Revue du Pays de Caux N°5 novembre 1903/II

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LA FRANCE ET L’ITALIE



La visite que le roi et la reine d’Italie viennent de faire au président de la république française marquera dans l’histoire ; cet événement dépasse de beaucoup la portée des autres visites échangées entre le président et les souverains d’Angleterre ou de Russie. Non pas que l’importance politique en puisse être plus considérable ; la consolidation ou le maintien de l’alliance franco-russe, la réalisation d’un rapprochement jugé longtemps irréalisable entre la France et l’Angleterre constituent des faits dont les conséquences pèsent d’un poids plus lourd dans la balance de nos intérêts que ne peut le faire un échange de témoignages amicaux entre la France et l’Italie. Après tout, nos voisins du sud continuent, aujourd’hui comme hier, d’appartenir à la triple-alliance, c’est-à-dire à un groupement qui fut longtemps dirigé contre nous et qui sert encore de contrepoids à celui que nous formons avec la Russie. Si la triplice a cessé de nous être hostile, elle ne nous est pourtant point devenue favorable et cette seule considération doit nous empêcher d’attribuer à la démarche de Victor-Emmanuel iii, le caractère d’un changement radical d’orientation politique, caractère qu’elle ne saurait avoir.

Il en va autrement du point de vue historique ; les séjours en France de Nicolas ii n’ont été que des épisodes expressifs d’une alliance existante ; la réception d’Édouard vii a ressuscité une ère inespérée de cordialité dans nos rapports avec l’Angleterre. Mais l’entrée à Paris du roi d’Italie fut autre chose ; elle marqua la fin d’un énorme et redoutable malentendu qui, depuis près d’un demi-siècle, pesait sur l’Europe. Il y aurait, croyons-nous, quelque exagération à prétendre qu’en cette circonstance les deux pays ont posé les jalons d’un avenir très fécond ; mais ils ont certainement, d’un commun accord et en toute sincérité, clos à jamais un terrible morceau de passé.

Ce passé, nous l’avons jugé jusqu’ici d’une façon tellement contraire à la façon dont le jugeaient les Italiens que toute entente paraissait impossible. Nous nous considérions comme les bienfaiteurs providentiels de l’Italie ; comme ayant, non point accéléré, mais créé un mouvement d’unification qui n’était pas dans la force des choses, comme ayant lancé la péninsule dans une voie où son destin ne l’appelait pas et au terme de laquelle, sans notre aide, elle n’aurait pu parvenir. Nous estimions, en un mot, que l’Italie moderne était née d’un caprice de Napoléon ier, réalisé par son neveu, et que de plus, cette réalisation avait coûté à la France du sang, de la richesse et l’abandon de la politique traditionnelle qui constituait partie de sa force et de sa sécurité. Si tout cela est exact, quelle reconnaissance ne nous doivent pas ces princes de la maison de Savoie qui régnaient sur une île peu fertile, la Sardaigne, et sur une petite principauté sans rivages, le Piémont — et dont nous avons fait de puissants souverains capables de traiter en égaux avec l’empire germanique.

Si, au contraire, le sentiment de l’unité italienne a des origines profondes et anciennes, s’il a été sans cesse se renforçant et s’exaltant, si l’habileté politique de Victor-Emmanuel ii et le génie sans pareil du comte de Cavour, si les fautes des Bourbons de Naples et les audacieuses initiatives de Garibaldi n’ont fait que provoquer une révolution suggérée par l’histoire, approuvée par la géographie et désirée par les peuples, alors l’Italie est libre de partager sa reconnaissance entre les deux puissances qui ont simplement rendu sa délivrance plus prochaine ; la France qui, en 1859, lui procura la Lombardie et la Prusse qui, en 1866, lui valut la Venetie ; encore pouvait-on se dire, au-delà des Alpes, que la Prusse n’avait rien obtenu en retour de ses services tandis qu’il avait fallu céder à la France la Savoie et le comté de Nice.

Tel était le point de vue français ; tel, le point de vue italien : inconciliables et en grande partie erronés l’un et l’autre.

