Revue dramatique - 14 février 1885

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Revue dramatique - 14 février 1885
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 932-944).
REVUE DRAMATIQUE

Gymnase : le Roman d’un jeune homme pauvre. — Odéon : Célimène, comédie en 1 acte, en vert, de H. Louis Legendre ; l’Ile aux corneilles, comédie en 1 acte, en vers, de M. B. d’Hervilly ; la Maison des Deux Barbeaux, comédie en 3 actes, de MM. André Theuriet et Henri Lion. — Renaissance : la Parisienne, comédie en 3 actes, de M. Becque. — Vaudeville ; Clara Soleil, comédie en 3 actes, de MM. E. Gondinet et P. Sivrac.

Si j’étais Dieu, je n’irais pas au théâtre et je ne lirais pas de romans : la conscience de la vie universelle m’amuserait pendant la suite des siècles ; la nature me suffirait, et je me moquerais de l’art. N’étant qu’un homme, je suis bien aise d’être Parisien : où donc, ailleurs qu’à Paris, trouverais-je tant de prêteurs de lunettes pour me faire connaître ce coin-ci, et celui-là, et puis ce troisième, de cette réalité dont je ne saurais embrasser tout le spectacle ? L’un me présente des verres bleus, l’autre blancs, et le dernier noirs ; chacun les a de naissance et ne saurait voir les choses autrement que teintées de la sorte ; chacun me permet de voir avec lui et d’ajouter ses sensations à ma petite expérience. Plaisirs divers, assurément, que ces officieux me proposent : tellement divers, que, pour jouir de tous, il faut un goût spécial, et, sans doute, une éducation. Ce plaisir convient à la majorité des hommes, celui-là convient à beaucoup, et ce troisième à quelques-uns ; les mêmes causes qui me procurent l’un ou l’autre laisseraient telle personne indifférente, ou, pis encore, lui causeraient de la peine. Tout le monde n’aime pas à contempler une féerie ; tout le monde n’aime pas à regarder les passans par la fenêtre ; tout le monde n’aime pas à suivre une leçon de pathologie dans une clinique. Prenez pourtant que ces trois divertissemens, de par l’espèce et la culture de ma sensibilité, me soient permis, où les goûterai-je mieux que dans cette ville où le Roman d’un jeune homme pauvre, la Maison des Deux Barbeaux et la Parisienne, à quelques jours d’intervalle, éclatent sur les affiches ? Vive Paris pour un dilettante ! Il peut ici, par avance, avec M. Octave Feuillet, sans négliger la transition que M. Theuriet lui ménage, se consoler de M. Becque.

N’est-ce pas une féerie, ce délicieux Roman d’un jeune homme pauvre, à la condition que l’on explique le mot ? Récit ou pièce, d’abord c’est un roman qui ne cache pas d’en être un, et qui, au contraire, s’en vante ; et qu’est-ce qu’un roman, sinon une féerie dont l’imagination de l’auteur est la maîtresse fée ? Cette souveraine, d’une part, prend soin de douer le héros de toute sorte de qualités et de grâces ; d’autre part, elle dispose les événemens de façon qu’ils lui gagnent notre intérêt et elle les fléchit par degrés vers une fin heureuse. C’est un prince, et le prince Charmant ; il parait persécuté, séparé de celle qu’il aime ; au dénoûment, il rayonne avec elle dans une apothéose. Nous n’avons, à l’ordinaire, ni tant de vertus, ni tant de séductions ; nous ne passons pas par tant de traverses ; et si nous tombons dans le malheur, ce n’est pas communément pour rebondir vers la félicité. Raison de plus pour que nous nous plaisions à changer en idée notre destinée contre celle de ce fortuné fantôme. « Si je pouvais être ce monsieur qui passe ! s’écrie Fantasio ; ce monsieur qui passe est charmant ! » Sainte-Beuve, comblé de science et d’honneurs, mais épais de taille et laid de visage, confessait qu’il donnerait tous ses trésors d’esprit et de gloire pour la tournure et l’habit d’un sous-lieutenant de hussards : M. Octave Feuillet, sans rien nous demander en retour, nous permet d’être, pendant quelques heures, son héros. Ah ! que je me sais bon gré d’être ce « Jeune homme pauvre ! »

