Revue dramatique - 14 février 1886

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Revue dramatique - 14 février 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 930-943).
REUE DRAMATIQUE

Porte-Saint-Martin : Marion Delorme. — Menus-Plaisirs : l’Homme de paille, comédie en 3 actes, de M. Valabrègue. — Renaissance : une Mission délicate, comédie en 3 actes, de M. Bisson. — Palais-Royal : le Mariage de Thérébin, comédie en 3 actes, de M. Bergerat ; la Boule. — Cluny : Doit-on le dire ? — Vaudeville : le Voyage de M. Perrichon. — Odéon : la Première du Misanthrope, comédie en 1 acte, de MM. Éphraïm et Aderer ; le Fils de famille. — Comédie-Française : l’Héritière, comédie en 1 acte de M. Morand ; Molière en prison, comédie en 1 acte, en vers, de M. d’Hervilly ; l’Aventurière ; un Parisien, comédie en 3 actes, de M. Gondinet. — Variétés : les Demoiselles Clochart, comédie en 3 actes, de M. H. Meilhac.

Marion Delorme, dans nos souvenirs d’adolescens, à nous qui faisions des vers latins pendant les dernières années du second empire, rayonne avec une grâce particulière ; elle y sourit mélancoliquement, comme la plus aimable et la plus touchante des œuvres dramatiques de Victor Hugo. La Dame aux camélias, traitée d’avance par un [poète, fixée en des rythmes délicieux et magnifiques, vêtue de nobles costumes, établie dans un décor d’histoire, cette idée nous charmait et captait notre admiration. La pièce de M. Dumas fils, malgré notre faible pour elle, n’obtenait de nous que l’estime dévolue à un tableau de genre, à un Gavarni pathétique ; l’ouvrage de l’exilé, au contraire, c’était de la grande peinture. Cette première conception de la courtisane purifiée par l’amour nous paraissait sublime ; la beauté de l’exécution nous semblait un peu plus qu’humaine. Ah ! s’il nous était donné jamais de contempler une telle merveille au théâtre ! ..

Elle nous fut accordée, cette douceur, dans les temps qui suivirent l’année terrible ; et, datés de là, d’autres souvenirs nous séduisent. Le vieux poète a été rendu à sa patrie mutilée par la guerre étrangère, déchirée par la guerre civile ; on se réjouit de choyer sa gloire, on s’épanouit à la fêter. A peine on se rappelle que certaines critiques, ou plutôt des chicanes, ont naguère gêné sa marche ; ces broussailles qui prétendaient l’arrêter ne sont que petit bois mort, à présent, et dissipé en poussière : et voici que le vénérable héros, le combattant harcelé jadis par les faux classiques, s’assoit en compagnie des vrais, dans la paix du répertoire. Aussi bien Marion Delorme, parmi ses pièces, est la plus paisible, celle où son imagination s’est le plus modérée ; auprès de Hernani et de Ruy Blas, elle est raisonnable ; seule entre toutes, le Roi s’amuse excepté (mais quand nous rendra-t-on le Roi s’amuse ? ), elle est française par le sujet ; elle l’est aussi, on regard des autres, par La discrétion de la fantaisie. Et quel flot poétique s’y épanche ! M. Mounet-Sully, dans sa fleur et dans sa force, module d’une voix pleine et riche le rôle de Didier ; au dernier acte, en face de la mort, il nous communique son extase. M. Delaunay prête à Saverny, comme il convient, les élégances d’un exquis ténorino ; il pique de notes légères la cantilène de son compagnon, et l’un et l’autre nous enchantent. Marion Delorme prend place, dans le trésor de la Comédie-Française, à côté de Polyeucte et d’Andromaque.

Quatorze années s’écoulent, pendant lesquelles Victor Hugo est traité en dieu qui daignerait s’attarder parmi nous. Il meurt ; s’il ne monte pas au ciel, c’est apparemment qu’il ne se soucie pas de changer d’étage ; il se contente de déloger l’autre, il va demeurer au Panthéon. L’anniversaire des funérailles n’a pas encore sonné ; la Porte-Saint-Martin nous convie à une reprise de Marion Delorme ; c’est le premier exercice littéraire du culte de Hugo depuis qu’il a tout de bon cessé d’être mortel ; nous nous empressons à cette fête : hélas ! quelle déconvenue !

Nous voyons bien, dès l’abord, que Mme Sarah Bernhardt est malade ; son talent est comme détraqué aujourd’hui, son jeu incohérent, sa voix presque aussi fatiguée que son visage. Nous voyons que M. Marais, en habit Louis XIII, est disgracieux et gauche ; nous voyons qu’il représente Didier comme le héros réel d’un drame en prose. Est-ce leur faute pourtant si ce Didier, si la Marion qui peut l’aimer ne nous intéressent guère ? Il tombe de la lune par la fenêtre, ce cavalier de la Triste-Figure ; il en tombe pour réciter d’emblée, sans occasion ni prétexte, un singulier prône à cette jolie femme. Qui est-il ? « Didier de rien ; » — de rien, en effet : c’est la matière dont l’auteur l’a façonné. Il n’est qu’une forme vide, à travers laquelle le poète souffle des paroles. « Fatal et méchant, » il le dira tout à l’heure, on ne sait ni pourquoi il est fatal ni en quoi il est méchant. Il remerciera Marie de l’avoir < sauvé de son destin, » — mais de quel destin ? — lui « que tout haïssait ; » — mais quel est ce « tout ? » quelle est cette haine, quels en sont les raisons et les actes ?