Ce ne sont pas les souvenirs de l’empire romain qui se trouvent à la base de l’unité italienne, ce sont les influences de la Renaissance. Certes l’ombre portée de la Rome antique a profondément agi sur l’âme italienne ; ce passé prestigieux, le souvenir d’une si fabuleuse grandeur et d’une domination quasi universelle ont constitué l’espèce de ferment d’orgueil qui n’a cessé d’entretenir au fond des cœurs l’espoir d’un avenir adéquat ; et la misère présente, par la honte qu’elle semblait comporter en comparaison d’un héritage aussi somptueux, servait d’aiguillon à de tels sentiments. Mais il importe de ne pas oublier que si Rome fut la capitale du monde, elle ne fut à aucun moment la capitale de l’Italie parce que l’Italie n’avait été, en somme, qu’une des provinces asservies à son pouvoir. Le nom de Rome n’évoquait donc dans l’âme italienne qu’une vision de gloire et nullement une réminiscence d’unité. Rome, d’ailleurs, était devenue le centre de la chrétienté et nul, en ce temps-là, n’aurait su concevoir comme possible la coexistence, dans l’enceinte d’une même cité, de deux gouvernements, l’un temporel et national, l’autre spirituel et mondial sans que ces deux gouvernements se trouvent réunis entre les mains du souverain pontife. La ville aux sept collines gardait donc, sous les papes comme sous les empereurs, son caractère exceptionnel, mais autour d’elle, les autres villes italiennes s’étaient laissé pénétrer par la notion de leur communauté morale et se sentaient membres d’une même famille. Famille très désunie à coup sûr et dont les querelles étaient fréquentes et retentissantes, sans perdre pour cela l’aspect de querelles de famille. La brouille qui vous sépare de votre frère ou le conflit qui naît entre vous et lui ne sont-ils pas très différents de ce qu’ils seraient si vous n’étiez qu’amis et arrivent-ils jamais à annihiler les liens du sang ? Pendant le douzième siècle, les principales cités d’Italie avaient réussi à se rendre indépendantes et à se donner des institutions démocratiques ; mais, à cette époque là et surtout en Italie, le terme démocratique avait un sens peu conforme à l’idée qu’il éveille de nos jours ; la populace n’était guère en état de participer au gouvernement, et c’était une oligarchie qui l’exerçait. Parfois l’oligarchie restait en contact avec la foule et se faisait vaguement approuver et soutenir par elle ; parfois au contraire, elle s’en émancipait complètement et dégénérait en une tyrannie plus ou moins absolue, aux mains de princes élevés au rang suprême par leur fortune, leur audace ou leur intelligence. Ces princes s’attaquaient entre eux ou se défendaient contre les rivaux qui convoitaient de leur arracher leur pouvoir. À d’autres moments, l’intérêt commercial jetait l’une contre l’autre deux républiques qui se disputaient la possession d’un port ou l’avantage d’un marché. Quand on songe, d’autre part, à l’interminable lutte qui mettait sans cesse aux prises la papauté et l’empire, ou bien encore à ces invasions françaises conduites par trois de nos rois Charles VIII, Louis XII et François Ier, quand on voit l’ambitieux pontife Jules ii provoquer contre Venise la ligue franco-allemande dite de Cambrai, quand on se rappelle les péripéties dont le royaume de Naples fut la victime, on se demande comment l’Italie aurait pu garder — et à plus forte raison, prendre conscience d’elle-même au milieu d’un pareil tumulte, d’une pareille incohérence et de pareils périls. Mais toutes ces guerres se poursuivaient à l’aide de troupes mercenaires et n’interrompaient point, pour ainsi dire, le cours de la vie sociale. On louait des condottieri pour veiller à l’ordre public aussi bien qu’à la sécurité des frontières, pour assurer le triomphe d’un parti aussi bien que pour s’emparer d’un territoire. C’était d’Espagne que la dynastie d’Aragon tirait des soldats pour défendre ou reconquérir son trône de Naples ; d’Espagne encore que venaient les régiments à l’aide desquels Jules ii prétendait chasser les Français d’Italie. C’est contre des Suisses que Gaston de Foix se battit à Ravenne, et François ier à Marignan. Ainsi le drame interminable qui se jouait sur le sol italien n’avait pour principaux acteurs que des étrangers, Français, Allemands, Suisses, Espagnols ; les Italiens n’y eurent guère de part ; ils en souffraient sans doute ; la meilleure preuve pourtant que ces événements ne faisaient qu’égratigner la race sans la saigner, comme on eût pu le croire, c’est que cette même époque si pleine du bruit des batailles était aussi une époque de richesse et d’art. Le luxe des Médicis, la plume de l’Arioste et du Tasse, les pinceaux de Raphaël, du Titien, du Corrège et des Carrache, le génie de Michel Ange et de Léonard de Vinci indiquent clairement qu’en ces jours troublés, l’effort cérébral concentrait toute l’activité des Italiens, qu’ils n’étaient ni ruinés ni inquiets, qu’ils avaient confiance dans la vie, qu’ils se sentaient épris de beauté et indifférents aux formes politiques ; et voilà ce qui, dès lors, préparait leur unité morale tout en la dissimulant sous l’apparence d’un morcellement sans remède. Si l’on ajoute à tant de noms illustres celui de Machiavel, dont les leçons de scepticisme gouvernemental seront recueillies et méditées par les générations suivantes, on possède comme une esquisse en raccourcis de ce qui va suivre et l’on comprend que le peuple italien se soit pétri, à force de vibrer à l’unisson devant les débris de l’histoire et les splendeurs de l’art — et qu’ayant enfin éprouvé le désir de l’unité, il ait répudié sans peine et sans regret des particularismes auxquels on le croyait attaché et auxquels, seule, son indifférence prêtait un semblant de solidité.

