, ne laissèrent pas à Schneider la possibilité d’une objection. Cependant la maison fut surveillée toute la nuit, mais personne n’avait pensé à s’en éloigner, et quand il arriva le matin, il la trouva pavoisée du haut en bas, et présentant tout l’aspect d’une fête. La future en descendit dans ses plus beaux atours, et vint lui présenter la main sur le seuil de cette salle basse où l’on prend ordinairement le thé ou le café. Un déjeuner splendide y était servi. Bien qu’étourdi de bonheur et d’orgueil, Schneider ne pensait qu’à l’abréger. Les portes de Strasbourg se fermaient alors à trois heures, et le temps pressait. Il devait d’ailleurs le mettre à profit pour répondre par de grandes marques d’éclat et de puissances aux profusions de sa nouvelle famille et aux prétentions de sa fiancée. Un courrier fut dépêché à Strasbourg pour intimer la défense de fermer les portes avant quatre heures. Il est vrai que l’ennemi se retirait alors, et que Strasbourg n’était plus menacé, mais les arrêtés de Saint-Just, qui avaient eu force de loi pendant l’invasion austro-prussienne, n’étaient point révoqués, et il en était un qui portait peine de mort pour délai de clôture. Schneider lui-même l’avait fait exécuter.

Il était au plus trois heures et demie le 21 décembre, quand un cortège bruyant se répandit dans la plus vaste rue de Strasbourg, et vint s’arrêter au-dessous du balcon de Saint-Just, Il y eut alors deux spectacles qui pouvaient partager à titres égaux l’attention de l’observateur, ce théâtre où se dénouait le drame de Brumpt, et cette tribune où il allait se juger.

Schneider s’était fait précéder de quatre coureurs, revêtus des couleurs nationales. Sa voiture découverte, quoique le temps fût douteux, était traînée par six beaux chevaux. Il l’occupait seul avec sa fiancée, éblouissante de parure, et assurée de regard et de maintien. Autour de lui caracolaient fièrement, et le sabre nu, les cavaliers d’élite de son escorte, portant la tête de mort sur leur baudrier, sur leur sabretache et sur leur schako, et plus hideux encore que de coutume, d’une gaîté qui ne leur était pas familière. Derrière tout cela retentissait lourdement sur le pavé un char à quatre larges roues, bas, étroit, peint de rouge, traîné par deux chevaux chamarrés et enrubannés, et sur lequel battaient de longs ais roulans avec leur traverse rouge. Cet appareil était accompagné de deux hommes à cheval en blouses rouges, et dont le bonnet rouge était orné d’une large cocarde : il était suivi d’une petite carriole dans laquelle était assis un homme pâle, maigre et sérieux, que cherchaient tous les regards. Ce n’était cependant pas Schneider.

Une légère rumeur, qui ne tarda pas à s’étendre au loin, annonça que Saint-Just allait paraître au balcon. Il y avait dans sa démarche une sorte de brusquerie solennelle : il ne cherchait pas l’accueil du peuple ; il le réprimait, au contraire, d’un geste sec et absolu. Ses cheveux épais et poudrés à neige sur ses sourcils noirs et barrés, sa tête perpendiculaire sur sa haute et ample cravate, la dignité de cette taille petite, l’élégance de cette mise simple, ne manquaient cependant jamais leur effet sur la multitude. Il fit signe qu’on s’arrêtât, et on s’arrêta.

Le représentant du peuple venait d’apprendre la violation de ses ordres, et tel était probablement le motif de la colère qui animait son regard luisant et profond ; mais ce sentiment, tout indomptable qu’il était dans son cœur, fit un moment place à la surprise, quand Saint-Just aperçut près de Schneider une jeune fille en habits de fiancée. Celle-ci, profitant du moment où elle excitait son attention, s’élança hors de la voiture et se jetant, à genoux sur les pavés : « Justice ! s’écria-t-elle ; justice, citoyen ! J’en appelle à Saint-Just et à la Convention ! » Puis elle raconta en peu de mots, mais avec l’expression la plus éloquente, l’horrible abus de pouvoir du tyran de l’Alsace. « Est-il vrai ! dit Saint-Just en appuyant sa main sur son front. Cela peut-il être vrai ! » Tout le monde fut d’accord sur les faits, sans en excepter l’homme de la petite voiture, que son intimité cordiale avec Schneider rendait un témoin imposant, et qui déclara qu’il avait reçu l’ordre de se tenir prêt pour l’exécution du père de la Young frau, s’il avait refusé son consentement au mariage. Saint-Just ne parlait pas, ou tout au plus il murmurait à basse voix quelques mots confus : « Le voilà donc dévoilé, l’exécrable capucin de Cologne ! » Et puis, il mordait ses poings, et frappait à coups réitérés sur la barre de son balcon. « Qu’aurais-tu fait, dit-il, enfin à la fiancée, si tu ne m’avais pas trouvé disposé à te rendre justice ? — Je l’aurais tué ce soir au lit, répondit-elle en montrant un poignard qu’elle avait caché sous son corset. Maintenant, je te demande sa grâce. — Sa grâce ! cria Saint-Just, dont ce mot réveilla la fureur. La grâce du capucin de Cologne ! À la guillotine ! continuait-il avec une explosion incroyable dans un caractère si méthodique et si mesuré. Qu’on le mène à la guillotine ! — Couperai-je la tête ? répondit respectueusement l’homme maigre de la petite voiture. — Je n’en ai pas le droit, dit Saint-Just en frémissant de dépit. Au supplice que le monstre a inventé ! Qu’on l’attache à la guillotine jusqu’à nouvel ordre. »

Et en effet, Schneider avait inventé cette exposition à l’instrument permanent de la mort pour les cas peu nombreux de législation révolutionnaire, qui n’entraînaient pas nécessairement la peine capitale. On se rappelle à Strasbourg un négociant qui y a passé seize heures.