J’ignore d’où je viens et j’ignore où je vais,


soupirera-t-il ; nous l’ignorons aussi, et ne nous en inquiétons guère ; c’est un passant inconnu, ou plutôt une ombre qui passe : que nous importe une ombre ? A peine ce fantôme noir est-il auprès d’elle, cette personne qui d’abord, en écoutant le babil de Saverny, joliment débité par M. Berton, avait quelque peu l’air d’être Marion Delorme, cette personne n’est plus Marion, mais une femme quelconque, ou plutôt elle n’est aucune femme : ce couple, au baisser du rideau, nous laisse étonnés et froids.

Au deuxième acte, l’entretien des jeunes seigneurs sur la place de Blois, farci de détails de mœurs, d’allusions aux duels de la veille et aux modes du jour, tout ce dialogue nous ennuie les oreilles, comme un travail de marqueterie, exécuté en notre présence, ennuierait nos yeux. La discussion sur Corneille, ses devanciers et ses rivaux, nous agace comme une plaisanterie de mauvaise grâce : il est trop évident que ces sottises sont dictées aux personnages par l’ironie de l’auteur, qui n’a guère de mérite à savoir qu’à la fin Corneille l’a emporté. Ensuite la querelle et le combat de cet inexplicable Didier et de Saverny nous font passer un moment, à la manière d’une entrée de ballet, sans nous émouvoir.

Intermède comique, ce troisième acte ; hélas ! d’un comique laborieux. C’est ici le théâtre des marionnettes : au commencement, Saverny fait l’Arlequin ; à la fin, Laffemas fait le commissaire. Avec sa verve de commande, l’un est médiocrement drôle ; avec sa voix grossie, l’autre est médiocrement terrible. Dans le milieu, le défilé de ces pantins, les comédiens de campagne, n’est qu’un artifice trop évident pour introduire de force le grotesque dans un sujet sentimental ; la récitation de ces morceaux choisis d’une littérature ridicule n’est que l’étalage d’une érudition fastidieuse, quoique facile. Entre temps Marion et Didier n’ont reparu que pour roucouler un duo ; ni leurs discours ne nous renseignent davantage sur leurs caractères et leurs passions, ni leur conduite n’est de personnes douées de raison et de volonté. Quand Didier apprend que la femme qu’il aime et qu’il croyait pure est Marion Delorme, que dit-il ? que fait-il ? Rien. Il tressaille. Il ne cherche pas la perfide, il lui laisse ignorer sa découverte ; il se livre à Laffenias sans avoir dit pourquoi : ainsi le drame avorte ou dégénère en pantomime. Ce n’est pas Saverny, d’ailleurs, jusqu’ici le plus consistant de ces personnages, qui nous fera croire que ces aventures sont vraies : la prétendue étourderie par laquelle il jette son sauveur Didier et son amie Marion dans la gueule du loup n’est proprement qu’un trait d’ineptie imposé par l’auteur, et qui ne se peut imposer qu’à un fantoche : pupazzi que tous ces gens-là !

Autre intermède, le quatrième acte : à bien compter, cela en fait trois ; depuis l’exposition, nous n’avons pas en autre chose. Divertissement historique, celui-ci : des personnages de cavalcade, mis à pied, jouent une parade sérieuse. Un Louis XIII automatique, prêté par le musée Tussaud, écoute le récit du vieux Nangis : il est magnifique, ce morceau d’épopée ; M. Dumaine le dit fort bien. Pourquoi ne le bisse-t-on pas ? C’est le meilleur instant de la soirée. Il est vrai que la fameuse scène de L’Angély avec le roi vient ensuite ; mais cette philosophie de bouffon, vulgaire et qui fait l’importante, verbeuse et baroque, laisse le public indifférent : c’est une contrefaçon de Shakspeare pour le théâtre de la foire au pain d’épices.

Enfin arrive le dernier acte, où Marion et Didier vont se décider à s’occuper de nous et d’eux-mêmes. Trop tard ! Le crédit ouvert par la patience de l’auditoire est épuisé. Le poète ne reprend pas les âmes qu’il avait à peine saisies au premier acte et qu’il a lâchées. Désintéressé des personnages, le spectateur s’ennuie ; le frisson d’un sourire parcourt la salle, quand Didier, après ses beaux couplets sur la mort et l’immortalité de l’âme, s’approche de Saverny, lui touche le bras et s’aperçoit qu’il dort : « Nous l’excusons, pense chacun à part soi, et nous l’envions. » Après cela, même le dernier grand duo, où se resserre en somme le drame tout entier, même la supplication de l’héroïne, l’imprécation du héros et son pardon final, même la pâmoison et le suprême cri de Marion ne peuvent émouvoir nos entrailles. Nous nous retirons mécontens de nous, comme après une cérémonie funèbre où non-seulement la sympathie, mais encore le respect a failli nous manquer.