Ce désir ne dominait pas encore quand la France révolutionnaire déborda sur la péninsule, l’envahit et la divisa en un certain nombre de républiques qui eussent pu facilement s’entendre, correspondre entre elles, se marquer leurs tendances respectives vers l’unité ; mais, en ce qui concerne les formes gouvernementales, la vieille apathie prévalait ; l’éducation politique n’était point avancée ; les Italiens continuaient de professer, à l’égard de leurs gouvernants, le « j’m’en fichisme » contenu dans le fameux programme romain : panem et circenses. Des spectacles et quelques poix chiches contentaient leurs besoins ; des formules légales et des principes administratifs ils n’avaient cure. En 1805 Napoléon se proclama roi d’Italie, titre auquel il semble que son orgueil corse ait attaché plus de prix qu’à celui d’empereur des Français. C’était bien un titre et non une réalité, mais il n’eut tenu qu’au nouveau césar de réaliser dès alors l’unité péninsulaire. La vice-royauté qu’il attribua à son beau-fils Eugène de Beauharnais aurait pu s’étendre au royaume de Naples, aussi bien qu’au Milanais et à la Venetie ; ou encore, au lieu de donner le trône des Bourbons à l’un de ses frères puis à son beau-frère Murat, il aurait pu ne leur confier qu’un pouvoir vice-régal à exercer en son nom. Si Napoléon avait eu le désir de l’unité italienne, il n’eût pas créé cette étrange figure d’une péninsule dont il gouvernait le nord-est (Milanais et Venetie) par l’entremise d’un vice-roi, dont le nord-ouest et le centre (Piémont, Gênes, Toscane, États de l’Église), se trouvaient annexés à son empire et dont le sud conservait l’indépendance sous le sceptre d’un prince de sa famille. Il est donc faux de représenter Napoléon ier comme l’initiateur et l’architecte de l’unité ; il ne la chercha ni ne la voulut et pourtant il y travailla inconsciemment et la prépara ; ou plutôt ce furent les lois françaises qui, imposées par son despotisme, vinrent bouleverser les anciennes législations et qui s’implantèrent d’autant plus facilement qu’elles répondaient aux aspirations du génie latin et satisfaisaient ses tendances à l’uniformité. Cet avantage certain, l’Italie le paya cher. Pour n’en citer qu’un exemple, mais singulièrement suggestif, elle participa à la campagne de Russie par l’envoi de 27.000 hommes ; il en revint 1.000. Voilà ce que coûta aux Italiens une seule des guerres de l’empire, la plus lointaine il est vrai et la plus meurtrière. On conçoit qu’ils aient vu, sans trop de regrets, s’effondrer le césarisme qui les mettait à de telles contributions.