Il n’est pas pauvre, en effet, de cette pauvreté qui peut-être est la mienne ou celle de mon voisin. Il ne ressent les privations que pour attendrir le public, et les biens nécessaires, même les matériels, lui viennent justement à l’heure qu’il faut : pour commencer, un dîner, pour finir, une fortune. Qu’une table servie descende du plafond ou qu’elle soit préparée par la charité d’une portière ; qu’un coup de baguette désensorcelle le héros et le fasse reconnaître pour l’héritier du roi, ou qu’un testament lui rende son patrimoine, c’est tout un : Il n’est qu’un faux pauvre, Dieu merci ! Quoi de plus triste qu’un vrai ? il n’est pauvre que d’argent, et voilà de quelle manière ; c’est une élégance, presque une coquetterie de sa part. Il l’est à peu près comme Peau d’âne est fille de ferme ; et ne parait-elle pas plus noble, plus touchante sous ses haillons que sous la pourpre ? Plutôt que pauvre, Il est léger d’écus ; cette désinvolture lui sied dans une société où trop de gens sont alourdis par leurs poches. Il est marquis dans une société de vilains ; il l’est incognito, ce qui lui donne du piquant. Il est beau, il est mince, il est fort, comme nous nous figurons que nous le sommes, quand nous pensons à la femme que nous aimons sans nous regarder dans une glace. Il est bon cavalier, bon nageur, bon gymnaste : et quelles occasions lui sont données d’exercer ses talens ! Il saute en selle, sans toucher l’étrier, sur un cheval fougueux, devant une belle personne qu’il voit pour la première fois et devant un rival. Après trois mois, il sauve un terre-neuve, le favori de cette belle personne, et il rapporte le fin mouchoir que ce terre-neuve était allé vainement chercher. Il saute par la fenêtre, — et de quelle fenêtre ! — du haut d’une tour, pour se justifier aux yeux de sa maîtresse. O Sainte-Beuve ! les Causeries du lundi, pour ce cheval ! Les Portraits littéraires pour ce terre-neuve ! Port-Royal pour ce saut ! Qui de nous n’a rêvé de telles prouesses ? Maxime Odiot, marquis de Champcey, les accomplit pour nous, ou plutôt il nous permet de les accomplir avec lui. Médiocres écuyers, mauvais sauveteurs, piteux sauteurs, nous ne sommes pourtant ni d’une race de culs-de-jatte ni d’une race de manchots ou de paralytiques : nous concevons que nous puissions nous illustrer par de tels exploits, nous le désirons. Avec Maxime Odiot, ce désir devient hallucination ; avec lui nous épousons l’idéale fiancée à qui sont dédiés nos rêves ; avec lui nous sommes heureux.

Mais ce bonheur qui devient nôtre, il n’est pas seulement nécessaire : il est mérité. Maxime Odiot ne le tient pas seulement des dons que la fantaisie de l’auteur lui a faits ni des événemens qu’elle a suscités en sa faveur ; du moins, les principaux de ces événemens ne sont que des signaux pour sa volonté de combattre les intérêts de sa passion. Par là, derechef, l’ouvrage fameux de M. Feuillet me semble une féerie, mais une féerie intime, de la plus délicate espèce, dont le cœur humain est le théâtre. Qu’est-ce qu’une féerie encore, sinon la lutte de deux pouvoir ? , l’un bon, l’autre mauvais, qui se termine par la victoire du bon ? Qu’un génie malfaisant soit aux prises avec une fée bénigne, et que le sortilège de l’un, à la fin, soit déjoué par le talisman de l’autre, ou que des démons contraires se disputent une âme et que le meilleur en reste le maître, n’est-ce pas toujours une féerie ? La fiction de M. Feuillet, selon ce nouveau sens, demeure féerie, et dans le livre aussi bien que sur la scène ; sous l’une et l’autre forme, elle est à la fois un roman et un drame, et quel drame ! Combien de reprises de ce duel moral avant que l’honneur soit satisfait ! Maxime Odiot trouve son patrimoine détruit : il refuse de rien tirer de sa ruine aux dépens des créanciers de son père. Il aime une fille riche : il se défend de laisser grandir cet amour. Il ne peut l’étouffer pourtant : il s’interdit de le découvrir. Elle le découvre, ce sentiment caché, elle l’accuse d’intérêt ; il le justifie en déclarant à cette injurieuse fille qu’il ne l’acceptera jamais pour femme, lui pauvre, elle riche. Il rencontre un moyen de s’enrichir et de l’appauvrir d’un coup, un moyen légitime et qui ne serait que de reprendre son bien : il le rejette ; périsse son bonheur, plutôt que d’être dû à l’humiliation de celle qu’il aime ! Elle, de son côté, ne sent guère de moins rudes combats : une défiance orgueilleuse lutte dans son cœur avec l’amour. Marguerite Laroque se demande si elle est recherchée pour elle-même ou pour sa fortune : dans ce doute, elle s’indigne d’aimer autant que d’être aimée. Deux âmes fortement éprises, chacune partagée entre l’honneur et la passion et dressée par une mésaventure ou par un malentendu contre l’autre, depuis le Cid et Chimène jusqu’au Maître de forges et à sa femme, n’est-ce pas les meilleurs protagonistes d’un drame ? Arrêté, précipité par chaque péripétie de l’ouvrage, le progrès de ces âmes l’une vers l’autre est l’action la plus propre à émouvoir le spectateur. Chez nous, les beaux sentimens ne poussent peut-être pas aussi dru et aussi haut que chez Maxime : tous ceux qu’il expose à l’admiration publique, nous en portons cependant les germes ; et pourquoi ne pas supposer, durant quelques heures, que ces germes prospèrent ? Nés sous un climat moral plus froid, nous ne connaissons, en réalité, que réduite et pâlie, cette végétation tropicale, cette floraison éclatante de vertus, nous la connaissons pourtant : elle ne nous parait pas fantastique ainsi qu’une forêt de la lune ; échauffés par sympathie, nous la sentons subitement croître : avec Maxime, nous sommes vertueux, avec lui récompensés.