Sans doute, joint à l’état de santé de Mme Sarah Bernhardt, le jeu prosaïque et mesquin de M. Marais a nui à cette reprise Dans une récente monographie de « l’Acteur, » publiée par une revue spéciale[1], M. Sarcey le constate avec chagrin : « Il n’y a plus moyen de jouer à cette heure le drame flamboyant de 1830 ; Mélingue a suivi Frédérick-Lemaître dans la tombe, et il n’a passé à personne le panache qu’il avait reçu de lui. » Cependant il serait injuste, en ce désastre, d’accabler de toute la responsabilité les interprètes ; il faut avoir le courage de le dire : Victor Hugo à peine mort, on s’aperçoit que son œuvre dramatique n’a pas vécu. Jadis, pendant seize années, de 1827 (Cromwell) à 1843 (les Burgraves), cette œuvre fut agitée aux abords des théâtres et sur la scène, et cette agitation la sauva d’un examen trop minutieux. D’ailleurs, ses triomphes, en ce temps-là, ne furent pas aussi parfaits qu’on se les est figurés depuis ; exaltés par une coterie, entourés par la curiosité de la foule, ils ne furent pas seulement tracassés par la jalousie éperdue des derniers tragiques, — ainsi qu’on l’a trop laissé dire, — par l’effarement agressif des petits-neveux de Campistron ; ils furent inquiétés aussi par tel homme de sens et de courage, par un Gustave Planche, — pour ne nommer que celui-là, qu’il n’est pas permis d’oublier ici ; — laissant à l’avenir le soin de justifier son avis, cet admirable fâcheux avertit le triomphateur qu’il était homme, — et que pas un de ses héros ne l’était assez.

Après un repos d’un quart de siècle commandé par la politique, une seconde période s’est ouverte où, par un juste retour, la politique aidant, cette œuvre a été glorifiée. « Cette jeunesse de 1867, écrit Adolphe Crémieux à Victor Hugo lors de la reprise d’Hernani, a montré la noble et généreuse ardeur de notre jeunesse de 1830[2]. » En effet, sitôt que l’empire faiblissant a donné un peu d’air, une flambée jaillit de ces vieilles cendres et illumine le rocher légendaire de Guernesey. Qu’est-ce donc lorsque l’empire s’écroule, et que l’auteur des Châtimens reparaît sur ses débris ! La flamme devient une lueur d’apothéose. Sur ce fond de féerie, les silhouettes de Ruy Blas et de Marion Delorme, aussi bien que de Hernani, se détachent heureusement ; même Lucrèce Borgia, Marie Tudor et, si je ne me trompe, Angelo, font mine de se relever ; on nous promet le Roi s’amuse' et les Burgraves. Hugo n’est-il pas pour la foule, entretenue dans sa foi par quelques meneurs, le grand garde national de France, le grand muezzin de l’humanitairerie ; pour l’élite impartiale, le grand patriarche des lettres ? Il a duré, il a travaillé jusqu’au bout ; même ceux qui ne l’adorent pas le respectent : or n’est-ce pas au théâtre que la ferveur et la vénération publiques peuvent le mieux se déclarer ?

En 1882, cependant, on nous donne le Roi s’amuse : et le chef-d’œuvre attendu s’effondre devant un public désolé de ne pouvoir le soutenir. Du moins, il s’effondre avec majesté : c’est un désastre solennel. Hugo, malgré cet accident, achève de devenir dieu ; quelques mois défilent ; et voici que Marion Delorme, à son tour, fait une chute, mais une chute piteuse. À ce coup, les Burgraves s’éloignent et s’effacent ; Cromwell, — on parlait de soulever cette énorme machine jusqu’au niveau de la scène, — Cromwell retombe de tout son poids dans les dessous du théâtre. Angelo, Marie Tudor, Lucrèce Borgia, déjà rangés dans le magasin aux mélodrames, ne sont pas près d’en sortir. Restent sur les planches Hernani et Ruy Blas, acceptés pour un temps, parce qu’ils nous choquent moins que le reste, une fois pris le parti de suivre la fantaisie du poète dans son domaine : au moins là dedans tout est folie ; l’œuvre est homogène, elle se tient tout entière et de façon manifeste hors des limites de la raison comme au-delà des Pyrénées : cosas da España ! C’est que le drame romantique pouvait bien autrefois n’avoir pas tort contre la pseudo-tragédie de MM. Arnault, Lemercier, Viennet, Jouy, Andrieux, Jay, Leroy ; — eh ! quelle forme nouvelle, si vide qu’elle fût, ne devait pas prévaloir contre celle-ci ? L’imagination ne la colorait pas, la malheureuse, pas plus que ne l’emplissait la raison ; sa rivale, magnifiquement diaprée, l’éclipsait à peu de frais. Mais le drame romantique, dès lors, était faible contre ces argumens qu’il affectait de négliger et qui paraissent bien aujourd’hui les plus forts, contre de pénétrantes remontrances, que nous reprendrions tout au long s’il n’était déplaisant de triompher en trop de paroles, contre les jugemens d’une critique qui n’était pas dupe de la nouvelle doctrine et montrait comment elle se laissait contredire par les œuvres.