Ils le regrettèrent néanmoins par comparaison avec ce qui suivit. Le résultat le plus clair des congrès de Vienne de 1814 et de 1815, en ce qui concerne la péninsule, fut d’y organiser la domination autrichienne. L’empereur d’Autriche régna sur le Milanais et la Venetie par l’entremise d’un archiduc qui vint le représenter à Milan ; deux autres archiducs régnèrent à Florence et à Modène ; l’impératrice Marie-Louise, archiduchesse d’Autriche par sa naissance — se vit attribuer le duché de Parme ; le pape et le roi de Naples recouvrèrent leurs états et furent invités à prendre à Vienne leur mot d’ordre ; le roi de Sardaigne restauré, lui aussi, se trouva sous la surveillance du gouvernement de Milan. Pour apprécier à quel point la revanche de l’Autriche sur Napoléon fut complète, il ne faut pas regarder la France qu’on épargnait par égard pour Louis XVIII, il faut regarder l’Italie. Presque rien n’y survécut de ce que nous avions restauré ; presque tout fut rétabli de ce que nous avions détruit ; un seul point fut négligé, bien imprudemment, par la réaction. Les réformes administratives et le code Napoléon furent maintenus : c’était là un puissant instrument d’unité.

Tout d’abord les Italiens, opprimés à la fois par l’absolutisme des souverains et par la lourdeur du joug germanique, ne songèrent qu’à la révolte. La révolution d’Espagne de 1820 provoqua, par contre-coup, des insurrections à Naples et en Piémont. Ce que désiraient les instigateurs de ces mouvements c’était s’émanciper localement d’une tyrannie insupportable ; certains d’entre eux, pourtant, aspiraient à une émancipation nationale. En 1821, les officiers piémontais de la garnison d’Alexandrie, bientôt suivis par ceux de Turin, arborèrent le drapeau vert, blanc et rouge du royaume d’Italie et jurèrent d’unifier la péninsule sous les plis de cet étendard. L’Autriche écrasa en vain ces révoltes ; le programme des rebelles fut désormais celui de tous les patriotes et leur nombre augmenta rapidement. En 1827 il y eut un nouveau soulèvement dans le royaume de Naples ; en 1830, des gouvernements provisoires furent installés à Parme, à Modène, à Bologne, qui furent soutenus par la quasi unanimité des citoyens et réclamèrent l’unité. L’Autriche, encore une fois, les écrasa. C’était le moment où le fameux révolutionnaire Mazzini fondait les sociétés secrètes au moyen desquelles il se flattait de régénérer l’Europe — et sa patrie en particulier. On ne saurait dire que ce grand rêveur ait réussi à accélérer beaucoup les choses ; d’aucuns pensent même que loin de pousser à la roue, il y mit de nombreux bâtons. Le « risorgimento » (nom que les Italiens donnent à cette période de leur histoire qu’ils considèrent comme celle de la résurrection nationale) eut heureusement d’autres apôtres. Le prêtre Gioberti, le poète d’Azeglio, pour ne citer que ces deux là, firent assurément plus pour l’unification de l’Italie que les carbonari lesquels agitaient la foule et la poussaient à des entreprises prématurées tandis que c’était l’élite qu’il convenait de conquérir et de persuader ; plus consciente des difficultés que la foule, qui est toujours prompte à s’éprendre