Roman et drame, cette féerie dont je deviens le héros, comment ne pas m’y plaire ? Depuis une trentaine d’années, un nombre incalculable d’hommes se sont prêtés à son enchantement. Si je veux relire le livre, c’est la quatre-vingt-huitième édition que le libraire français va m’offrir : des traductions étrangères, quel est le bénédictin qui fera le compte ? La pièce a été représentée à Paris, en province, dans tout le monde civilisé ou peu s’en faut : le Jeune Homme pauvre est connu presque autant que M. de Lesseps. Voici qu’il reparaît au Gymnase ; il est fêté comme un ami. Les principaux rôles, cette fois, sont tenus avec moins de talent que les secondaires : si Mme Pasca et M. Saint-Germain, — c’est assez de les nommer, — jouent Mme Laroque et Bévallan, si M. Landrol figure excellemment Laroque père, en revanche M. Duquesne, le débutant qui fait Maxime, est peut-être l’écuyer du prince Charmant, ce n’est pas le prince Charmant lui-même ; et Mlle Malvau est une Marguerite bien froide, Mais quoi ! la grâce de l’ouvrage est la plus forte : de même que, naguère, les spectateurs la subissent ; pourquoi m’en défendrais-je ? Pourquoi aérais-je, au détriment de mon.bonheur, plus malin que la foule ? Pourquoi me défierais-je plus qu’un enfant du merveilleux de M. Feuillet et refuserais-je de me laisser transfigurer par sa baguette ? Aussi bien si le héros, même pour me les prêter, me parait doué de trop de séductions et de vertus, si les événemens, même pour faire son bonheur et le mien, me paraissent trop dociles, trop nombreux et trop prompts, j’en serai quitte, à chaque rencontre, après qu’un petit frémissement de sympathie aura couru dans, mes nerfs, pour me moquer un tantinet de moi-même : au plaisir d’être ému je joindrai celui de n’être pas dupe ; quoi de plus délicieux ? Je sourirai au héros, je me sourirai ; puis je sourirai de nous deux, mais si doucement que ma voisine elle-même, une jeune fille, ne me soupçonnera pas d’être plus désabusé qu’elle.

Faut-il cependant quitter ces régions bénies et revenir vers un coin de terre que nous connaissons peut-être mieux ? Faut-il, pour n’être pas écœurés à la longue par les fruits trop parfumés de l’Éden, nous réconforter par une bonne soupe ? Voici M. Theuriet qui nous la trempe dans le pot-au-feu des Deux Barbeaux. Ne faisons pas les dégoûtés : nulle odeur de graillon ne s’en échappe ; non, mais l’honnête fumet d’une cuisine française et provinciale. Est-ce aux lecteurs de la Revue qu’il faut rappeler les personnages de ce récit[1], aujourd’hui transporté à la scène par l’auteur, avec l’assistance de M. Henri Lion ? Ils n’ont oublié ni l’un ni l’autre des frères Lafrogne, célibataires de petite ville, droguistes en gros et tirant leur surnom de leur enseigne ; dès que la toile se lève, ils se retrouvent comme chez de vieux parens. Voici bien la salle à manger de la maison des Deux Barbeaux ; voici, accroché au mur, le portrait de tante Lénette. Hélas ! tante Lénette, la digne et solide bourgeoise, la providence de ses deux neveux, à qui elle a tenu lieu de mère et de sœur et de femme jusqu’à ce qu’ils eussent l’un cinquante ans, l’autre quarante ; la sainte fille entendue en économie domestique, en lessives et en petits plats, tante Lénette est morte avant le lever du rideau ; nous ne verrons d’elle que ce portrait. Toute la première partie du roman, si joliment ornée de détails intimes, aurait-elle péri avec la bonne femme ? Non, de cette simple parure, tout est sauvé, tout se reconnaît ici, aménagea nouveau avec le goût le plus habile. Seulement, pas plus que ce goût, l’entente des lois du théâtre ne fait défaut dans ce premier acte : in médias res