« Le caractère du drame est le réel, » déclarait Hugo dans la préface de Cromwell ; à la nature et la vérité, » la nature et l’histoire, voilà le fonds d’où il prétendait tout emprunter. Dans le deuxième acte de Marion, il donnait à entendre qu’il jouait la même partie contre les fauteurs des classiques qu’avait jouée autrefois Corneille contre les admirateurs de Garnier, de Mairet, de Hardy, de Théophile ; à deux cents ans de distance, le génie se retrouvait seul contre tous ; contre M. Jay et ses complices, à présent, comme autrefois, contre Boisrobert, Chapelain, Colletet, — « toute l’Académie enfin, » qui, à travers les siècles, devait rester la même, — et contre Scudéry.

Le malheur est que, si M. Jay et les autres étaient de trop piètres copistes pour qu’on les reconnût, ces soi-disant classiques, comme les héritiers de Corneille, Victor Hugo, non plus, ne continuait pas ce grand homme, mais bien plutôt ceux qu’il rejetait pêle-mêle dans le camp adverse. Déclamatoire, à l’occasion, et descriptif comme Garnier, emphatique comme Mairet, imaginatif comme Théophile, le chef des romantiques restaurait, sous le nom de drame, la tragi-comédie à l’espagnole, selon le goût de Hardy, voire de Scudéry et de Scarron. L’aventure n’est-elle pas piquante ? On proclamait une révolution selon l’esprit de Corneille ; le Cid, Hernani, à défaut de Marion, seraient deux étapes du génie dramatique français. Et, à l’heure même, on ne faisait qu’une émeute : et cette émeute, en jetant bas un simulacre de tragédie, ne remettait sur pied que ce vieux mannequin de la tragi-comédie qui avait grimacé jadis et gesticulé au gré de la fantaisie, en face des chefs-d’œuvre raisonnables de Corneille. C’est le souffle de Corneille, justement, qui avait abattu ce vent de fronde venu d’Espagne ; et ce même courant, après deux siècles, passait encore les Pyrénées et nous agitait au nom de Corneille. Ce qu’on nous donnait, vers 1830, pour une crise heureuse de cet âge adulte où notre art national était entré vers 1636, ce n’était que le retour d’une maladie de jeunesse, d’une fièvre exotique : le paradoxe est amusant.

Didier et Marion, chez les comédiens et entre les mains de Laffemas, rappellent, plutôt que Rodrigue et Chimène, le héros et l’héroïne de Hardy, Théagène et Chariclée, chez les pirates et au pouvoir des émissaires d’Hydaspe, roi d’Ethiopie. Scudéry serait satisfait de la verve qui se donne cours dans ces trois actes d’intermède, — et combien plus encore du quatrième acte de Ruy Blas ! Les discours amoureux de Didier, de Ruy Blas lui-même et de Hernani ne déplairaient pas au poète de l’Amant libéral et de l’Amour tyrannique. Fait pour enchanter Scudéry, tout le rôle de don César de Bazan ne serait pas désavoué de Scarron ; celui-ci, d’ailleurs, aussi bien que celui-là, goûterait la merveilleuse émulation de Hernani et de don Carlos, de Saverny et de Didier : n’a-t-il pas fait les Généreux Ennemis ? L’auteur de cette tragi-comédie et de don Japhet d’Arménie, de Jodelet ou le Maitre valet, voilà l’homme dont l’auteur de Marion Delorme, de Hernani et de Ruy Blas, en tant que dramaturge, est proprement le successeur. Si le dernier venu n’est pas l’élève du premier, ils ont en les moines maîtres, les Espagnols, dont l’enseignement, ni pour l’un ni pour l’autre, n’a été corrigé par la raison. Formés par ces leçons, ils ont suivi chacun sa fantaisie ; que celle du premier fût d’un spirituel improvisateur, et celle du second d’un grand lyrique, cela va sans dire ; mais, comme poète dramatique, tous les deux sont de la même école. Ni la libre ordonnance du roman mis sur la scène, ni les entrées et les sorties par les fenêtres, ni les cachettes ménagées aux amoureux, ni les prisons d’accès facile, ni les duels, ni les enlèvemens, ni les bouffonneries, ni les trop beaux sentimens ne donnent de scrupule à l’un plutôt qu’à l’autre : tous les deux se jouent à l’envi parmi ces négligences de composition, ces invraisemblances matérielles et morales, ces énormités du burlesque et ces gentillesses du sublime : seulement, Hugo prend ses personnages plus au sérieux que Scarron.