des idées simples, l’élite avait jusque là résisté ; de tels écrivains surent l’entraîner. Ce fut rapide et complet ; ainsi la révolution se préparait des chefs et des conseillers en même temps que des soldats. Aux approches de 1848, l’effervescence, encouragée par le libéralisme de Pie ix auquel avait accédé le grand-duc de Toscane, était à peu près générale ; Pise et Livourne sans se rebeller contre l’autorité du grand-duc portaient ouvertement les trois couleurs italiennes. Malgré ses hésitations et sa timidité, le roi Charles-Albert fit à son tour des concessions libérales et accorda le statut constitutionnel qui, étendu depuis à toute l’Italie, régit aujourd’hui le royaume. L’empereur d’Autriche menacé au cœur même de son empire par la révolution de Vienne et la rébellion Hongroise, dut évacuer Venise qui proclama la république et l’on eût bientôt le spectacle étrange et suggestif des armées de Toscane et de Naples se joignant aux soldats du pape et aux troupes piémontaises pour chasser les Autrichiens du reste de l’Italie ; partout, l’on avait arboré les couleurs italiennes et, contre l’étranger, l’union s’était faite. Ce fut un instant prestigieux. Il pouvait durer ; les Siciliens et les Mazziniens empêchèrent qu’il en fut ainsi. Les premiers à la poursuite d’une chimérique indépendance se séparèrent du royaume de Naples et élirent pour roi le duc de Gênes, fils de Charles-Albert lequel refusa pour son héritier ce trône chancelant ; et les seconds poussèrent, l’épée dans les reins, le gouvernement pontifical jusqu’à décourager la bonne volonté de Pie ix et à l’effrayer par leurs absurdes exigences. Le pape dut s’enfuir de Rome secrètement et cette nouvelle causa une intense émotion dans l’univers catholique. Louis-Napoléon Bonaparte, qui venait d’être élu président de la république française et travaillait dès lors à préparer la restauration de l’empire, ne pouvait trouver une meilleure occasion de se faire reconnaître pour le « fils aîné de l’église » et de mettre en pratique la politique traditionnelle de la France. Il envoya une armée assiéger Rome qui fut prise et rendue au pape. Entre temps les troupes autrichiennes avaient vaincu à Custozza, puis à Novare, l’armée piémontaise démoralisée. Venise capitula ; les gouvernements de Toscane, de Modène et de Parme se virent restaurés, une fois de plus, par les armes autrichiennes. Consultées pendant cette brève émancipation sur leurs vœux d’avenir, les populations des duchés et celles de la Lombardie n’en avaient pas moins affirmé à d’énormes majorités (561.000 voix contre 681 en Lombardie) le désir de l’unité nationale. On pouvait penser dès lors que ce mouvement unitaire aurait son centre en Piémont ; ce pays, restant seul en possession des institutions libérales concédées par Charles-Albert et continuant de se réclamer du drapeau italien, devait attirer à lui tous les vaincus de cette longue crise. Le faible Charles-Albert avait d’ailleurs disparu dans la tourmente et abdiqué en faveur de son fils : le pays avait désormais en Victor-Emmanuel ii un souverain résolu ; il allait posséder en Cavour le plus grand homme d’état des temps modernes.