La pièce commence à l’heure où Xavier Duprat, le jeune attaché au parquet, entre comme locataire dans la maison des Deux Barbeaux. Justement leur cousine Laurence, la gentille Parisienne échouée avec sa mère dans cette paisible ville après un naufrage de fortune, revient de la messe ; elle trouve ici Xavier Duprat et son introducteur Delphin Nivard, le pelé, le galeux Nivard, — ce n’est pas seulement au figuré que je parle, — le chef de bureau de la préfecture, le traître de ce petit drame. Ensuite paraissent, derrière la servante Catherinette, les deux frères, Hyacinthe et Germain, encore en deuil de la tante ; l’un avec son air candide de vieil enfant, l’autre avec son air bourru de courtaud de boutique et de chasseur. Leurs caractères à tous deux se révèlent par l’expérience qu’en fait Nivard. Assuré que Laurence cherche une issue à sa gêne, il les prie de solliciter pour lui sa jolie main. Hyacinthe s’étonne seulement ; Germain éclate en sarcasmes : il secoue Nivard, il le plante devant le miroir, il lui demande si sa perruque osera bien avoisiner ce jeune front. À cette colère, nous nous doutons qu’un sentiment secret anime le bon sens de notre homme. Cependant son frère, par acquit de conscience, fait la demande ; Laurence la repousse. Nivard s’échappe pour cuver son fiel ; les deux Barbeaux restent seuls. Ils s’approchent de la table où Laurence a dressé le couvert : Germain l’a aidée tout à l’heure, et les gestes de cet ours s’amollissaient pour cette tâche. Cependant l’un et l’autre, au lieu de s’asseoir et de manger le potage, se prend à rêver : la place de tante Lénette, entre les deux, n’est-elle pas vide ? Ils remuent des souvenirs de leur enfance, ils s’attendrissent. Allons, ce potage ! .. Il est froid et manque de sel ; Germain rejette sa cuiller avec mauvaise humeur. Qu’y a-t-il ensuite ? Du bœuf à la mode : il est brûlé. Des œufs à l’oseille : c’est le seul plat qu’Hyacinthe ne souffre pas. Et ce matin, pour trouver un mouchoir, Germain a dû bouleverser plusieurs piles de linge dans l’armoire, et Hyacinthe passer toutes ses chemises en revue pour en découvrir une qui eût ses boutons. Ah ! oui, la place de tante Lénette est vide ! « Sais-tu, s’écrie Germain comme inspiré, il faut une femme pour la remplir. — Une mercenaire qui nous volerait ! — Non pas ! » Et, avec un feint effort de courage, par un stratagème ingénu, Germain lâche cette parole : « Il faut qu’un de nous se marie ! — Avec qui ? — Pourquoi pas avec Laurence ? » Alors un débat comique et touchant : lequel des deux se mariera ? « Moi, les femmes me font peur. — Et moi je les épouvante. » Hyacinthe s’effraie tout de bon ; Germain fait des façons pour se dévouer, il pousse l’artifice jusqu’à proposer de laisser décider le sort ; Catherinette, mandée exprès, tire du chapeau d’Hyacinthe le nom de Germain : le voilà plus fier, plus heureux qu’un conscrit qui arbore son numéro à sa casquette. Mais Laurence va-t-elle consentir ? Elle consent. Elle a de l’amitié pour Germain, il a de l’amour : par l’alliance de l’un et de l’autre, ce sera bien le diable si le bonheur ne s’établit pas dans la maison des Deux Barbeaux.

Le diable, nous le savons, il est au logis ; il est jeune, il a de bonnes manières, et toute une bibliothèque de romans choisis à prêter. L’action qui va suivre, même un spectateur qui n’aurait pas lu le récit, pourrait la deviner : elle n’est pas des plus rares, et l’auteur l’eût-il inventée, ce n’est pas là cependant que résiderait son mérite. Après avoir décoré à la parisienne le vieux salon provincial, après avoir relégué au bureau les paperasses d’Hyacinthe et la pipe de Germain, Laurence s’ennuie : Xavier se présente pour la distraire. Elle a le cœur inoccupé : il s’offre à le remplir de joies défendues. Elle consent à des promenades sentimentales : il veut porter plus loin ses avantages. Cependant elle se rappelle à temps son devoir, elle repousse le tentateur ; elle lui refuse un rendez-vous. Il ne se tient pas pour battu : à l’heure dite, il se glisse par une porte ouverte, il se jette aux pieds de Laurence. Germain, prévenu par une lettre anonyme de Nivard, le surprend et le chasse. La colère du mari terrifie la jeune femme à ce point qu’elle balbutie à peine son innocence. Much ado about nothing ! .. Germain et Laurence, jusqu’au dénoûment, vivront sous le même toit, mais séparés.

Telle quelle, cette action, dans le livre, emprunte une valeur particulière du caractère de Xavier : formé dans une maison religieuse, achevé dans une parlotte d’avocats, discipliné, ambitieux, c’est un Henri Mauperin, petit-neveu de Tartufe. A la scène, ces nuances s’effacent : les événemens, bien qu’ordonnés avec art, paraissent, dans ce deuxième acte, un peu vulgaires et hâtifs. D’ailleurs, soit pour rendre l’héroïne plus innocente et plus agréable au public, soit pour rendre la pièce plus conforme aux coutumes de la mécanique théâtrale, M. Lion a glissé dans l’ouvrage un nouveau ressort qui n’est pas neuf ; et, le pis, une fois ce ressort introduit, c’est qu’on s’étonne de ne pas le voir se détendre immédiatement. Laurence, qui soupçonnait l’entreprise de Xavier, a chargé sa mère de l’en détourner ; la mère elle-même en a chargé Nivard, qui n’a pas fait la commission. Pourquoi Laurence, accusée par Germain, n’invoque-t-elle pas aussitôt le témoignage de sa mère ? Comment ce témoignage est-il retardé jusqu’à la fin du dernier acte, qui ne vient que trois mois après le second ? Si cette faute me parait malheureuse, ce n’est pas seulement parce qu’elle va contre la vraisemblance, mais surtout parce qu’elle est contre le genre de l’ouvrage. Voilà une machine de mélodrame dans une comédie de mœurs domestiques. Et n’est-ce pas le tableau de ces mœurs qui nous plaisait, modérément animé par un drame tout spirituel ? S’il y avait quelque doute là-dessus, il se dissiperait au troisième acte ; alors que notre espérance de drame est bornée, alors que nous n’attendons plus qu’un dénoûment nécessaire et déjà mûr, c’est encore par des détails d’intérieur ingénieusement composés que l’auteur amuse notre patience. Nous prenons plaisir à voir Laurence, corrigée par cette dure leçon, tenir le ménage du bonhomme Hyacinthe sous les yeux émerveillés de Catherinette : si nous pardonnons à Germain de bouder à la cantonade et de faire languir cette fin, c’est que la vue de ce petit groupe nous charme. Deux acteurs s’y trouvent à point, qui excellent à reproduire des types de la bourgeoisie : M. Cornaglia et Mme Crosnier. Ah ! les bonnes gens pour encadrer le couple tumultueux de M. Chelles et de Mlle Baréty (Sans doute ils maintiendront, après que tout s’est éclairci, le bonheur des deux époux : ils ont commencé, avec la grâce de l’auteur, par faire l’agrément du public.