Ainsi, dans le drame romantique de 1830 comme dans la tragédie et la comédie romanesques, opposées pendant la première moitié du XVIIe siècle à la tragédie et à la comédie classiques, la folle du logis en est la maîtresse : eh bien ! le réel, ce réel annoncé, que devient-il ? Que deviennent la nature et l’histoire ? Nous avons plusieurs lois expliqué déjà[3] par quel tour naturel de son esprit Hugo prend pour des groupes de personnages réels des couples d’antithèses incarnées et costumées. L’antithèse, voilà pour la nature : — au gré de cette imagination qui n’aperçoit que des contrastes, la nature n’est-elle pas faite d’éléments contraires, de beau et de laid, de sublime et de grotesque ? — Le costume, voilà pour l’histoire. Et, d’ordinaire, ces abstractions doubles, habillées à la mode d’un certain pays et d’une certaine époque, marchent deux par deux pour se faire valoir l’une l’autre, — encore par un contraste. La courtisane et l’enfant trouvé, l’une raffinée, l’autre presque sauvage, c’est le couple qui vient à nous, cette fois : infamie et pureté, c’est toute Marion ; misanthropie et amour, c’est tout Didier. Ni l’un ni l’autre n’a d’existence personnelle, de vie morale, ni même de sens. Pourquoi le héros de Dumas, Antony, dont les semblans d’idées et les discours sont imités de ceux de Didier, nous intéresse-t-il encore ? C’est que, dans cette forme renouvelée d’une autre forme, l’homme de Saint-Domingue a versé un flot brûlant de passion ; il a transmis sa vie sensuelle à sa créature ; il a fait, au moins, de cette effigie d’homme un animal. Didier, au contraire, n’est qu’un simulacre, un masque ambulant, par la bouche duquel s’échappent les odes misanthropiques et amoureuses, dans le goût de 1829, imaginées de sang-froid par le poète. L’héroïne de ce héros n’est pas plus une femme qu’il n’est un homme. Aussi ne sont-ils pas pressés d’agir ; et, dans ce prétendu drame dont le sujet prétendu est l’amour d’un honnête garçon et d’une courtisane, après que ces deux personnages ont été mis face à face au premier acte, ils peuvent attendre jusqu’au cinquième pour en venir aux prises : alors seulement, l’honnête garçon déclare à la courtisane qu’il sait qui elle est, et l’on voit ce qui s’ensuit ; il ne s’ensuit que peu de chose, puisque la pièce est pressée de finir. Ainsi à l’exposition, par-delà un abîme, rien ne correspond que le dénoûment. Sur cet abîme, un pont à trois arches, occupé par des comparses en habit Louis XIII ; n’a-t-il pas plu au poète de baptiser son héroïne Marion Delorme ? Tout ce milieu de la pièce est la part de l’histoire, comme le commencement et la fin sont la part de la nature : l’une vaut l’autre. Costumes et décors sont peut-être exacts ; mais les personnages épisodiques, pas plus que les principaux, ne sont des hommes : comment donc seraient-ils des hommes d’une certaine date et d’un certain pays ? Un de ces mannequins, plus grand que les autres se tient dans la coulisse et ne fait que traverser la scène à la fin ; il étend sur la pièce entière l’ombre colossale d’une caricature enfantine : c’est Richelieu-Croquemitaine. Histoire, nature, le drame romantique affiche et compromet ces deux maîtresses : laquelle ne trompe-t-il pas ?

Il les trompe au bénéfice d’une troisième : la poésie lyrique. On sait que, pour celle-ci du moins, il la sert magnifiquement. Marion, comme Hernani, est de 1829, l’année où furent publiées les Orientales, où furent écrites en partie les Feuilles d’automne. Le génie de cet homme, qui aura été pendant un demi-siècle un prodigieux artiste en vers, apparaît alors dans le plus heureux état de santé. Aisance, abondance, beauté du rythme et du coloris, sont admirables dans ce poème. Si l’acteur sait chanter cette musique et l’accompagner de gestes pittoresques, à la bonne heure ! nous applaudissons le concert et le spectacle. Mais si, par l’insuffisance ou par l’erreur de l’interprète, l’œuvre est réduite à son essence humaine, à sa vertu dramatique, c’est-à-dire à rien, nous ne pouvons que nous en distraire et regretter de n’être pas restés chez nous, bien douillettement, pour la relire. Chacun, les pieds sur les chenets, imagine des sons et une mimique où rien ne détonne : pourquoi s’exposer à des mécomptes ? En 1829, après la lecture de Marion Delorme à la Comédie-Française, Emile Deschamps regardait l’affiche du soir et s’écriait, en levant les épaules : « Et ils vont jouer Britannicus ! » Nous n’irons plus au théâtre pour Marion Delorme ; et nous irons encore pour Britannicus, parce que Britannicus a plus de sève dramatique, à lui seul, que tous les drames de Hugo. L’émeute romantique, après avoir nettoyé les planches des faux classiques, n’y a rien laissé d’elle-même : son arme de combat, si richement ornée qu’elle soit, n’est plus qu’un objet de panoplie.