Les Italiens sont donc dans la vérité en se donnant à eux-mêmes le principal mérite du travail unitaire qui s’est opéré dans leurs rangs et les Français sont mal venus à discuter l’importance de ce travail et la force souterraine qu’il a déchaînée. Comment nier ce mouvement qui se révèle par une semblable série d’efforts, infructueux peut-être, mais se renouvelant sans cesse et tendant tous au même but, par une persévérance si robuste et une si méritoire opiniâtreté ? Comment nier d’autre part que loin d’avoir reçu l’aide de l’étranger, ce sont l’Autriche et la France qui, à plusieurs reprises, ont arrêté par la force l’essor dudit mouvement. À la date de 1852, lorsque le comte de Cavour devint chef du ministère, l’unité italienne était autrement en avance que l’unité allemande ; de celle-ci — qui du reste à l’heure actuelle n’est pas achevée — on pouvait encore douter ; il suffisait de regarder l’Italie pour s’apercevoir que l’état de choses existant était condamné et que la nationalité italienne était déjà une vérité.

Mais comment s’affirmerait-elle ? Toute la question était là. Les patriotes se tournaient vers le roi Victor-Emmanuel et il devenait probable qu’en effet la maison de Savoie jouerait le rôle principal dans les transformations prochaines. Mais encore ? Avait-elle la force et le prestige suffisants ? Cavour comprit qu’elle les aurait à la seule condition d’avoir remporté sur l’Autriche une victoire assez retentissante pour effacer Novare et Custozza, assez complète pour être suivie de l’annexion de la Lombardie ; sans cela, Victor-Emmanuel arriverait probablement à régner sur toute l’Italie, mais après combien d’années de soucis, de négociations et de lenteurs énervantes ? Il savait, cet homme au jugement si fin, la valeur de la fanfaronnade jadis lancée par Charles-Albert et inconsidérément répétée par la vanité italienne : l’Italia fara da se, l’Italie se libérera elle-même ! Elle n’a besoin de personne, elle fera bien ses affaires toute seule ! Cavour connaissait les ressources des collectivités en présence ; il sentait que la nationalité vainquerait à la longue, par sa seule force, mais qu’elle pouvait vaincre tout de suite avec des canons et que, le plus vite la besogne se ferait, le mieux cela vaudrait pour l’avenir. Et tout son élan tendit à ce but : se procurer l’allié puissant qui aiderait Victor-Emmanuel à battre les Autrichiens et, si Victor-Emmanuel était battu, couvrirait et cacherait sa défaite sous le poids de ses propres lauriers : de toutes façons, la cause italienne triompherait.

Le Piémont et sa politique possédaient les sympathies de l’Angleterre : sympathies platoniques qui se traduiraient peut-être par une pesée diplomatique sur les cours de l’Europe mais n’iraient certainement pas jusqu’à la participation d’une escadre à quelque expédition côtière contre le royaume des Deux-Siciles. Ce n’est pas le sud d’ailleurs qui inquiétait Cavour : il le savait mal gouverné et acculé pour ainsi dire à une révolution certaine. C’est sur le nord que se fixaient ses regards. Là, l’Angleterre était de nul secours ; elle n’avait point d’armée, partant aucun moyen d’atteindre l’Autriche ; quel eût été d’ailleurs son intérêt à provoquer une semblable lutte ? Restaient la France et la Prusse. Quelques années plus tard, Cavour eût hésité, mais on était au lendemain des événements de 1848 ; l’impression subsistait du refus opposé par le monarque prussien aux offres du parlement de Francfort tendant à restaurer, en sa faveur, la dignité impériale ; l’unité allemande semblait avoir reçu là un coup terrible, sinon mortel ; on ne prévoyait point en Guillaume un futur empereur, et en Bismarck ne se révélait pas encore le chancelier de fer. En 1866, lorsque la Prusse attaquera l’Autriche, l’Italie la secondera et par ce moyen obtiendra la Venetie ; mais pouvait-on, en 1852, escompter Sadowa ? Ce fut donc vers la France que se tourna Cavour et il se résolut à faire de Napoléon iii le docile instrument de son génie. La participation — en apparence absurde — du Piémont à la guerre de Crimée lui fournit, par un dessein d’une justesse et d’une profondeur admirables, le moyen de participer au congrès de Paris et d’y introduire la question italienne. Dès lors, il eut barre sur Napoléon et commença de le « travailler » pour l’amener à ses fins.

Ici commence l’erreur fondamentale des Italiens. Ils constatent qu’après la fameuse entrevue de Plombières, un véritable traité secret fut conclu entre l’empereur des Français et le futur roi d’Italie. D’après ce traité ou les conventions accessoires, la France s’engageait à faire la guerre à l’Autriche pour l’obliger à évacuer le territoire italien et, en retour, il était convenu que la Savoie et le comté de Nice lui seraient cédés et que la sœur de Victor-Emmanuel ii épouserait le prince Jérôme Napoléon. La guerre eut lieu et le mariage aussi. L’empereur ne tint point ses promesses puisqu’il fit la paix avec l’Autriche en n’exigeant d’elle que le Milanais et non la Vénétie. Mais, d’autre part, il toléra ensuite les annexions des duchés de Parme, de Modène et de la Toscane. L’Italie paya donc le prix convenu, c’est-à-dire Nice et la Savoie ; et les deux puissances se trouvèrent quitte l’une envers l’autre.