A chacun ses verres, ou plutôt son prisme, ou plutôt encore l’œil d’un artiste est construit et exercé de telle sorte qu’il n’aperçoit qu’une partie de la réalité. C’est ce discernement, ce choix nécessaire dans la nature visible et cet aveuglement sur tout le reste, qui font le privilège de l’artiste : à vrai dire, il ne voit pas, — c’est bon pour nous autres de voir, — il regarde, et, en regardant, il s’imagine un monde. Il nous communique sa sensation ; elle diffère plus ou moins de la nôtre : si elle n’en diffère que peu, elle nous parait équitable ; si elle en diffère beaucoup, elle nous parait, selon les cas, optimiste ou pessimiste. Optimiste, équitable ou pessimiste, elle a des chances diverses de nous plaire, surtout communiquée dans un théâtre. Optimiste, elle y séduit presque tous les hommes, qui n’accourent là que pour se délasser et se consoler de la vie ; équitable, elle agrée encore à beaucoup, en confirmant leur expérience ; pessimiste, elle ne saurait plaire qu’au petit nombre, à quelques esprits chagrins, ou simplement courageux, qui ajoutent volontiers à leurs connaissances, si affligeant qu’il soit, ce renfort d’instructions sur la réalité. M. Feuillet a son microcosme ; M. Theuriet a le sien ; M. Becque, nous allons le voir, en a un troisième. Celui de M. Feuillet agrée à tout le monde, sinon à quelques fâcheux qui chicanent contre leur plaisir ; celui de M. Theuriet agrée encore à beaucoup ; celui de M. Becque,.. mais ce qu’il advient de M. Becque, nous le saurons tout à l’heure. Récapitulons les chances et les bénéfices des deux autres.

M. Feuillet, sur la scène du monde, aperçoit au premier plan des héros, qui sont pourtant des hommes et qui nous permettent de nous associer à leur fortune. Ils sont des héros, et par droit de naissance et par droit de conquête ; ils ont reçu au berceau des dons gracieux qu’ils nous communiquent ; ils soutiennent jusqu’à la victoire une lutte dont nous partageons l’honneur. Quoi de plus désirable qu’un tel divertissement pour achever une journée consacrée au travail, aux soucis du négoce ou de l’ambition, voire même à l’oisiveté ? Celui qui nous l’offre est le bienvenu : il a partie gagnée. M. Theuriet, sans être armé des mêmes avantages, n’est pas encore à plaindre : il a plus d’un atout dans son jeu. Les personnages que son œil perçoit et qui s’y reflètent, sans être des héros, sont des hommes à peu près tels que nous ; au moins pouvons-nous, à l’occasion, nous contenter de leur sort. Condition ordinaire, vertu ordinaire, aventures ordinaires, voilà leur signalement et leur histoire, et les détails seuls de leurs caractères et de leurs mœurs sont particuliers. Nous les suivons d’une sympathie moins ardente, mais encore fidèle ; nous nous plaisons à louvoyer familièrement avec eux, après avoir mis toutes voiles dehors chez M. Feuillet. Après les éblouissemens d’une féerie, quoi de mieux, pour se reposer la tête et se rafraîchir les yeux, que de se mettre à la fenêtre et de regarder les passans ? C’est peut-être un plaisir dont tous les spectateurs ne se soucient pas ; il est pourtant accessible à beaucoup. Je le prise fort, pour ma part : on va voir que j’en goûte bien d’autres !

Ce n’est pas de l’Ile aux corneilles que je veux parler, — un badinage curieusement rimé par M. d’Hervilly, qui précède les Deux Barbeaux sur l’affiche, — ni de Célimène, une petite comédie de M. Louis Legendre, qui ouvre le spectacle et qui mériterait de le clore. Les vers de M. Legendre ont de la netteté, de la fraîcheur et de l’élégance : pour applaudir Célimène, il suffit d’avoir étudié, avec l’auteur, chez les classiques. Mais trêve de bagatelles, un autre objet nous réclame : c’est la Parisienne, de M. Becque, jouée à la Renaissance après avoir manqué d’être jouée à la Comédie-Française ; et comment ne forcerait-elle pas notre attention ?