Au demeurant, ce n’est ni la tragédie ni le drame, ces machines à tirer des larmes, que le public, à l’heure qu’il est, recherche de préférence. Pour toute sorte de raisons métaphysiques, sociales et politiques dont l’énumération serait ici déplacée, la vie est mélancolique, aujourd’hui, comme un roman qui vient de paraître : ce n’est ni Monsieur Parent, de M. de Maupassant[4], ni un Crime d’amour, de M. Paul Bourget[5], ces nouveautés du pessimisme, ni même la Morte, de M. Octave Feuillet[6], cette œuvre tournée au regret du passé plutôt qu’à la foi dans un avenir prochain ; ce n’est aucun de ces livres, quel qu’en soit le mérite, qui proposera aux Français de cette fin de siècle un prétexte à quitter le deuil de leurs illusions perdues. A défaut de consolations, la plupart veulent du moins un divertissement : à qui le demander, sinon à la comédie ? On veut compenser, par le spectacle du soir, les ennuis réels et les lectures désolantes du jour : une pièce gaie, on réclame une pièce gaie ; par pitié, faites-nous rire ! On se presse dans les petits théâtres, même dans les cafés-concerts, où le gros sel des revues de l’année irrite agréablement la rate. On s’est pâmé, aux Menus-Plaisirs, devant l’Homme de paille, une farce jumelle du Député de Bombignac, où M. Albin Valabrègue avait répandu sa verve naturelle ; on se tord, à la Renaissance, devant une Mission délicate, un imbroglio de M. Bisson, où les bonnes plaisanteries sont disposées selon les coutumes du genre. Au Palais-Royal, après le Mariage de Thérébin, une comédie avortée, où miroitait l’esprit de M. Bergerat, voici qu’on reprend la Boule, une des farces les plus fines de MM. Meilhac et Halévy. On reprend de même, à Cluny, Doit-on le dire ! de M. Labiche, et au Vaudeville, le Voyage de M. Perrichon. Cette dernière pièce, pour le constater en passant, paraît définitivement admise dans ce répertoire de second ordre, qui est le fonds commun de nos théâtres : elle y fait bonne figure, grâce à un thème comique d’une rare valeur ; il est fâcheux que les variations de ce thème soient un peu trop faciles et vulgaires, un peu monotones aussi et allongées d’une coda superflue, j’entends de cet épisode d’un duel ajouté aux deux histoires de sauvetage qui suffisent à présenter les deux faces du sujet. À cette comédie, qui passe pour la meilleure de M. Labiche, il serait peut-être équitable de préférer, au moins, le Plus Heureux des trois et Célimare le bien-aimé.

L’Odéon lui-même, après les émotions des Jacobites, veut s’égayer. Il ne se contente pas de nous offrir, pour l’anniversaire de la naissance de Molière, un opuscule de MM. Armand Ephraïm et Adolphe Aderer, la Première du Misanthrope, saynète supérieure à la moyenne des à-propos, discrètement inspirée d’un pamphlet de l’époque, la Fameuse Comédienne, et toute écrite — ce qui n’est pas commun — dans le ton le plus convenable au sujet. M. Porel reprend le Fils de famille, de Bayard et Biéville, et ce livret d’opéra comique, heureusement imaginé selon certaine convention, habilement conduit, gentiment dialogué, — agréable, en somme, à la manière d’une spirituelle et sentimentale estampe des environs de 1850, — ce livret sans mélodie ni orchestre, dépourvu même à présent de ses couplets, intéresse encore le public autant qu’il faut et le fait sourire de la bonne manière : M. Lafontaine, secondé de M. Dumény et Colombey et de Mme Léonide Leblanc, y est applaudi comme au temps jadis. Courage, messieurs les auteurs ! il n’est pas encore impossible de faire rire les honnêtes gens !

On le voit assez à la Comédie-Française : nous ne demandons qu’à nous amuser. Que reprochons-nous à M. Got, qui joue Annibal de l’Aventurière, — auprès de Mme Pierson, qui représente honorablement Clorinde ? — C’est d’attrister son rôle. Arboré sur l’ouvrage, le panache de ce matamore est le signe éclatant de la fantaisie qui a présidé à son exécution et corrigé ce que le sujet lui-même, tiré de la réalité moderne, avait de pénible : en rabattant ce plumet picaresque, M. Got a failli nous fâcher. Un vaudeville de M. Morand, l’Héritière, s’est introduit, il y a quelques mois, sur cette illustre scène : on n’a pas trouvé mauvais que ce fût un vaudeville, mais seulement que la donnée en fût trop peu neuve et le mécanisme trop régulier. Un à-propos de M. d’Hervilly, Molière en prison, d’un tour un peu bien romantique, a été moins applaudi pour la partie sérieuse que pour la partie burlesque. Enfin quelle pièce, depuis trois semaines, attire le public ? Un Parisien de M. Gondinet. Justement, le principal personnage lance une boutade que plus d’un spectateur, dans l’état d’humeur que nous signalons, prendrait volontiers pour sa devise ; comme on lui propose un tableau qui naguère eût séduit la sensibilité de M. Poirier : « Je n’achète jamais de choses tristes, répond-il ; celles qu’on a pour rien me suffisent. » En revanche, de quel prix ne paie-t-on pas une chose gaie ? Or, c’est une chose gaie, à coup sûr, que cette comédie : un Parisien.