Voilà qui est bien vite dit ; au point de vue français, ce n’était pas du tout la même chose d’avoir au nord de l’Italie un état fort et bien homogène, mais de rang secondaire et qui, menacé par l’Autriche, serait voué à l’alliance française permanente — ou de voir la péninsule entière se former en une grande nation appelée tôt ou tard à devenir un état de premier rang. Napoléon iii, à défaut d’autres qualités, posséda le sentiment exact des grands courants de son époque. Il comprit la force fatale des tendances d’unification en Allemagne et en Italie et leur légitimité. Il comprit également que si la France grandissait en proportion de ce qu’allaient grandir la Prusse et le Piémont, l’équilibre demeurerait identique et que nulle déchéance n’interviendrait pour elle. Dès lors le plan était simple : aider la Prusse et le Piémont dans leur extension et leur faire attribuer les présidences des confédérations formées par les états d’Allemagne et d’Italie : se faire céder en retour Nice, la Savoie, le Luxembourg et peut-être les provinces wallonnes de Belgique. C’était, à la fois, opérer la revanche si longtemps désirée des humiliations de 1815 et poser les bases d’une ère durable ; sans doute une confédération italienne n’eut pas vécu éternellement, mais elle pouvait vivre et l’avantage immédiat en était incalculable pour nous.

En cette circonstance, Napoléon fut plus Italien que Français. Il sacrifia la politique française au sentimentalisme italien dont il était imprégné. Dès qu’il fut sur le trône il se sentit inciter à travailler pour le pays, théâtre de ses exploits de jeunesse. C’est pourquoi les Italiens devraient élever un monument grandiose à ce souverain auquel les Français n’en doivent point ; et la dédicace qu’ils y inscriraient serait celle-ci : à Napoléon iii, qui nous conquit le Milanais et ne nous imposa point une confédération. Car des deux bienfaits, le plus grand fut le négatif.

À défaut d’un appui efficace pendant la guerre de 1870 — appui que le roi d’Italie ne pouvait en aucune façon leur donner sans compromettre sa dynastie et trahir les intérêts de son pays — les Français, conscients des services rendus à l’Italie par Napoléon avec leur sang et leur argent, attendaient de leurs voisins du sud une attitude de neutralité bienveillante. La neutralité, sans doute, fut observée, mais elle fut constamment malveillante. Et cette malveillance se produisant au lendemain de si grands désastres, en présence d’une situation si tragique et d’un si courageux effort de relèvement, froissèrent l’âme française beaucoup plus douloureusement que ne le fit plus tard la politique gallophobe de Crispi.

L’adhésion à la triple-alliance a été très coûteuse pour l’Italie ; mais elle lui a été aussi très avantageuse ; il y a des dépenses excessives qu’il est parfois utile de consentir. Avec tous ses défauts, Crispi a beaucoup fait pour sa patrie et, plus le temps s’écoulera, plus on viendra à le reconnaître chez nous. Certes, les sentiments de Crispi envers la France furent inutilement violents ; son tempérament sicilien outrait volontiers les idées et chargeait les propos. Mais dans l’intervalle s’était opérée cette conquête française de la Tunisie qui avait causé en Italie une désagréable surprise. Les Italiens s’étaient accoutumés à l’idée que ce serait là leur première colonie et le nombre de leurs nationaux déjà fixés dans la régence légitimait jusqu’à un certain point cet espoir. Il s’en suivit un mouvement anti-français que Crispi utilisa pour nouer des liens plus étroits avec l’Allemagne, notre ennemie ; ce fut blessant peut-être, mais moins irritant à coup sûr que l’insultante hostilité des premières années. Cette hostilité se basait sur le plus ridicule des prétextes. On accusait le gouvernement de M. Thiers, et surtout celui du maréchal de Mac-Mahon, de viser le rétablissement par la force du pouvoir temporel des papes ; et le plus sérieusement du monde, on affectait, en citant les paroles d’un cantique ou les termes d’un discours électoral, de craindre qu’une expédition française ne fut promptement dirigée sur Rome.