Admirez au moins cette gageure. Au théâtre, ce qui détermine la sympathie et ce qui excite l’intérêt, c’est, d’une part, l’action morale, c’est-à-dire le duel de la volonté humaine et de la passion, — que l’une ou l’autre doive l’emporter, — et, d’autre part, les événemens. Tantôt l’action morale est toute pure : ainsi dans le Misanthrope. Tantôt les événemens sont bruts : ainsi dans un mélodrame. Ailleurs, — et c’est le cas le plus fréquent, — les deux causes d’émotion se réunissent : action morale extraordinaire, événemens extraordinaires dans le Roman d’un jeune homme pauvre ; action morale ordinaire, événemens ordinaires dans la Maison des Deux Barbeaux. M. Becque a entrepris de faire une pièce, il l’a faite, sans action morale ni événemens.

Est-ce un événement qu’une femme trompe son mari et son amant avec un troisième personnage, sans que ni l’un ni l’autre des deux premiers s’en aperçoive ? — Non, j’imagine. Si, d’ailleurs, cette femme trompe l’un et l’autre sans effort avant la trahison ni remords après, si aucun de ces trois hommes n’a de lutte à soutenir contre lui-même pour s’attacher à cette femme ou s’en détacher, l’action morale est nulle. Aussi bien, ce n’est pas seulement la volonté qui est absente d’ici, mais la passion. S’il y a eu duel entre les deux, ce duel est fini ; sur le terrain, il ne reste qu’un troisième pouvoir, qui a mis les adversaires d’accord et les a congédiés : c’est le vice.

Une étude de vice, voilà ce qu’est la comédie de M. Becque : « Entretiens familiers d’une femme, de son mari et de son amant, scènes de la vie adultère dans la bourgeoisie parisienne. » voilà, tout au long, quel en serait le titre exact. Ce groupe mis à la scène par MM. Labiche et Gondinet dans le Plus Heureux des trois, M. Becque l’y remet aujourd’hui, mais orienté autrement. De son point de vue, ce qu’il aperçoit et ce qu’il montre, ce n’est pas le contraste originel entre la condition douillette du mari et la condition épineuse de l’amant ! c’est la conformité à laquelle l’habitude réduit l’une et l’autre. Plutôt que trois individus, — le mari, la femme et l’amant, — qui peuvent se séparer encore, — puisque l’un des trois est mécontent de sa part et ne pense bientôt qu’à l’abdiquer, — c’est un organisme qu’il présente : le ménagea trois, — où deux organes parviennent à l’identité de fonctions. Il fait voir le jeu facile de cet organisme ; ainsi point de coups de théâtre. Il choisit cependant pour le faire voir l’heure où cette identité se détermine ; ainsi sa comédie satisfait à la loi essentielle de la littérature scénique : elle a un commencement, un milieu et une un. La liaison craque à l’approche d’un nouvel amant ; elle se détend pour l’admettre ; après l’avoir admis, elle se resserre. Voilà, depuis le premier point jusqu’au dernier, la crise où le ménage à trois se constitue ; après cette épreuve, après ce cahot, qui a forcé l’amant à faire un écart et qui l’a un peu éloigné du mari, les deux font vraiment la paire : tiré par cet attelage, que la femme gouverne d’une main sûre, le char domestique roulera paisiblement dans l’ornière.

Dès la première scène, cette qualité d’adultère est marquée. De quelle façon, nette et vive, à la fois naturelle et théâtrale, on ne saurait en tenir trop de compte : l’auteur d’une telle scène est un écrivain dramatique, il possède la maîtrise de son art ; s’il néglige, par la suite, certaines coutumes du lieu où il se produit, c’est de parti-pris qu’il faudra l’accuser, non d’ignorance ni d’impuissance.

Une femme rentre chez elle à pas rapides, une lettre à la main ; elle ouvre un buvard sur une table, elle y cache cette lettre ; un homme se précipite, elle feint de fermer un secrétaire. « Ouvrez ce secrétaire ! fait l’homme, et donnez-moi cette lettre. » Elle refuse : débat serré entre la jalousie de l’homme et l’assurance de la femme ; assaut qui rappelle, sans l’imiter, celui de Me André contre Jacqueline au début de ce chef-d’œuvre, le Chandelier. « Allons en justice ! » s’écrie Jacqueline après ses dénégations, et Me André s’apaise. De même celle-ci livre ses clés : « Ouvrez vous-même, dit-elle, mais si vous touchez ces clefs du bout des doigts, ce n’est pas moi qui le regretterai, ce sera vous. — Reprenez vos clés, » fait l’homme ; et, dompté par l’assurance de la femme, il écoule sa colère dans un sermon : « Pensez à moi, Clotilde, et pensez à vous. Dites-vous qu’une imprudence est bien vite commise et qu’elle ne se répare jamais… En me restant fidèle, vous restez digne et honorable ; .. le jour où vous me tromperiez… — Prenez garde, interrompt Clotilde, voilà mon mari ! »