L’action en vaut une autre, mais ne vaut guère mieux, à moins que cette autre ne soit niaise ou biscornue. Un célibataire, encore jeune, brave garçon et qui se croit égoïste, a recueilli une fillette orpheline et l’a vue grandir chez lui sans y penser ; chassé de son domicile parisien par un accident, il tombe, en province, dans les filets d’une famille qui a une « demoiselle » à marier ; il s’en dépêtre, il s’aperçoit qu’il aime sa pupille et qu’il est aimé d’elle, il l’épouse : voilà toute la matière de ces trois actes. Les critiques peuvent regretter que la pièce, commencée en comédie presque originale, prenne ensuite l’air d’un vaudeville connu et ne soit pas exempte de sensiblerie vers la fin. Ils peuvent disputer sur le caractère de ce Parisien, un peu arriéré, en effet, ou à tout le moins exceptionnel, car il chérit le boulevard des Italiens comme quelques monomanes seulement le chérissent, ou plutôt comme leurs devanciers chérissaient le boulevard de Gand. Ils peuvent blâmer surtout ce Parisien d’être Parisien avec une conscience perpétuelle de sa qualité, voire même avec ostentation, à la manière d’un provincial récemment acclimaté. Mais quoi ! Tout le dialogue et, s’il y en a, les discours sont-ils d’une bonhomie légère et malicieuse ? La pièce, pour décente qu’elle soit, est-elle avenante et gaie ? Oui, certes, elle pétille comme un brave et pur petit vin, d’origine et de fabrique françaises, peu chargé d’alcool et facilement mousseux, qui désaltère l’homme et l’émoustille, et ne lui laisse ni la bouche amère ni la tête lourde. Vive donc un Parisien.

Un personnage accessoire, M. Savourette, ancien fabricant de bronzes d’art, a bien son prix. Après avoir mis dans le commerce « plus de deux mille cinq cents bustes politiques, » il veut se faire honneur avec sa fortune : il a donc épousé une belle personne, une veuve, qui naguère, par l’entremise intéressée de Brichanteau, notre galant Parisien, fit décorer son mari. Savourette est propriétaire de la maison qu’habite Brichanteau ; Mme Savourette, qui veut l’habiter aussi, ne se soucie pas de rencontrer ce locataire compromettant et lui fait donner congé. Dans l’appartement de l’exilé, Savourette trouve la photographie de sa femme ; il va chercher jusqu’à Montauban une explication satisfaisante, et comme Brichanteau, par vengeance et malice, la lui refuse : « Monsieur, s’écrie-t-il, sachez que j’ai été deux fois sur le point de me battre et que je suis prêt à recommencer ! » La querelle apaisée, Brichanteau raconte au bonhomme, qui brigue la croix, lui aussi, qu’il avait reçu cette photographie des mains du premier mari pour la montrer au ministre : « Est-ce l’usage ? » réplique Savourette. Enfin, comme les cartes se brouillent de nouveau, il fait cette déclaration : « Monsieur, j’ai toujours pensé qu’un propriétaire doit se faire respecter de ses inférieurs,.. je veux dire de ses locataires. »

M. Thiron, par la largeur et la précision de son jeu, fait de Savourette une figure magnifiquement ridicule et nettement vraisemblable : on croirait voir, ressuscité soudain, l’original d’un dessin de Daumier. Ah ! l’excellent comédien, tout à son rôle et qui le met en relief sans s’avancer hors du plan que lui a marqué l’auteur ! M. Coquelin cadet, matois et faraud, a beaucoup plu sous la livrée d’un valet, — peut-être plus parisien que son maître, — qui fait profession d’aimer la province « parce qu’il s’y sent supérieur » et de ne vouloir a servir que ses égaux, c’est-à-dire de vrais hommes du monde. » Mlle Reichemberg, qui joue l’orpheline, est simplement parfaite. M. Coquelin aîné l’est aussi dans la majeure partie de son rôle, qui est le principal : en quelques passages, il s’évertue à être un peu plus. Oserai-je lui dire qu’il doit se défier du plaisir qu’il prend, avec l’approbation de la plupart des auditeurs, à choisir parfois un morceau de bravoure, à le détacher du reste en y faisant chatoyer toutes les nuances de sa voix et briller la virtuosité de sa diction, à le pousser jusqu’à certaines notes éclatantes et à le terminer par une certaine cadence ? Il paraît avoir écrit cette musique, ou plutôt cet exercice musical, pour y montrer en même temps, comme dans un monologue mélodieux, tous ses avantages : il le place presque indifféremment, depuis quelques années, sous telle tirade de Figaro, sous tel couplet du duc de Septmonts, sous le panégyrique de Paris par « un Parisien. » Ai-je besoin de lui démontrer que ce procédé nuit à l’ensemble du rôle et de l’ouvrage, qu’il en détruit l’économie, qu’il en arrête la marche, qu’il est lyrique, si l’on veut, mais point dramatique ? Il suffira sans doute d’avoir averti de cet abus sa conscience de comédien.