Comme j’étais à un point trop éloigné du lieu de la scène pour en saisir tous les détails, et que ces détails se traduisaient en allemand dans la conversation de la foule, je n’emportai aucune idée distincte de l’événement. J’avais passé quelques minutes au Breuil, dont la tristesse, dans cette saison rigoureuse, convenait déjà à mes rêveries d’enfant, et je me dirigeais vers l’hôtel de Mme Tesch, quand en débouchant du passage de la Pomme-de-Pin, je me trouvai entraîné par une nouvelle cohue, qui se grossit bientôt de toute la population de Strasbourg, et qui se déborda comme un torrent sur la place d’Armes, en roulant vers l’échafaud. Un moment elle se resserra encore pour faire placé à quelque chose de terrible : c’était Schneider saisi des deux côtés par ces deux valets de bourreau, en blouses rouges, qui lui servaient d’heiduques un moment auparavant, précédé par cet homme pâle que j’avais vu dans une petite calèche, et suivi de deux de ses hussards de la mort, qui le piquaient, en riant, de la pointe de leurs sabres, pour le faire avancer. Je frissonnai d’horreur et de pitié ; mais je ne puis pas même me détourner pour éviter ce spectacle. Heureusement je pense qu’il ne me vit pas. Ses petits yeux paraissaient fondus dans leur orbite. Sa pâleur était affreuse ; et cependant il essuyait de la sueur sur son front. À mesure qu’il approchait de la guillotine, les acclamations redoublaient de violence ou d’allégresse ; car je les entendais sans les comprendre. Bientôt il se fit un grand silence, et je compris que Schneider montait à l’échafaud : mais je ne savais pas si c’était pour mourir, et c’est ce qu’aucun de mes voisins ne pouvait m’expliquer, parce qu’il n’y en avait pas un qui parlât français. Après cela, les acclamations se succédèrent et s’interrompirent avec des intermittences effrayantes. C’étaient des cris menaçans, et puis une attente silencieuse, et puis des applaudissemens éclatans ; et à chaque fois, je croyais que sa tête tombait, et je m’élevais sur mes pieds pour chercher le sommet de l’appareil de mort, et m’assurer que le couteau était encore suspendu ; et je me trouvais heureux de voir ce fer sanglant dont l’aspect m’avait épouvanté la veille. Les efforts que je faisais pour m’éloigner, et peut-être aussi le mouvement de cette masse ivre de fureur et de joie, me rapprochèrent d’un volontaire du midi, qui dépassait cette multitude de toute la tête, et qui se croyait obligé à communiquer au loin le programme de cette cruelle cérémonie. « On lui a fait ôter sa cocarde, criait-il ! Respect aux couleurs nationales ! On lui a enlevé son chapeau ! Respect au peuple ? On lui fait déposer maintenant son habit ; … mais pourquoi cela ? c’est que c’est un habit militaire. Et la pluie qui tombe si froide ? — C’est du givre. — Cela le pénètre comme des aiguilles ; aussi voyez comme il grelotte. En vérité, ce serait lui rendre service que de le guillotiner tout de suite. » Et il n’avait pas fini qu’un cri universel s’éleva. Qu’est-ce que cela veut dire, dis-je à un de mes nouveaux voisins ? — Cela veut dire : sous le couteau ; répondit-il. Cette voix m’était connue ; je regardai : c’était Monnet. Ah ! monsieur Monnet, m’écriai-je… — Tais-toi, reprit-il, en posant son doigt sur sa bouche… — Le tuera-t-on ? — Non, dit Monnet, voilà des cavaliers qui s’approchent, et le bourreau qui descend ; c’est pour une autre fois.

La foule s’était dissipée à la suite d’une chaise de poste que Saint-Just venait d’envoyer, et qui conduisait Schneider à Paris, sous bonne et sûre garde. Monnet me prit les mains et me dit : «  L’illusion du pouvoir a rendu Schneider furieux. C’est un monstre ; mais on va tirer de là des inductions funestes contre les vrais républicains. Saint-Just a triomphé, et la liberté est perdue au bénéfice d’un tyran. Dis cela à ton père. » Il m’embrassa et me quitta.

La nuit suivante on arrêta les complices de Schneider, et ils furent traduits, comme Schneider, au tribunal révolutionnaire de Paris.

Euloge Schneider de Vipefeld fut décapité le 12 germinal an ii, 1er avril 1794, « comme convaincu d’avoir, par des concussions et vexations immorales et cruelles, par l’abus le plus révoltant et le plus sanguinaire du nom et des pouvoirs d’une commission révolutionnaire, opprimé, volé, assassiné, ravi l’honneur, la fortune et la tranquillité à des familles paisibles. » Ce sont les termes du jugement.

Young, Edelman, et mon pauvre Monnet, moururent le lendemain.

C. Nodier.
  1. Des faits analogues ont été mis en Angleterre sur le comte de Jefferys ; en France, sur celui de Joseph Lebon. Prudhomme impute le même crime à Cavaignac. Il est à souhaiter pour l’honneur de l’espèce humaine que tout cela soit faux. Je n’atteste sur l’histoire de Schneider à Brumpt que la rumeur publique. Je n’étais pas à Brumpt, mais j’étais à Strasbourg le 21 décembre 1793, et il n’y avait pas deux versions sur l’événement.