C’est pour le mari que nous le prenions, ce sermonnaire jaloux. Et qu’est-il, en effet, sinon un mari adjoint ? Il veut l’être, il l’est ; lui et sa maîtresse sont d’accord là-dessus. Que cherchait-il ? Non les orages de la passion, mais, — il en convient lui-même, — « une affection paisible et désintéressée. » Et elle ? Écoutez sa profession de foi, ou plutôt d’infidélité : « J’avais un mari, des enfans, un intérieur adorable, j’ai voulu plus, j’ai voulu tout. » Ce n’est pas ceci qu’elle a entendu sacrifier à cela ; hé ! qui lui demandait ce sacrifice ? Elle a prétendu tout concilier ; elle a rêvé une existence où « ses devoirs seraient remplis » sans que son cœur fût vide ; lui, Lafont, s’est accommodé de cette existence, et le rêve de Clotilde, femme Dumesnil, s’est accompli. Elle le déclare en mots exprès, alors qu’elle croit, pour un moment, avoir perdu ce compagnon : « J’avais un ami excellent ; un second mari, autant dire. » Elle est Parisienne et bourgeoise : elle a une maison à tenir, une figure à faire dans le monde, et le tout à peu de frais. Elle est fort occupée ; sa tête est plus exercée que son cœur, et même que ses sens. Elle ne se soucie pas de rompre en visière à la société, mais de satisfaire ses appétits en gardant sa place régulière à table et sans troubler l’ordre du couvert. Elle gouverne son mari et son amant, et souvent l’un par l’autre ; elle désire qu’ils s’entr’aiment et qu’ils s’entr’aident, et, si elle le désire, c’est pour le premier plus que pour le second : pousser le mari dans sa carrière, n’est-ce pas pousser la fortune de la communauté ? Clotilde, mariée à un homme faible, Clotilde, femme d’énergie dans la lutte pour la vie, sinon dans la lutte contre les passions, est le chef de la famille : et pourquoi ne le serait-elle pas ? La famille est une machine qu’elle régit, et dont l’amant n’est qu’un rouage ; du moins, elle l’entend ainsi, et lui-même ne la contredit pas. Ne se ligue-t-il pas avec le mari pour l’empêcher d’aller chez une dame qui l’a invitée ? La raison de cette défense ? C’est que la dame a un amant.

Toutefois, à l’heure où la pièce commence, le rouage grince encore. Lafont soupçonne, à bon droit, qu’il est trompé ; il est jaloux, il l’est médiocrement et maladroitement, à la façon d’un nouveau mari. Pour être un mari en plein exercice, il ne lui manque que d’avoir acquis, après avoir été trompé, la sécurité de la résignation : il la possède à la fin, lorsque Clotilde a quitté l’amant de passage qui a fait obtenir une place à son mari : « La confiance, monsieur Lafont, dit Clotilde pour conclure, voilà le seul système qui réussisse avec moi. — Ç’a toujours été le mien ! » s’écrie le mari, le véritable, et ce mot est le dernier de la pièce ; Lafont, in petto, jure à l’unisson que désormais ce système sera aussi le sien : voilà, décidément achevé, l’organisme du ménage à trois. Dans l’intervalle de ce commencement à cette fin, la comédie que la jalousie de Lafont nous donne, c’est le Supplice d’une femme sans passion du côté de l’amant, sans remords du côté de la femme ; si l’un s’attache à l’autre, et si l’autre fait la feinte de se détacher de lui, mais la feinte seulement, c’est que l’habitude les tient ; et qu’est-ce qu’une telle habitude, sinon proprement le vice ?

C’est une étude de vice, encore une fois, que cette comédie qu’il vaudrait la peine d’étudier en détail et de commenter longuement. C’est d’une maladie de la sensibilité que l’auteur expose les phénomènes chez deux sujets. Ces phénomènes, quels sont-ils ? Des perversions de sentimens, dont l’expression naïve a son ironie secrète. L’amant, pour être rassuré sur un rival, accepte de la femme cette garantie que « son mari ouvre toutes ses lettres. » La femme, taquinée par la jalousie de l’amant, s’écrie : « Je ne suis plus tranquille que quand mon mari est là ! » Ces paradoxes naturels, qui pourront scandaliser d’honnêtes gens, M. Becque n’y ajoute rien pour les faire condamner ni pour en faire rire : il les a notés en observateur sagace, il les transmet en artiste sobre ; il ne requiert pas contre le vice et ne le fait pas plus comique qu’il n’est. Qu’il le juge haïssable et vilain, on le devine au timbre de la vois avec laquelle il répète ses paroles, mais seulement à ce timbre, qui fait valoir l’ironie intime du discours. C’est en quoi M. Becque diffère d’un naturaliste pur, écho indifférent de la réalité, mais il n’en diffère que par là. Je me trompe ; il s’en distingue encore par deux traits : en constatant le vice, c’est-à-dire le mal chronique, il en laisse deviner les causes, — de quoi un naturaliste par ne se soucie guère ; il laisse un instant le malade pleurer sur son mal, — à quoi ce naturaliste ne saurait consentir. Mais ces causes ne se laissent que deviner, et cette larme du malade n’est que furtive. M. Becque, à n’y pas regarder de tout près, ne fait que montrer hardiment le mal. Il ne l’embellit pas des feux de la fièvre, ainsi que tel dramaturge ou romancier ; il ne l’excuse pas, non plus, par les cris de repentir du patient ; il ne le sauve pas par le ridicule, en prenant soin d’en outrer quelques symptômes. Le spectacle qu’il offre est donc celui qu’un professeur peut offrir dans une clinique, et les curieux de pathologie peuvent seuls s’y plaire ; le reste du public est rebuté, — c’est peut-être dégoûté qu’il faut dire.