Or, dès janvier 1874, au lendemain de l’organisation du septennat qui venait de consolider les pouvoirs présidentiels du maréchal de Mac-Mahon, le duc Decazes, alors ministre des affaires étrangères de la république, avait été amené à définir la politique de son gouvernement envers l’Italie et il l’avait fait en ces termes : « Entourer d’un pieux respect, d’une sollicitude sympathique et fidèle le pontife auguste auquel nous unissent tant de liens, en étendant cette protection et cette sollicitude à tous les intérêts qui se relient à l’autorité spirituelle, à l’indépendance et à la dignité du Saint-Père ; entretenir sans arrière-pensée avec l’Italie telle que les circonstances l’ont faite, les relations de bonne harmonie, les relations pacifiques, amicales, que nous commandent les intérêts généraux de la France… » Impossible de rien exprimer de plus net et de plus rassurant. Que le gouvernement royal ait éprouvé quelque crainte, quatre ans plus tard, lorsqu’eut lieu la tentative réactionnaire dite du 16 mai, cela est compréhensible ; mais l’avortement de cette tentative fut prompt et le reste du temps, quel homme politique le moins du monde au courant des choses eut pu craindre une attaque de la France ? Jamais cette hypothèse ne fut seulement envisagée. Si nous avions entretenu à cet égard une arrière-pensée quelconque, ce n’est pas par l’envoi d’une escadre que brusquement se fut manifesté notre dessein. Nous aurions commencé par sonder discrètement les chancelleries, par entamer des pourparlers en vue de quelque conférence diplomatique ou de quelque congrès international. Toutes les archives de l’Europe pourraient être mises à jour et des publications supplémentaires venir compléter les livres jaune, bleu, rouge, etc…, qu’éditent les divers gouvernements, on ne trouverait pas trace d’une semblable préoccupation. Bien plus : par crainte de complications inutiles et fâcheuses, si un autre gouvernement — celui de l’empereur François-Joseph, par exemple — avait naguère pris l’initiative d’une manifestation sympathique à l’égard du pouvoir temporel du Saint-Siège, il est à croire que nos agents se fussent employés de leur mieux à décourager cette tentative.

Tels sont les éléments très variés dont était fait ce malentendu franco-italien, entré désormais dans le passé. L’histoire et ses étranges péripéties en avaient tissé la trame ; s’étaient alors enchevêtrés les services rendus et payés, les ambitions déçues, les orgueils exaltés, les abandons ressentis et sur le tout, comme un semis, étaient tombés les incidents malencontreux, les paroles maladroites, les actes incompris,… Qu’allait faire jadis le prince de Naples aux côtés de Guillaume ii, une année où les manœuvres allemandes avaient lieu autour de Metz ?… Ces froissements ne sont plus possibles. Des explications loyales ont été échangées de part et d’autre. On s’est aperçu alors que les intérêts politiques des deux puissances n’avaient rien d’incompatible. Car c’était là encore un cheval de bataille que montaient volontiers les gallophobes transalpins. Ils accordaient qu’il pût y avoir à l’entente des deux pays un avantage économique, mais ils présentaient obstinément la méditerranée comme le champ clos des disputes fatales que réservait l’avenir. La méditerranée n’est-elle point espagnole — et même anglaise grâce à Gibraltar, à Malte, à Chypre, à l’Égypte — aussi bien qu’italienne et française ? Et les peuples mêmes dont elle ne baigne point les rivages n’ont-ils pas un intérêt capital à y maintenir l’équilibre ?

Ces idées étaient entretenues par la menace, souvent répétée dans la presse italienne, d’une occupation éventuelle de la Tripolitaine. Or, nous n’avons point le moyen — en eussions-nous le désir — de prendre toute l’Afrique du nord ; entre le Maroc et Tripoli, nos tendances annexionistes ne sauraient hésiter ; le Maroc nous importe, la Tripolitaine point. Il suffisait d’en causer : c’est fait. Tout élément de dispute, de ce côté, a disparu.

Le roi et la reine d’Italie pouvaient dès lors entrer à Paris, sans souci pour hier ni pour demain et y sceller avec les représentants de la république française l’oubli définitif d’un malentendu, qui vraiment, avait paru devoir s’éterniser. La nation française a marqué, par son accueil, que tel était bien son vœu ; la nation italienne le marquera de même par la façon dont elle recevra, l’an prochain, le président Loubet. Elle n’a pas voulu attendre jusque-là pour manifester sa joie et les acclamations dont elle a salué déjà le drapeau tricolore, arboré aux balcons de notre ambassade et de nos consulats le jour de l’arrivée dans nos murs de Victor-Emmanuel iii, ont pour ainsi dire contresigné les efforts heureux d’une diplomatie bien inspirée.


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