C’est une bien autre querelle, plus grave et où je souhaite passionnément de l’emporter, que je veux faire à M. Meilhac. Il a risqué aux Variétés une comédie-vaudeville en trois actes, les Demoiselles Clochart. La donnée en est toute neuve au théâtre : un homme, aux appétits duquel une existence ordinaire d’homme ne suffit pas, s’est incarné en des personnages divers ; il s’est créé ainsi plusieurs familles. Il a réalisé le vœu de Fantasio : « Si je pouvais être ce monsieur qui passe ! » Chaque fois qu’il s’est ennuyé d’être ce qu’il est, — un membre de la haute bourgeoisie, — M. Clochart s’est diverti à devenir un petit employé ou bien un homme du peuple ; sous trois noms différens, le sien compris, il a eu trois filles. Pendant une vingtaine d’années, il a mené sa triple vie sans encombre ; et puis, au moment de marier ses deux filles naturelles, alors qu’il veut montrer l’excellence de son système à un ami qui prétend l’imiter, qui l’accompagne dans ses avatars et « s’incarne pour la première fois, » M. Clochart tombe dans une série de mésaventures. « Je ne me déguise pas, disait-il : je prends les habits qui conviennent à mon état ; » il s’aperçoit qu’il aurait sagement fait de garder toujours les siens. Le premier acte, où se fait l’exposition, est d’une bouffonnerie délicate et va d’un bon train de comédie ; dès le second, la pièce gauchit : trop d’incidens, ou plutôt d’accidens, nous fatiguent par leur grouillement et nous déconcertent par leur incohérence ; au troisième, la débandade est manifeste. On s’est amusé jusqu’à la fin, mais par intervalles : on avait renoncé depuis longtemps à suivre l’action, à s’intéresser aux héros ; on saluait seulement l’esprit au passage.

C’est qu’il est d’une qualité rare, ou pour mieux dire unique, cet esprit. L’ironie et la bonne humeur, la connaissance des hommes et la fantaisie, en voilà les élémens subtils, — sans compter ce je ne sais quoi qui les assaisonne et les parfume. — Il est imprévu et donne le plaisir de la surprise ; il est clair et donne le plaisir de l’intelligence ; il va loin et donne le plaisir de la réflexion. Un personnage morose, comme on lui demande s’il a des soucis d’argent, répond : « Au contraire ! .. Il m’est arrivé quelque chose d’assez agréable… Tu sais, ce cousin que nous avons perdu… Eh bien ! depuis vingt ans, au fond de sa province, il faisait l’usure ; .. et, comme naturellement il ne s’en vantait pas, lorsqu’on a ouvert le testament, ç’a été une révélation… » Un jeune homme élégant redemande ses lettres à une femme du monde : « Elles ne sont guère intéressantes, fait celle-ci ; elles prouvent que vous n’avez rien obtenu… — C’est bien pour cela que je veux les ravoir ! » Et que dire de ce dialogue de M. Clochart, « ancien marchand de bois, homme riche, homme considéré, » avec « sa fille, la comtesse, » qui veut se séparer du « comte, son gendre ! » Elle a trouvé dans la poche de son mari un billet galant, qui lui reproche de n’avoir pas envoyé dix mille francs promis. « Eh bien ! fait Clochart, eh bien ! il se range. — Comment ? — L’année dernière, il avait donné ; cette fois, il n’a fait que promettre. — Jolie excuse pour un gentilhomme ! — Et si je lui fais des reproches, Dieu sait ce que cela nous coûtera ! Car il est fier… Oh ! Il est fier ! .. Le sang de ses ancêtres ! .. Rappelle-toi que l’année dernière, en pareille occasion, il a pris une chambre au cercle ; et quand tu as voulu le revoir,.. car tu ne peux pas le passer de lui,.. il n’a consenti à en sortir qu’après que j’aurais payé ses dettes ! »

Avec un pareil esprit, M. Meilhac ne devrait-il pas achever la comédie mondaine de ce temps-ci, écrire la suite de Froufrou et de la Petite Marquise ? Ne devrait-il pas mieux administrer les dons que la nature lui a faits et dont il est comptable aux amis de l’art ? Et d’abord, ne devrait-il pas quitter ces théâtres où l’on peut bien trouver une fine comédienne comme Mlle Réjane, un fantaisiste raisonnable comme M. Baron, mais aussi un acteur comme M. Dupuis, qui a licence de ne pas savoir son rôle ; ces théâtres où les exigences de tel ou tel interprète font défaire ou refaire une pièce jusqu’à ce qu’elle parvienne, irrémédiablement disloquée, au public ? M. Meilhac est le prince du rire parisien : qu’il remplisse les devoirs de son état. Qu’il nous donne au plus tôt, faite comme il peut la faire, la pièce gaie qu’on réclame ; qu’il aide ceux d’entre nous qui s’y essaient, au moins dans la soirée, à secouer cette mélancolie qu’un de ses personnages exprime plaisamment : « Je m’ennuie chaque jour davantage, dit Pluribus à son ami Clochart ; et chaque jour, je pense que je m’ennuierai davantage le lendemain ; ., le lendemain arrive,.. et je m’ennuie encore mille fois plus que je ne l’espérais ! »


Louis GANDERAX.

  1. Revue d’art dramatique, fondée et dirigée par M. Edmond Stoullig.
  2. Autographes, collection Adolphe Crémieux ; Helzel, éditeur, 1885.
  3. Voir notamment, dans la Revve du 1er juillet 1882, un article sur Torquemada.
  4. Ollendorff, éditeur.
  5. Lemerre, éditeur.
  6. Calmann Lévy, éditeur.