A discerner les réalités qu’elle renferme, la comédie de MM. Labiche et Gondinet, le Plus Heureux des trois, n’est pas plus ragoûtante que la Parisienne. La complicité de l’héroïne et de sa femme de chambre n’est pas plus propre chez M. Labiche que chez M. Becque, ni la sensualité du mari et de l’amant plus discrète, ni leur promiscuité plus cachée. « Ce soir, j’irai lire mon journal dans ta chambre, dit Marjavel à Hermance ; » et comme, en attendant, on ira dîner chez Doyen, Ernest murmure à l’oreille de cette même Hermance : « Chez Doyen, il y a des bosquets. » Le lendemain, Ernest ne cèle pas que, d’une pièce voisine de l’alcôve, il a entendu à peu près ce que le fameux héros de Fanny a eu le malheur de voir du balcon : la Parisienne n’a rien de si scandaleux. Quand Marjavel a perdu « son Ernest, » on nous prédit « qu’il ne sera pas long à en retrouver un autre : » Clotilde n’est pas plus gourmande qu’Hermance. Et faut-il rappeler cette étrange succession des deux Jobelin auprès des deux femmes de Marjavel, cet oncle et ce neveu alliés par le mari qu’ils trompent, et ce fiacre unique, n° 2114, qui promène cette variété d’inceste ? Mais ce fiacre est conduit par Kuyssermann, le créancier de Krampach ; et Krampach a un hanneton dans sa culotte ; et Krampach, Marjavel, Hermance et les deux Jobelin cherchent à quatre pattes un diamant qui n’a jamais été perdu : ..voilà pourquoi toutes ces vilenies ne sont pas tristes, et, partant, point choquantes. Nous sommes dans le domaine de la bouffonnerie, et les horreurs ; deviennent drôles : honni soit qui mal y-pense ! Les tumeurs moulées sur le vif, l’auteur les a transportées sur des masques nous sommes au bal de l’Opéra, non plus à la clinique. Lors d’une récente reprise de la pièce, qui donc proposait d’en atténuer le grotesque ? L’atténuer, passe encore ; l’enlever, prenez-y garde, serait rendre au sujet sa laideur ; qui ferait imprudemment cette besogne nous ramènerait à l’hôpital : avec M. Becque, nous y restons.

Nous y restons, — je parle pour moi et pour un petit nombre, qui acceptons d’y rester. C’est l’honneur de M. Becque de se condamner par avance, pour dire ce qu’il veut dire et ne pas dire autre chose, à mettre en fuite la majorité du public. Mais ce qu’il veut dire, il le dit bien, et ceux qui ont le courage de l’écouter l’estiment. La Parisienne est une œuvre d’un singulier mérite, pleine de substance et d’une forme sévère : si quelques recoins y sont obscurs, si deux ou trois crudités, avec autant de vulgarités, y sont inutiles et peu vraisemblables, si la proportion de certaines parties de l’ouvrage à d’autres, en vertu d’un parti-pris de négligence du rythme théâtral, parait irrégulière et nous déconcerte, il faut reconnaître pourtant que l’observation en est forte et que le dialogue en est sain. Par cette double vertu, M. Becque mérite un cabinet réservé dans le musée des classiques. La Comédie-Française, qui en est le Luxembourg aussi bien que le Louvre, a failli accueillir la Parisienne. Assurément M. Coquelin et Mlle Pierson auraient mis en saillie plus minutieusement les qualités de cette comédie, où M. Vois et Mlle Antonine font de leur mieux, sans provoquer, — M. Vois surtout, — nos acclamations. Telle quelle, je me félicite d’avoir vu cette rareté ; je remercie le directeur de la Renaissance qui me l’a fait voir. Il manquerait quelque chose à mon récent voyage à travers la Comédie si je n’avais pas poussé jusque-là.

N’est-ce pas, en effet, une Comédie comme celle de Dante que je viens de parcourir à rebours ? « Si vous regardez le sujet, dit le poète, il est d’abord horrible et hideux : c’est l’enfer ; et il est, à la fin, heureux, désirable, gracieux : c’est le paradis. » J’ai commencé par le paradis et terminé par l’enfer. Suis-je fatigué du pèlerinage ? Pour me récréer, j’entrerai au Vaudeville, où je ne verrai ni des hommes supérieurs à la plupart en valeur morale, ni égaux, ni inférieurs, mais d’excellens pupazzi, — représentés par MM. Adolphe Dupuis, Jolly, Dieudonné, Mlle Réjane, — entrechoqués par MM. Gondinet et Sivrac dans l’imbroglio le mieux conduit et le plus spirituel du monde : Clara Soleil. Je ne suis pas si pédant que de refuser ce plaisir ; mais je ne renoncerais de bon cœur à aucun de ceux que j’ai goûtés en route, pas même au plus amer. Vive Paris, je le répète, où, dans l’espace d’une quinzaine, un dilettante peut traverser le paradis avec M. Feuillet, avec M. Theuriet le purgatoire, et l’enfer avec M. Becque !


Louis GANDERAX.

  1. La Maison des Deux Barbeaux. Voir la Revue du 15 avril et du 1er mai 1878.